France insoumise : faut-il construire une contre-société ?

lundi 23 octobre 2017.
 

La France insoumise continue d’occuper le terrain politique, autour d’une idée simple : constituer un mouvement majoritaire capable de conquérir le pouvoir et de changer en profondeur la donne économique, sociale et institutionnelle. Pour ce faire, elle s’est d’abord structurée en "mouvement". Aujourd’hui, elle impulse la création d’un media alternatif qui se veut un "espace culturel". Elle évoque la possibilité de créer une "organisation pour les enfants".

Derrière tout cela, une notion circule en filigrane : "contre-société". Interrogé par Léa Salamé, mercredi 18 octobre, le député du Nord Ugo Bernalicis a affirmé qu’il fallait « proposer une contre-société ». Quant à Jean-Luc Mélenchon, dans un solide entretien publié cette semaine dans Le Un, il expose les soubassements de sa stratégie. Interrogé sur ce qui le différencie d’Emmanuel Macron et de sa République en Marche, il choisit deux lignes de clivage : LREM n’est ni un « mouvement de masse transversal », ni « une contre-société ». A contrario, la FI est donc un mouvement transversal et une contre-société…

Le droit à l’expérimentation

Il est inutile d’alimenter des polémiques qui n’ont pas de raison d’être. On peut toujours se demander si Le Média parviendra effectivement à être autre chose qu’un média de la France insoumise. Mais il y a quelque chose de profondément légitime au projet tel qu’il est énoncé : quand on est mécontent d’une réalité – en l’occurrence la pratique des médias existants – inutile d’attendre que les conditions générales aient changé et mieux vaut faire concrètement par soi-même ce que l’on pense que les autres ne font pas assez.

On peut vouloir une rupture globale, et ne pas pour autant s’enfermer dans l’idée paralysante que rien n’est possible tant que cette rupture n’est pas advenue. Tout bien considéré, le droit à l’expérimentation alternative et la pratique de cette expérimentation ne font-ils pas partie des conditions modernes de la "révolution" ?

De même, le projet d’une organisation pour les enfants ne va pas manquer de susciter un tollé : comment peut-on encore, après un lourd XXe siècle, vouloir "embrigader" la jeunesse ? Pourtant, il n’y a rien d’absurde à se demander quels discours sur le monde et la société et quelles pratiques on peut promouvoir, qui ne nourrissent pas chez les plus jeunes le consumérisme, l’individualisme, le refus des autres et le dédain de l’engagement civique qui accompagnent le cours de notre vie social.

Le formatage des jeunes générations est assez puissant et l’effort public assez insuffisant aujourd’hui pour que l’on puisse, là encore à bon droit, se demander ce que l’on peut faire, sans attendre un sursaut nécessaire mais improbable de la responsabilité publique.

De façon générale, on peut réclamer un renforcement de l’action publique et des services publics et, dans l’instant, agir individuellement et collectivement pour en combler les lacunes. Je considère toutefois qu’il y aurait un risque à inscrire la volonté d’agir immédiatement dans la référence à une "contre-société". Comme je redoute la tentation d’inscrire la promotion politique du peuple dans la catégorie incertaine du "populisme".

Le PCF fut plus qu’une contre-société

La "contre-société" est une notion qui a fait florès à partir des années 1960. C’est l’historienne Annie Kriegel qui l’a popularisée en l’appliquant au PCF. Avec ses réseaux d’éducation militante, ses maisons d’édition, ses films, ses "organisations de masse", son "communisme municipal" ou ses associations culturelles, expliquait-elle alors, le PCF avait constitué une véritable "contre-société", avec ses pratiques et ses codes.

Or j’ai toujours pensé que cette image de la "contre-société" ne faisait qu’effleurer la réalité sociale profonde du communisme français. Il est vrai que celui-ci, contrairement à l’orthodoxie "léniniste" dominante dans le mouvement communiste international, ne se réduisait pas à la seule réalité du Parti communiste français. Le communisme en France recouvrait en fait deux types de réalité.

Il existait tout d’abord sous la forme d’une impressionnante galaxie regroupant des dizaines et même des centaines d’organisations de tous types, syndical, associatif, culturel, municipal. De façon étonnante, cette galaxie correspondait à ce que faisait ailleurs la social-démocratie européenne et que le socialisme français n’était jamais parvenu à structurer pleinement, ni avant 1914 ni après 1920.

Par ailleurs, le communisme se présentait sous la forme d’une authentique sociabilité politique, une culture au sens le plus large du terme. Or ce qui fit la force de cette sociabilité, en France tout au moins, est qu’elle ne fonctionnait pas en vase clos. Elle s’interpénétrait avec une double culture bien plus large, non partisane : d’un côté, la culture qui irriguait les espaces ouvriers et urbains en expansion ; de l’autre côté, le vieux fond de la culture plébéienne et démocratique, de souche révolutionnaire. La France de l’usine et de la banlieue et celle de la Révolution française…

La sociabilité communiste n’était en un sens rien d’autre que le prolongement, vers l’espace politique, de ce qui était jusqu’alors une sociabilité dominée et volontiers rebelle, dont le collectif militant voulait montrer qu’il pouvait devenir au contraire un pivot de la modernité du temps. C’était donc moins une "contre-société" revendiquée, que la promotion continue d’un espace social numériquement expansif mais politiquement tenu pour subalterne.

Le risque de l’isolement

S’il fallait chercher un exemple de contre-société communiste, on le trouverait bien plutôt du côté du Parti communiste allemand (KPD) d’avant 1933. Celui qui fut un temps le plus puissant des PC du monde occidental, s’attachait à promouvoir ouvertement une "culture prolétarienne" (Proletkult) contre le bloc de la "culture bourgeoise". Et il considérait le réseau des organisations liées au KPD comme un tout opposé de façon indistincte à l’ensemble des autres forces sociales et politiques. Le communisme allemand de ces années de plomb avait un incroyable dynamisme militant. Mais il poussait la distinction recherchée – l’exaltation de "l’identité" communiste – jusqu’aux lisières de la différence.

La pente de la contre-société nourrissait sans doute des affects qui permettaient d’opposer, de façon sensible, un "nous" qui se voulait du côté des prolétaires et un "eux" qui finissait par se confondre avec tout ce qui n’était pas le monde communiste. En fait, par cette logique, on passait de la constitution d’un collectif conscient de lui-même – l’émergence d’un "nous" - à l’exaltation de la différence. On glissait insensiblement du "nous et les autres" au "nous contre tous les autres".

Allons au-delà du modèle allemand : la contre-société peut souder mentalement un collectif militant, mais au risque de l’isoler de la société tout entière. Dans ce cas, la colère contre le système qui aliène risque de se muer en ressentiment indifférencié contre tous les responsables de l’assujetissement du plus grand nombre. On sait le prix politique terrible que les communistes allemands payèrent du ressentiment croissant et de l’isolement politique, en 1933 et après.

J’estime ainsi qu’il y a un double risque à l’abus du préfixe contre – contre-société, contre-pouvoir, contre-culture : il isole et il laisse en réalité la main aux forces dominantes. Utiliser l’instrument de "contre-pouvoirs" pour limiter temporairement l’action néfaste des "pouvoirs" existants peut être nécessaire : mais théoriser la portée stratégique des "contre-pouvoirs" revient en même temps à laisser la maitrise du "pouvoir" aux forces dominantes qui en imposent les normes, les méthodes et les lois.

Une autre société plutôt qu’une contre-société

Installer des plages de "contre-culture" peut être des plus stimulants du point de vue de la création – l’exaltation des "avant-gardes" – mais peut tout aussi bien accoutumer massivement à l’idée qu’il n’est pas possible de subvertir globalement et durablement les normes qui écartent le plus grand nombre du partage des ressources culturelles de l’humanité. Or les ilots de communisme "utopique", au XIXe ou au XXe siècle n’ont jamais survécu bien longtemps dans l’océan du capitalisme dominant.

Au fond, la logique de la contre-société n’échappe pas aux pièges de l’illusion "communautaire" : elle soude la communauté de celles et ceux qu’elle réunit en leur donnant la fierté de soi que la société globale leur refuse ; mais elle les enferme dans un cadre qui, au mieux assure des fonctions de défense, au pire conduit le groupe vers l’isolement et donc vers l’incapacité de fait à "changer le monde".

En politique, la contre-société nourrit, volontairement ou non, la culture du "qui n’est pas avec moi est contre moi". On peut critiquer de façon générale le fonctionnement des médias, mais il ne sert à rien d’englober les médias dans un "parti médiatique" indistinct qui rappelle fâcheusement le "parti américain" de la guerre froide. Ce n’est pas qu’il n’y avait pas des défenseurs majoritaires de l’atlantisme dans la France des années 1940-1950. Mais à globaliser à outrance leur globalité, les communistes ne faisaient en fait que révéler un isolement qui faisait que, malgré leur nombre et leur dynamisme militant, ils ne pouvaient pas rassembler majoritairement contre les logiques occidentales de la guerre froide.

Mieux vaut être en garde : la tentation de la "contre-société", immédiatement séduisante, peut contredire à terme le désir de majorités d’alternative. S’il faut constituer un "nous" expansif et conquérant, ce n’est pas dans l’enfermement communautaire, mais dans la promotion d’un "tous" que ne séparent plus les logiques aliénantes de l’exploitation et de la domination.

La voie de l’émancipation n’est pas dans l’exaltation d’une "contre-société", mais dans le rêve nécessaire d’une "autre société". Or cette société autre n’est pas en dehors de la société contemporaine : elle est au cœur même des sociétés qui sont les nôtres. Dès lors, l’enjeu n’est pas de la séparer, mais de la faire émerger, de la promouvoir et de lui donner la force des majorités.


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