Ubérisation : le modèle du travailleur sans droits

vendredi 23 février 2018.
 

Sous couvert de modernité, le développement de l’ubérisation propage un modèle : celui du travailleur sans droits. Partout dans le monde, les plateformes se multiplient dans des secteurs d’activité variés, avec un leitmotiv : utiliser l’outil numérique pour mettre en relation, sans passer par le salariat, des travailleurs et des consommateurs.

Le piège auto-entrepreneur

En France, c’est le statut d’auto-entrepreneur qui rend possible ce tour de passe-passe dont l’objectif principal est de se passer du salariat et de ses « contraintes » (limitation du temps de travail, sécurité de l’emploi, indemnités de licenciement, cotisations sociales…). Ce statut a été créé en 2009 par Nicolas Sarkozy, suite à un rapport de la « Commission pour la libération de la croissance française », présidée par Jacques Attali, dont le rapporteur adjoint est un jeune inspecteur des finances, fraîchement sorti de l’ENA : Emmanuel Macron.

Ce statut s’appuie sur l’idéologie libérale du « tous entrepreneurs, devenez votre propre patron » pour ouvrir une faille immense dans le droit social : l’auto-entrepreneur n’est pas considéré comme subordonné, mais comme « indépendant » vis-à-vis des personnes pour lesquelles il travaille. Il ne bénéficie pas des droits garantis par le Code du Travail. Pour le travailleur auto-entrepreneur dans la cadre d’une plateforme, il n’y a pas de limitation du temps de travail. Pas de procédure ni d’indemnité de licenciement (la plateforme peut « déconnecter » le travailleur dont elle veut se séparer). Pas de cotisations à la sécurité sociale. Pas de droits au chômage en cas de cessation d’activité. Pas d’indemnité en cas d’accident pendant le travail. Ils sont payés à la tâche, avec un tarif fixé par la plateforme selon un algorithme qui dépend de l’offre et de la demande. Ces travailleurs sont placés dans une situation paradoxale où ils dépendent entièrement de la plateforme, mais sont, sur la plan légal, considérés comme entièrement indépendants vis-à-vis d’elle. C’est, sous le vernis de la modernité, le retour au 19e siècle et aux « tâcherons », précaires rémunérés à la tâche et sans revenu stable garanti.

Transports, livreurs…

Parmi les secteurs emblématiques du développement de l’ubérisation, il y a bien sûr le transport de personnes et le développement des VTC avec des plateformes comme Uber, en concurrence avec le métier de taxi. Il y a aussi les livreurs à vélo qui, sur demande des plateformes, vont chercher des repas préparés par des restaurants et les amènent chez les consommateurs qui les ont commandés. Ces livreurs sont rémunérés à la course, à des tarifs qui ne leur permettent par d’atteindre le SMIC horaire. Ils sont incités par la plateforme à faire un maximum de courses, mais celle-ci n’est pas considérée comme responsable lorsqu’ils ont un accident.

Les plateformes refusent de recourir au salariat, mais pourtant, les livreurs leur sont subordonnés : ils doivent porter l’uniforme, c’est elles qui fixent les tarifs, qui peuvent les « déconnecter » sans justification si elles ne souhaitent plus travailler avec eux (si elles estiment leurs statistiques trop faibles, s’ils décident de se syndiquer ou de demander de meilleures conditions de rémunérations). Fin juillet 2016, lorsque la plateforme Take Eat Easy a cessé son activité, les livreurs l’ont appris par Facebook, et n’ont jamais été rémunérés pour les courses effectuées depuis le début du mois.

Nombre de livreurs estiment que leur statut d’auto-entrepreneur relève en réalité du salariat déguisé. C’est le cas de Jérôme Pimot, ex-livreur Deliveroo, qui a mené une procédure aux prud’hommes pour faire reconnaître le lien de subordination dans sa relation avec la plateforme : « Mon patron, il est dans ma poche. », dit-il. Mais les plateformes refusent d’être considérées comme l’employeur des coursiers, ce qui leur permet de s’exonérer des relations de salariat, et de priver le travailleur des droits garantis par le Code du Travail. Pour l’instant, les lois vont dans leur sens, et la requalification en salarié, demandée par Jérôme, est extrêmement rare. Malgré tout, un chauffeur VTC pour Le Cab a, en décembre 2017, vu son contrat requalifié en salarié. Selon le Code du travail, un travailleur inscrit au registre du commerce et des sociétés (RCS) est présumé être indépendant, en dépit de la réalité de sa relation de travail. Dans le livret « Alternatives à l’uberisation », co-animé par Karim Asnoun et Danielle Simonnet, la France insoumise propose à l’inverse de légiférer pour établir une présomption de salariat : tout travailleur réalisant sa prestation de travail dans une situation de dépendance économique (par exemple avec un client unique, ou sous le contrôle d’une plateforme numérique) serait présumé salarié, et pourrait jouir des droits qui s’y rattachent.

Des résistances s’organisent

Jérôme Pimot fait également partie des initiateurs du Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP), il s’est rendu dans nombre de villes de France où les plateformes se développent, pour rencontrer les livreurs et les aider à s’organiser. Dans ce milieu, la syndicalisation est très faible. Beaucoup de livreurs se vivent comme « leur propre patron », ou comme exerçant un « job » de manière provisoire, ou en parallèle avec leurs études ou un autre travail. Ces conditions sont autant d’obstacles à l’organisation collective pour de meilleures conditions de travail. Néanmoins, des résistances s’organisent. Nombre de livreurs constatent que les promesses selon lesquelles ils vont pouvoir gagner beaucoup d’argent facilement ne se réalisent pas. Ainsi, au cours de l’été 2017, les coursiers de Deliveroo se sont mobilisés à Paris, à Lyon, à Bordeaux, contre la décision de la plateforme de généraliser la rémunération à la course, alors qu’une partie des livreurs étaient pour partie rémunérés à l’heure de travail effectuée. Selon le CLAP, ce changement représente une baisse de 30% de leur pouvoir d’achat.

Ils ont aussi des alternatives à proposer au modèle imposé par les plateformes. Dans nombre de villes, l’idée de constituer des plateformes coopératives, dont les coursiers seraient « propriétaires », se développe. Ce modèle permet de garantir l’indépendance des coursiers tout en leur assurant des protections collectives que leur refusent les plateformes. En France, le statut de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), qui permet aux collectivités d’être parties prenantes d’une coopérative d’intérêt général, et de soutenir son développement (en aidant notamment, par sa communication, la plateforme à se faire connaître), est particulièrement adapté, et ouvre l’espoir d’une alternative à l’uberisation et à la précarité qu’elle engendre. Un logiciel, « Coopcycle », a été développé pour aider les coursiers qui souhaitent monter une coopérative à construire leur propre plateforme, et les fédérer. Avec de telles initiatives, la preuve est faite que les technologies numériques peuvent être mises au service de l’intérêt général.

Elyse Lethuillier


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