Ce texte est un document de travail retrouvé dans les archives personnelles de Daniel Bensaïd.
Certains commentateurs ont cru voir dans la crise des Balkans le produit monstrueux de la décomposition de régimes nationalistes bureaucratiques. S’il s’était agi des derniers soubresauts d’un ordre despotique en ruine, le phénomène, si tragique soit-il, aurait été limité [1]. Il s’agissait, hélas, d’une tendance plus générale à la racialisation et à la confessionalisation de la politique. Entrevu par Hannah Arendt dans le premier volume des Origines du totalitarisme, ce péril grandit à vue d’œil sous l’effet de la mondialisation marchande et de l’affaissement des références de classe. L’évolution du conflit israélo-palestinien en offre un exemple extrême.
Sous la pression de la contre-réforme libérale, les luttes de libération nationale tendent à se muer en guerres de religions. Les conflits politiques, en affrontements tribaux ou communautaires. Les revendications démocratiques nationales frustrées cherchent leur légitimité dans une archéologie et une généalogie des origines, au détriment d’une conception laïque et politique de la nation. Cette naturalisation et cette biologisation retournent à une notion « zoologique » de la nation, dénoncée naguère par Renan. Lorsque les dirigeants religieux israéliens justifient l’expulsion des Palestiniens par la préséance chronologique du temple de Salomon ou du tombeau de Joseph sur les lieux saints de l’islam, un redoutable engrenage se met en branle. Verra-t-on demain un troisième larron papiste accuser les Israéliens d’avoir sur les mains le sang de la crucifixion ?
Cette logique était déjà en germe dans la Loi du retour, autorisant les Juifs de la diaspora à acquérir la nationalité israélienne et leur accordant de fait un droit du sang, tout en refusant aux Palestiniens le droit du sol et le droit au sol.
Il importe au contraire de ramener le conflit israélo-palestinien à son sens politique, de le repolitiser pour mieux le déconfessionnaliser. Le différend n’oppose pas en effet deux communautés, deux identités closes, deux religions. Il les traverse et les dépasse dans la perspective d’une commune humanité.
Non à la glu des appartenances communautaires
Avec plus de deux cents juifs de France, j’ai signé en octobre 2000, « en tant que juif », un appel au soutien des droits des Palestiniens [2]. Sans la moindre concertation, des initiatives analogues ont été prises aux États-Unis, en Angleterre, au Canada, en Australie. Une telle idée m’aurait paru inconcevable il y a quelques années encore. Militants de l’universel pour la plupart, internationalistes et cosmopolites, la plupart des signataires de cet appel n’auraient jamais imaginé intervenir dans l’espace public au nom d’une « identité » au demeurant problématique [3]. Être acculé à cette forme de protestation est sans doute le signe d’une régression s’expliquant négativement par la honteuse passivité de la gauche officielle devant les exactions sionistes dans les territoires occupés, par sa résignation devant le non-respect israélien des résolutions de l’ONU, par ses silences devant la dénaturation des accords d’Oslo. Mais elle se justifie aussi positivement, par le refus de se laisser enrôler, au nom d’une prétendue solidarité communautaire, par la raison d’État israélienne et de se laisser clouer au mur des appartenances ethniques ou religieuses.
À force d’entendre appeler « tous les Juifs » de France (ou d’ailleurs) à faire bloc derrière Israël et ses dirigeants, à force d’entendre identifier la diaspora à l’État juif, et les Juifs en général aux dirigeants israéliens, les jeunes Palestiniens et les jeunes Arabes risquent en effet de confondre les synagogues et les ambassades d’Israël, l’antisionisme et l’antisémitisme. Après avoir été « le socialisme des imbéciles », l’antisémitisme deviendrait alors « l’anti-impérialisme des imbéciles ». Les exhortations à l’union sacrée communautaire n’y auraient pas été pour rien !
Cette situation tragique nous a convaincus, malgré nos réticences, à nous exprimer « en tant que juifs » ; non en tant que « Juifs », dont la majuscule manifesterait une essence ou une substance éternelle, mais comme juifs minuscules, des juifs non-Juifs, ou des juifs-contre, des juifs-négatif, des juifs récalcitrants. Des « spinozants », selon la formule proposée par Edgar Morin en hommage au premier d’entre eux.
Je m’y suis personnellement résolu pour protester contre le discours des dirigeants israéliens et des porte-parole communautaires annexant à leur cause toutes les victimes du judéocide. Comment accepter sans réagir cette captation d’héritage, ce hold-up (à main armée) sur la mémoire collective, cette appropriation privée du malheur commun. Il y eut des militants sionistes parmi les déportés et les gazés ; mais combien, aussi, de résistants communistes, de bundistes, de trotskistes ? Les combattants juifs des brigades internationales en Espagne, ceux de la brigade Botwin y compris, ne se battaient pas précisément pour la fondation d’un « État juif en terre d’Israël ». Ils combattaient le fascisme, en tant que juifs sans doute, mais aussi, tout autant, parfois davantage, en tant que communistes, en tant qu’immigrés et parias, en tant que travailleurs « refusés du monde », que tailleurs, cordonniers, ou casquettiers. Comment tolérer qu’on rase aujourd’hui en leur nom les maisons de Jénine, qu’on boucle en leur nom Ramallah, qu’on dépouille en leur nom des villageois de Cisjordanie ou de Gaza ?
La logique communautaire tend à gommer toute autre détermination, à nier les oppositions sociales qui déplacent les clivages. Dans Le Fumier de Job, Bernard Lazare défendait une tout autre approche. Renvoyé par l’affaire Dreyfus à une appartenance originelle, il savait bien, il savait d’expérience, qu’une fracture peut en cacher une autre, et qu’une opposition de classe traverse cette « communauté ». Il a pu observer la couardise de la bourgeoisie bourgeoisante juive et de ses institutions religieuses. Il a osé le dire franchement : « La bourgeoisie ayant acquis des privilèges et s’étant séparée du peuple […], les Juifs se sont de nouveau dispersés, fragmentés. » Il les exhortait à ne pas être révolutionnaires seulement « dans la société des autres, et non dans la leur ». Il les appelait au soulèvement « contre l’oppression du dedans ». Il avait des mots impitoyables, des mots de colère, des mots de juste et de prophète : « Vous vous pressez autour de vos riches, vous ne voyez plus qu’eux ! » Bien loin du projet sioniste, il affirmait : « Notre patrie est faite de tant de choses, de tant de souvenirs, de regrets, de joies, de pleurs, de douleurs, qu’un petit espace de terre inculte et désolée ne saurait la supporter. »
Ce devoir de résistance à « l’oppression du dedans », à l’appropriation indue des vivants et des morts, au monopole étatique sur la mémoire, est toujours aussi actuel. C’est le meilleur moyen d’ouvrir une brèche dans le mur des identités imaginaires, de dissocier ce que l’on prétend confondre, de faire fondre la glu des communautés mythiques. C’est aussi une bonne manière de combattre l’antisémitisme, en montrant que les juifs et les dirigeants israéliens, ce n’est pas du pareil au même. Il y aura toujours, face aux Sharon et aux Netanyahou, des voix insoumises et des voix dissidentes. Il y aura toujours, face à leur Israël, un autre Israël, à rebrousse-poil et à « contre-chœur » [4].
Pour peu qu’on se situe sur le terrain de la raison politique et non pas sur celui de la déraison religieuse ou ethnique, pour peu qu’on veuille bien démêler la signification sociale et politique d’un conflit, on finit par trouver, de l’autre côté de la frontière, par-delà les clochers et les chapelles, un autre soi-même. Politiquement et moralement, je me sens infiniment plus proche d’un Elias Sanbar, d’une Leïla Shahid, d’un Edward Saïd, de militants et d’intellectuels palestiniens ou arabes, que d’un Shmuel Trigano, d’un Alain Finkielkraut, d’un Bernard-Henri Lévy, d’un Pierre-André Taguieff, d’un Laurent Fabius ou d’un rabbin Sitruk. Réciproquement, des résistants palestiniens ont plus en commun avec Rony Brauman ou avec Michel Warschawsky qu’avec un Moubarak, un Ben Ali, ou avec les pétromonarques saoudiens. L’Appel pour la Palestine de Français d’origine arabe et d’Arabes résidant en France, paru dans Le Monde du 18 novembre 2000, en témoigne. Tout en réaffirmant leur soutien aux droits des Palestiniens, ils condamnaient « toute dérive raciste ou confessionnelle, tout acte ou propos raciste, et notamment la profanation de synagogues et les agressions contre les écoles juives ».
Face à la gravité de la situation, ces gestes de solidarité réciproque mettent des bâtons dans l’engrenage de l’escalade communautaire. Ils entretiennent une petite flamme internationaliste porteuse d’espérance.
Internationalisme contre sionisme
La critique internationaliste du nationalisme juif est une très vieille histoire, illustrée, entre autres, par les noms d’Otto Bauer, d’Abraham Léon, d’Isaac Deutscher, de Roman Rosdolsky, de Maxime Rodinson, d’Ernest Mandel, de Nathan Weinstock, ou de Michel Warschawsky. Cette tradition intellectuelle s’efforce de répondre à la question de savoir par quel miracle un « peuple juif » a pu survivre, au fil des siècles, à l’épreuve de la diaspora, de l’antisémitisme religieux ou racial, de la différence des langues et des cultures. Rejetant l’hypothèse d’une mission religieuse ou d’une essence éternelle, elle a cherché dans l’histoire une réponse à cette énigme. Bauer ou Léon ont ainsi élaboré la thèse matérialiste d’un « peuple-classe », esquissée par Marx à propos de ces « peuples de l’Antiquité » qui « vivaient comme les dieux d’Épicure dans les entre-mondes, ou plutôt comme les Juifs dans les pores de la société polonaise ».
Ce peuple-classe aurait rempli une fonction marchande dans les interstices de sociétés précapitalistes productrices de valeurs d’usage. Jouant le rôle « d’intermédiaires indispensables d’une économie naturelle », les Juifs y auraient constitué une sorte de caste. Ces communautés dispersées aux quatre vents seraient restées unies par une Loi (celle du livre) qui, loin de se réduire à une foi privée ou à une morale domestique, aurait constitué le ciment politique et juridique d’une société. Car la loi mosaïque est une politique autant qu’une éthique. Une religion enseignant à ses fidèles qu’ils forment un peuple définit une communauté politique dans la mesure où elle trace les frontières imaginaires de ce « peuple élu ». Le judaïsme moderne est resté ainsi écartelé entre la glu communautaire de l’appartenance tribale et la logique universaliste d’un monothéisme sécularité.
Dans les sociétés précapitalistes, plurinationales ou pluriethniques, les Juifs constituaient donc autant que les autres communautés une nation potentielle. Comme le relevait Maxime Rodinson dans sa préface de 1970 au livre d’Abraham Léon, la théorie du peuple-classe peut contribuer à rendre compte d’une séquence de l’histoire juive, mais elle ne suffit pas à expliquer sa persistance millénaire. Pour nombre de marxistes d’Europe centrale d’origine juive, cette théorie a cependant fourni le fil conducteur d’une élucidation historique de la question juive. Elle signifiait que cette question était vouée à s’éteindre avec la désintégration de ce peuple-classe, en proie à une double assimilation, par prolétarisation, d’un côté, et par embourgeoisement, de l’autre. À la fin du XIXe siècle, l’essor d’un mouvement socialiste juif, résolument internationaliste, sembla confirmer cette hypothèse : « Le mouvement ouvrier juif incarna cette aspiration en essayant de l’harmoniser avec l’internationalisme et l’universalisme de la tradition socialiste. Le résultat fut l’élaboration d’un complexe de théories et de courants que l’on pourrait rassembler sous la notion de judéo-marxisme. À l’attitude assimilationniste presque unanime des marxistes allemands et autrichiens, correspondait une pluralité d’approches de la question juive de la part des marxistes de l’Empire russe : l’assimilationnisme des socialistes russes et polonais, l’autonomisme national des bundistes et le nationalisme des sionistes. Pour Lénine, Martov, Trotski ou Rosa Luxemburg, l’assimilation demeurait la tendance historique dominante, tandis que Vladimir Medem et Ber Borochov revendiquaient le droit des juifs d’Europe orientale à une existence nationale propre. Ce qui faisait l’originalité des bundistes, c’était leur tentative de penser différemment la nation. Medem estimait en effet qu’avec le développement du capitalisme, nation et territoires coïncideraient de moins en moins [5]. » Cette dernière hypothèse s’est largement vérifiée. Alors que Lénine s’en tenait à l’alternative binaire énoncée par Engels – ou « assimilation des peuples sans histoire », ou « séparation des nations historiques » – la théorie de l’autonomie culturelle ouvrait une autre issue possible que la séparation aux peuples de plus en plus mêlés dans le cadre d’États plurinationaux ou d’entités politiques en formation comme l’Union européenne.
Les tentatives de territorialisation de la nation juive – la mauvaise farce bureaucratique du Birobidjan soviétique et la tragédie de la colonisation sioniste en Palestine – ont abouti en revanche à un échec pathétique et à une impasse sanglante.
D’après Marx, les Juifs se sont perpétués, non malgré l’histoire, mais par l’histoire. Abraham Léon ajoutait qu’ils se sont maintenus, non malgré, mais « à cause de leur dispersion ». Tous deux reconnaissaient dans cette identité historique, subsistant par-delà le morcellement linguistique et spatial, un problème singulier. La judéité était-elle alors condamnée à disparaître ou à se survivre comme une sorte de fossile historique ? C’est par l’histoire encore que la question juive a rebondi de façon imprévue, contredisant le pronostic optimiste de son effacement dans la dynamique de l’émancipation universelle.
Au seuil du XXe siècle, les socialistes étaient aussi confiants dans la vocation universellement libératrice du prolétariat, que la bourgeoisie révolutionnaire des Lumières avait cru à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce bel optimisme s’est brisé sous la triple épreuve du nazisme, du stalinisme, et de la création d’un « État juif » en Palestine.
Le judéocide a joué, bien sûr, le rôle déterminant. Isaac Deutscher souligne à ce propos la cruelle ironie de la déraison historique : « Auschwitz fut le terrible berceau de la nouvelle conscience juive et de la nouvelle nation juive. Nous qui avons rejeté la tradition religieuse, nous appartenons maintenant à la communauté négative de ceux qui ont été exposés tant de fois dans l’histoire et dans des circonstances si tragiques à la persécution et l’extermination des nations. Pour ceux qui ont toujours mis l’accent sur l’identité juive et sur sa continuité, il est étrange et amer de penser qu’elle doit son nouveau bail sur la vie à l’extermination de six millions de Juifs. J’aurais préféré que les six millions d’hommes, de femmes, d’enfants survivent et que la Juiverie disparaisse. Nous avons vu le phénix de la Juiverie renaître des cendres de six millions de Juifs, quelle résurrection [6] ! » Maxime Rodinson fait le même constat amer : « Le judaïsme fut conservé par l’antisémitisme et par le sionisme politique moderne qui en fut la conséquence […]. La création de l’État d’Israël a poussé les Juifs de partout à des sentiments de solidarité contribuant à reconstituer un particularisme qui s’écroulait et qui d’ailleurs manquait le plus souvent de toute base culturelle, sociale, ou même religieuse. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’en réjouir [7]. »
La seconde raison de la persistance de la question juive réside dans les conséquences de la contre-révolution stalinienne. Non seulement la première révolution socialiste victorieuse n’a pas répondu à l’attente d’une assimilation réussie, mais le stalinisme a écrit un nouveau chapitre de l’histoire de l’antisémitisme. Deutscher et Weinstock signalent que la Nep des années 1920 a ranimé en Union soviétique la fonction commerciale traditionnelle des communautés juives. Plus cultivés et plus alphabétisés que la moyenne de la population, les Juifs ont, en outre, connu, après l’abolition du numerus clausus tsariste, une promotion sociale significative parmi les fonctionnaires d’un appareil étatique en pleine expansion. Ils sont ainsi redevenus les boucs émissaires rêvés de la bureaucratie stalinienne. De plus, un nombre significatif d’entre eux rallia les oppositions internationalistes au nouveau nationalisme bureaucratique grand-russe. Il en est résulté l’orchestration de campagnes ouvertement antisémites (dont les procès des blouses blanches ou le procès Slansky offrent de sinistres exemples). Cette réaction bureaucratique a déçu durablement les espoirs investis dans une réponse socialiste à la question juive.
La troisième raison de la persistance de la question juive tient à sa reterritorialisation par l’établissement d’une « communauté nationale hébraïque en Palestine », puis par la création de l’État d’Israël : « Ainsi se développe graduellement en Palestine au début du siècle une société juive autonome, dotée d’une classe ouvrière propre et d’une bourgeoisie embryonnaire, brassant en un ensemble national homogène les colons sionistes venus d’horizons divers et la population juive autochtone. L’adoption d’une langue commune, l’hébreu, cimente la cohésion de cette nouvelle entité. On assiste dès lors à la constitution d’une nationalité nouvelle au Proche-Orient, issue d’un processus spécifique de la colonisation sioniste séparatiste du melting-pot juif palestinien : la nation israélienne en gestation. » Les Juifs palestiniens « se convertissent ainsi graduellement en une nation hébraïque nouvelle structurée selon des rapports de classe [8] ».
Le titre du livre de Nathan Weinstock impliquait la reconnaissance de ce fait national nouveau, qui agit en retour comme un catalyseur sur l’ensemble d’une diaspora, dont les perspectives d’assimilation ont été obscurcies par le génocide. Alors que les persécutions nazies avaient contribué à rapprocher dans un malheur commun les branches ashkénaze et séfarade, les communautés d’Afrique du Nord furent bouleversées par les circonstances de la décolonisation et par les développements du conflit judéo-arabe. La majorité de la population juive israélienne devenant d’origine séfarade, il était de plus en plus difficile de considérer l’État d’Israël comme un territoire refuge de l’immigration centre-européenne.
La partition de la Palestine, portée sur les fonts baptismaux des Nations unies par les États-Unis et par l’Union soviétique, s’inscrit dans le grand partage de Yalta. Il en est sorti un État chevillé à la domination impérialiste de la région et fondé sur l’expulsion d’un peuple – qu’on n’appelait pas encore épuration ethnique [9].
Cette dialectique complexe entre l’État d’Israël et le maintien d’une identité en diaspora a permis aux institutions juives de France ou des États-Unis de concilier leur propre assimilation économique et culturelle avec le maintien d’une référence nationale spécifique. Les propos de Bernard-Henri Lévy sont, sur ce point, éclairants : « L’existence d’un État fort, jouant au jeu du plus fort, est quelque chose de capital pour un juif, même si le juif en question, c’est-à-dire moi, mourra selon toute vraisemblance en France [10]. » Ardents défenseurs de la cause kosovare ou tchétchène, Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann deviennent soudain hermétiquement muets, au nom de l’exception israélienne, devant le sort fait aux Palestiniens.
Le judéocide nazi, l’antisémitisme bureaucratique stalinien, le projet sioniste d’un « État juif » sont donc les trois événements qui, à l’encontre des espérances historiques du début du XXe siècle, ont déterminé le maintien d’une « question juive » irrésolue. Si la perspective d’une assimilation sociale n’a pas disparu, ses voies s’avèrent bien plus tortueuses et incertaines que prévu. En 1937, Trotski se montrait déjà bien plus circonspect sur le sujet que le Trotski confiant de 1903. Juif des Lumières, il avait espéré une solution internationaliste à la question juive, précisant prudemment que, s’ils le désiraient, les juifs, devraient avoir droit, sous un régime socialiste, à « leurs propres écoles, à leur propre presse, à leur propre territoire avec une administration autonome ». À l’approche de la catastrophe, il était devenu beaucoup moins affirmatif quant à cette perspective de dénouement aussi heureux […] [11].
Singulière nation, s’étonnait déjà Rousseau, « éparse parmi les autres sans pour autant s’y confondre ». Comment caractériser « l’identité juive » à l’époque de la modernité tardive : une religion, une ethnie, une proto-nation ? « Une religion ayant certains caractères d’une ethnie » répondait Maxime Rodinson dans sa préface au livre d’Abraham Léon : un peuple qui a survécu pendant des siècles sans territoire, par la loi et par le mythe (battu en brèche par Spinoza) de l’élection originelle. Du fond du désastre, à la veille de son départ sans retour vers les camps de la mort, Abraham Léon chercha une réponse matérialiste à l’énigme de cette survie à contretemps. L’hypothèse du « peuple-classe » lui fournit un élément d’explication, négligeant la dimension symbolique du phénomène. Elle s’avéra insuffisante. Alors qu’elle débouchait logiquement sur un pronostic d’extinction rapide de la question juive, la « solution finale » en a, paradoxalement, décidé autrement.
Les bifurcations historiques ont déterminé un rebond morbide de « la question juive », inimaginable pour les Juifs internationalistes au seuil du XXe siècle. L’État d’Israël a cristallisé les peurs, rationnelles ou non, de la diaspora, et suscité ce « sionisme étrange », que Vladimir Rabi qualifia de « sionisme par procuration ». Il institue un État-nation au moment où cette forme politique tend à décliner et où la logique de la mondialisation va multiplier déplacements de populations et diasporas. En butte aux pogroms et aux persécutions, bien des Juifs du Yidishland ont cru que la question juive se révélerait soluble dans le communisme [12]. Ils espéraient obtenir réparation des torts subis en rejoignant le mouvement d’émancipation universelle, et effacer le stigmate immémorial en se fondant dans le combat commun.
Comme Trotski le reconnut à la fin de sa vie, la solution socialiste de la question juive dépend de l’émancipation générale de l’humanité, mais on ne saurait préjuger des rythmes et des formes de dépérissement des questions nationales et des autonomies culturelles. En 1903, Lénine considérait encore le projet bundiste d’une nation juive comme « réactionnaire en son essence et absolument inconsistante d’un point de vue scientifique [13] ». En la matière, les verdicts de la science se sont avérés plus que problématiques ! Alors que les positions initiales de Lénine s’appuyaient sur l’autorité de Karl Kautsky et d’Otto Bauer, il reconnaissait dès 1905 que « les travailleurs juifs souffr[ai]ent à la fois d’une oppression économique et politique en tant que nationalité privée de tout droit [14] ». En 1913, dans ses Notes critiques sur la question nationale, il qualifiait alors « la nation juive » de nation « la plus opprimée et la plus traquée [15] ». Il reprochait à Bauer d’exclure de son projet d’autonomie culturelle ex-territoriale des nations « la seule nation ex-territoriale [16] ». Cette reconnaissance d’une question nationale juive n’obéit pas chez lui à des critères formels, tels que l’existence d’une langue commune ou d’une homogénéité territoriale. Elle est fondée sur une communauté historique de destin et de culture face à une oppression.
Il est clair que Lénine lie étroitement question nationale et question sociale (en insistant sur la place centrale des travailleurs juifs dans la lutte contre l’oppression). Il est tout aussi clair qu’il mise sur « la tendance historique universelle du capitalisme à la destruction des barrières nationales » pour réaliser les conditions de « l’assimilation des nations » conçue comme une tendance objective inéluctable [17]. Mais il est souvent arrivé qu’une tendance historique soit contrariée par des tendances contraires et des événements inattendus.
Au pouvoir, Lénine se tourna vers des solutions pratiques ne préjugeant pas de rythmes d’assimilation incertains. L’égalité formelle entre petites et grandes nations, entre oppresseurs et oppressés de la veille, ne suffirait pas à réparer les torts et à rétablir la confiance. Il insista sur les libres regroupements, sur le droit à l’usage des langues nationales, sur leur statut dans l’éducation publique. Ainsi se prononça-t-il en faveur « du développement de la langue et de la littérature des masses laborieuses des nations naguère dominées [18] ».
En 1934, Trotski soutint une position similaire : « Un gouvernement des travailleurs a l’obligation d’assurer aux Juifs, comme à toute autre nation, les meilleures conditions pour leur propre développement culturel, ce qui implique, entre autres, d’offrir à ceux qui le désirent leurs propres écoles, leur propre presse, leur propre théâtre et leur propre territoire avec leur administration autonome. Si tel ou tel groupe national est condamné à dépérir en tant que national, alors que ce soit la réalisation d’un processus organique, mais jamais la conséquence de quelconques difficultés d’ordre territorial, économique ou administratif [19]. »
Quelques années plus tard, avant même le judéocide, il reconnaissait : « Pendant ma jeunesse, j’inclinais à penser que les juifs seraient assimilés dans leurs pays respectifs et que la question juive était donc destinée à disparaître de façon quasi automatique. Le développement historique du dernier quart de siècle n’a pas confirmé ce pronostic. On doit prévoir que la nation juive se maintiendra pendant toute la période à venir [20]. » Il envisagea même une planification internationale de la topographie des nations pour répondre aux revendications territoriales dont s’est nourri, entre autres, le sionisme. En aucun cas, il ne conçut donc l’assimilation comme une solution immédiate, et encore moins comme une solution imposée.
Abraham Léon n’excluait pas non plus que puisse s’accomplir le projet sioniste de fondation d’un État et d’une société juifs. Il ne s’agirait pas selon lui d’une « renaissance nationale », mais « d’une naissance nationale » à contretemps, portant en germe une nouvelle tragédie. Cette part de la prophétie tend hélas à se réaliser. Le génocide aura convaincu nombre de Juifs, qui avaient refusé jusque-là la solution sioniste, de rechercher dans la fondation d’un État la garantie illusoire de leur sécurité. C’est aujourd’hui l’endroit du monde où ils se sentent le plus menacés. C’est là le résultat monstrueux d’un moment monstrueux de l’histoire.
Au seuil du XXIe siècle, la question juive n’est toujours pas résolue. Elle s’est déplacée et cristallisée autour du conflit israélo-palestinien. Après la tragédie du judéocide, la territorialisation étatique d’un peuple en diaspora était lourde de nouveaux périls, même si l’aspiration à un pays à soi était compréhensible et légitime. Mais pas aux dépens d’un nouveau peuple paria.
Le judéocide et la création de l’État d’Israël ont profondément modifié les termes de la question, aboutissant à la création d’une nationalité israélienne distincte de la diaspora, cristallisant « un sionisme par procuration », alimentant un sentiment d’insécurité inégalement partagée parmi les Juifs d’Israël et ceux de la diaspora.
Dans une situation embrouillée, on optera pour le vrai, écrivait Karl Kraus. Le vrai, en la circonstance, c’est que les territoires occupés depuis 1967 sont des territoires palestiniens et que l’armée israélienne y est une armée d’occupation. Le vrai, c’est qu’il faut commencer par appliquer les résolutions de l’ONU : démanteler les colonies juives des territoires, reconnaître le droit des Palestiniens à un État souverain et le droit au retour des expulsés de 1948. Ce ne serait sans doute pas une solution suffisante, mais un pas vers une logique de paix.
Fondé d’emblée sur les campagnes en faveur du « travail juif », sur l’expropriation des fellahs, sur l’apartheid économique, et sur un syndicalisme ethnique réservé aux Juifs (du moins jusqu’à 1967), l’État d’Israël est né d’une entreprise coloniale. Défini comme « un État juif dans le pays d’Israël », il a puisé sa légitimité dans une mythologie religieuse, codifiée par la loi du retour de 1950 et par la loi de la nationalité de 1952. Il est donc l’aboutissement improbable du projet sioniste initial prévoyant, avec Moses Hess, le retour des Juifs en Palestine dans les fourgons des expéditions coloniales françaises. Il a pour contrepartie l’expropriation du peuple palestinien et la formation d’une nouvelle « nation sans territoire », dispersée dans les camps de réfugiés et dans la diaspora. Un tel paradoxe porte nécessairement en lui les germes d’une nouvelle tragédie.
Il est tout à l’honneur des trotskistes palestiniens (Juifs et Arabes) d’avoir proclamé, dès 1939, « leur entière solidarité avec le mouvement nationaliste arabe et leur soutien conditionnel aux revendications arabes, telles que l’arrêt de l’immigration juive, l’interdiction de nouveaux achats de terre, etc. ». Cette position a trouvé son prolongement logique dans leur opposition à la partition de 1947, bien que le génocide nazi ait conféré au sionisme une légitimité nouvelle [21]. Sans jamais soutenir l’idée, fort peu internationaliste, d’un rejet des juifs à la mer, des militants antisionistes réclamaient, à l’instar de Nathan Weinstock, des mesures de « désionisation » qui aboutiraient à la reconnaissance de droits égaux pour les Juifs et les Arabes, que ce soit dans des États séparés ou dans un État binational avec une double autonomie culturelle. Cette désionisation signifiait la destruction des structures coloniales de l’État d’Israël en tant qu’État juif. Alors que cette perspective était critiquée par certains comme une concession inacceptable pour le mouvement national palestinien naissant, elle restait bien plus intransigeante sur les principes que bien des accords passés depuis : « On ne saurait prédire quelle serait la forme constitutionnelle précise de la Palestine future, sous peine de prophétiser dans le vide, ou pire encore, de se substituer aux premiers intéressés. On ne peut donc qu’énoncer des principes directeurs : droit au retour des réfugiés, autodétermination des Palestiniens, libre exercice par les Israéliens de leurs droits nationaux. Un tel programme peut se concevoir dans un cadre unitaire palestinien [comme une Palestine laïque et démocratique], comme dans une structure fédérale ou confédérale, voire dans un ensemble régional. L’essentiel est de comprendre qu’il n’est pas possible d’escamoter par des subtilités verbales le problème national israélien [22]. »
Cette position fut soutenue dès 1947 par des militants arabes palestiniens (comme Jabrah Nicolas) inquiets de la possible réversibilité des oppressions nationales dans la région. Elle reste cohérente avec le jugement politique selon lequel il n’y a pas, au Moyen-Orient, de solution purement militaire, par la victoire totale d’un des protagonistes, mais seulement des solutions politiques qui passent nécessairement par l’apparition de fractures dans le bloc du sionisme. C’est d’ailleurs pourquoi, alors que les actes de résistance armée contre l’armée d’occupation et les implantations de colonies dans les territoires palestiniens sont parfaitement légitimes, les actions kamikazes contre la population civile dans les bus ou les bars sont moralement condamnables et politiquement contre-productifs. Ils tendent à souder la société israélienne dans un réflexe sécuritaire plutôt qu’à la diviser sur une solution politique.
La contradiction inhérente à la formation même de l’État d’Israël, écartelé entre sa définition comme « État juif » semi-confessionnel, et sa prétention à la laïcité démocratique, nourrit en effet la logique de séparation unilatérale et la tentation d’un nouveau « transfert », de plus en plus ouvertement envisagé par certains dirigeants israéliens. Une politique d’apartheid, de purification ethnique et de séparation territoriale, ne fait pourtant que précipiter la tragédie annoncée.
La fuite en avant dans la guerre reproduit l’acte mythique fondateur de l’État sioniste. De quelles névroses, de quelles pathologies, de quelles paniques identitaires est grosse une société qui s’édifie ainsi sur la peur de l’autre ? Jusqu’à quand, et jusqu’où la logique de guerre permettra-t-elle de repousser les choix nécessaires ?
La voie d’une paix juste et durable passe par le primat du droit du sol sur le droit du sang, par la destruction des structures discriminatoires de l’État d’Israël, par sa laïcisation effective, par l’instauration d’une réelle égalité de droits civiques et sociaux entre Juifs et Arabes. Elle exige la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté. Que la coexistence des deux peuples prenne la forme de deux États laïques et démocratiques séparés, d’une fédération régionale d’États, ou d’un État binational, la question reste historiquement grande ouverte. De nombreuses formules institutionnelles sont concevables. Mais, pour qu’elles deviennent concrètement possibles, il faut d’abord réparer les torts faits aux Palestiniens.
Les dirigeants israéliens s’enfoncent au contraire dans une logique de forteresse assiégée. C’est une impasse tragique, non seulement pour le peuple palestinien menacé d’un nouvel exode et de nouveaux camps, mais aussi pour les Israéliens eux-mêmes, menacés à terme d’un nouveau Massada. C’est pourquoi nous nous opposons à la politique des Sharon, Peres, Barak et Netenyahou, non « bien que juifs », mais « parce que juifs » résolus à conjurer une nouvelle catastrophe. C’est tout le paradoxe d’une réponse internationaliste à la question juive.
Daniel Bensaïd
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[1] Daniel Bensaïd, Contes et Légendes de la guerre éthique, Paris, Textuel, 1999.
[2] Voir Le Monde, 18 octobre 2000. Disponible sur ESSF (article 1436), « En tant que juif ? » - Réponse à Alain Finkielkraut.
[3] Voir Isaac Deutsher, « Qu’est-ce qu’être juif », in Essai sur le Problème juif, Paris, Payot, 1969.
[4] Voir Michèle Sibony et Michel Warshawsky, Israël à contre-chœur, Paris, Textuel, 2003.
[5] Enzo Traverso, Les Marxistes et la Question juive, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Brèche, 1990.
[6] Isaac Deutscher, op. cit.
[7] Maxime Rodinson, préface à Abraham Léon, La Conception marxiste de la question juive, Paris, EDI, 1968. Pour une approche globale de l’internationalisme face à la question juive, voir notamment Enzo Traverso, op. cit.
[8] Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, Paris, Maspero, 1967, p. 89 et 185.
[9] Voir Ilan Pappé, La Guerre de 1948 en Palestine, Paris, La Fabrique, 2000.
[10] Cité dans le catalogue pour les « Juifs de maintenant », Recherches, 1982.
[11] Une citation identique à celle de la note 20 a été supprimée ici par la rédaction du site.
[12] Voir Alain Brossat et Sylvia Klingberg, Le Yidishland révolutionnaire, Paris, Belfond.
[13] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1903.
[14] Id., Œuvres, tome VIII, éditions de Moscou, p. 501.
[15] Id., tome XX, p. 18.
[16] Id., tome XIX, p. 542.
[17] Id., tome XX, p. 21.
[18] Résolution du Xe congrès du parti communiste d’Union soviétique
[19] Lettre de 1934 à G. J. Wright sur le Birobidjan.
[20] Entretien à Der Weg, janvier 1937.
[21] Voir Michel Warshawsky, Le Défi binational, Paris, Textuel, 2001 et Sur la Frontière, Paris, Stock, 2002.
[22] Nathan Weinstock, « Sionisme, antisionisme, désionisation », in Quatrième Internationale, n° 46, octobre 1970.
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