Mondialité culturelle et reconnaissance des différences

mardi 10 avril 2018.
 

Édouard Glissant concevait l’artiste comme «  solitaire et solidaire  ». Dans Poétique de la relation, il écrivait  : «  Le paysage de ta parole est le paysage du monde. Mais sa frontière est ouverte.  » Comment faire vivre cette parole à l’heure de l’universalisation marchande et culturelle  ?

Mohamed Kacimi Ce n’est pas tant l’uniformisation de la culture que son délabrement que nous avons à redouter. Quand c’est uniforme mais soutenu par rien du tout, c’est à ce moment que cela devient alarmant. Nous assistons à une sorte de naufrage culturel  : nous avons constaté, lors de la dernière élection présidentielle, que la culture n’est plus déterminante, stratégique, névralgique. La culture est devenue un appendice pour la plupart des partis et pour l’État lui-même. S’agissant de la condition et de la définition de l’artiste comme solitaire et solidaire, je ne crois pas que ce dernier ait aujourd’hui le temps ou la joie de jouir de cette solitude. Il est trop préoccupé à rechercher les moyens de sa survie  ; on ne peut plus dire, comme au XIXe siècle, qu’il peut se contenter d’écrire en silence, replié et abrité des remous du monde. La polémique récente liée à la disparition du théâtre le Tarmac peut paraître anecdotique, mais elle est en réalité emblématique du sort fait aux artistes. Pour des raisons purement financières, l’État a décidé de ne plus confier son mandat à ce théâtre qui accueille traditionnellement des artistes issus de la francophonie, du Sahel, du Maghreb… Il n’est pas innocent que ces écrivains soient cantonnés, en 2018, à une sorte de réserve d’Indiens. Cet isolement par rapport à leurs camarades français n’est certainement pas neutre. Il faut ouvrir les yeux  : même dans le métro, la seconde classe n’existe plus  ! Je vois dans cette relégation une recherche désespérée de l’empire colonial perdu, un deuil, une compensation imaginaire. C’est un territoire fictif que la République a inventé pour inviter à élargir ses frontières, et qu’elle meuble à loisir. La francophonie est à la littérature française ce que le 93 est à Paris. À partir de quel moment, de combien d’exemplaires, cesse-t-on d’être francophone pour devenir français  ? Nous avons un théâtre à deux étages  : en bas, vous trouvez les nègres et les bougnoules, les «  sous-chiens  » et, en haut, les Français bon teint. Dissoudre un lieu, fermer un théâtre, c’est tuer une parole. Ce drame doit cependant nous interroger sur la sortie de la francophonie, sur la persistance de cet appendice idéologique qui offre à la France l’illusion de régner encore sur le monde, fût-il des lettres. On devrait se demander pourquoi les Anglais n’ont pas inventé l’anglophonie  ? La francophonie n’est pas égalitaire. Il y a derrière ça la projection d’un certain moi sur le monde. Quand Kateb Yacine écrit que «  le français est un butin de guerre  », il faut comprendre cette phrase, souvent mal interprétée et sortie de son contexte, comme l’arrachement d’une mitraillette à un parachutiste qu’il faut retourner contre lui. La langue française a commencé en ce sens au moment où la France a quitté l’Algérie. Le français n’est pas un fruit de la colonisation mais le contraire. Ce n’est pas un cadeau de la République. Ce butin de guerre, c’est un combat livré par l’indigène pour arracher, en dépit de sa volonté, un morceau de la langue de l’autre. Il faut donc sortir du cloisonnement et du confinement dans tous les domaines, en littérature, au théâtre. Le théâtre, ce n’est pas Château-Rouge. Il faut casser ces représentations qui visent à considérer les auteurs en fonction de leurs origines. Le théâtre ne doit pas être ce que la Sonacotra est aux immigrés. Nous avons toujours, chez Gallimard, une collection «  Blanche  », la plus prestigieuse, et une collection «  Continent noir  ». Les barrières mentales sont encore là. Tout ce qui est problématique gêne la conscience collective, on met en place une sémantique «  light  » et positive qui gagne et gangrène notre langage politique et social. La langue française fonctionne avec des euphémismes, comme si, en dépassant le signifiant, le signifié n’existait plus. Dans les directives du ministère, les personnes pauvres deviennent «  empêchées  ». On ne parlera bientôt plus de SDF (sans-domicile fixe) mais de PME (personne à mobilité extrême). La classe ouvrière, la lutte des classes deviennent ringardes… donc, ça n’existerait plus. Déclarer une chose caduque n’efface pas son existence.

L’universalisme que vous étudiez et dénoncez, Étienne Balibar, est un universalisme de surplomb qui continue de se fixer une mission civilisatrice. Vous opposez à cette vision le concept d’«  égaliberté  ». Pouvez-vous préciser cette notion et ce que pourrait être un universalisme transnational ?

Étienne Balibar. La société française est une société de puissantes discriminations qui contredisent les idéaux appris à l’école, disséminés dans le monde entier et dont la Déclaration universelle des droits de l’homme est l’emblème. Ces idéaux sont quotidiennement démentis et ils peuvent faire l’objet d’une instrumentalisation par ce que j’appelle un universalisme de surplomb. Il y a historiquement plusieurs énonciations et discours de l’universel. Les grands universalismes religieux ont un caractère extensif – ils ne fixent pas de limites à l’avance, ils accueillent et incorporent tout le monde, l’adhésion n’est pas conditionnée – et un caractère intensif – ils comportent une dimension égalitariste interne et un rejet propre des discriminations. Il y a, d’autre part, les universalismes républicains, qui diffèrent dans leurs principes, leurs fondements et leurs applications des universalismes religieux avec lesquels ils partagent pourtant des traits communs. Il y a aussi de l’universalisme dans l’hégémonisme libéral. Le marxisme s’est prononcé sur ce point et pose des obstacles épistémologiques qu’il faut démêler. Dans sa célèbre Critique des droits de l’homme, Marx évoque une identité profonde entre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et la logique de l’universalisme marchand. Ce constat est fondé mais exige une actualisation. Tous ces universalismes historiques ont leurs limites et leur capacité d’extension propres. Ils sont aussi en conflit potentiel les uns avec les autres. Il n’y a pas de linéarité qui ferait que l’un de ces universalismes succéderait mécaniquement, nécessairement, inévitablement à un autre, mais ces universalismes sont tous à notre portée et ne sont pas près de disparaître.

Que permettent ces universalismes  ?

Étienne Balibar Ils proposent d’affronter le problème des discriminations et celui plus épineux encore des différences entre les structures de domination au sein desquelles nous vivons. Le racisme, qui mérite de longues discussions, ne serait-ce que sur sa définition, en fait partie. Ce racisme plonge ses racines dans un passé lointain qui se perpétue  : il a beaucoup d’avenir. Ce phénomène de perpétuation n’est pas purement français mais mondial. Faut-il se replier sur une perspective nationale en ce qui concerne les perspectives d’émancipation et les luttes contre les discriminations  ? Non, cette perspective de repli, liée à la pire forme ou expression du populisme, est meurtrière, défensive, catastrophique. Plus que jamais, il faut défendre une perspective post-nationale ou plutôt transnationale, car c’est une stupidité de vouloir en finir avec les nations. La défense de la singularité permet, par exemple, de défendre la diversité à l’intérieur de l’espace européen. Mais, pour ouvrir les frontières, nous avons besoin sur tous les plans, culturels, revendicatifs, sociaux… de mouvements qui s’accrochent à la perspective de la construction d’une autre Europe, même si elle paraît utopique.

L’Europe peut être conçue autrement que comme une fermeture, une clôture. L’Europe ne doit pas être seule porteuse de l’universel  : nous courons un grand danger à penser ainsi. Il faut lutter pour éviter ce danger que fait courir une certaine mystification du passé européen et des prétendues valeurs européennes… Ce comportement aggrave et renforce les effets de discrimination à l’échelle mondiale, au lieu de les diminuer. Cet universel-là est extensif. Je défends pour ma part un universalisme qui veut et peut passer au-delà de toute frontière de manière égalitaire et non conquérante, c’est l’envers d’un impérialisme dominateur. L’universalisme que j’appelle intensif est tourné vers l’égaliberté ou l’égale liberté. Cet universalisme ne demande pas de faire la même chose que de l’autre côté des frontières. Il se pose la question de savoir ce qui se passe ici, dans n’importe quel lieu - cité, communauté ou continent - dans lequel les hommes vivent, travaillent et pensent ensemble tout en entretenant des rapports de pouvoir. L’objectif égal est d’abord négatif en ce qu’il vise la non-discrimination. C’est pourquoi le problème qui se (re)pose avec plus de force que jamais n’est pas de savoir s’il faut tourner le dos à l’universalisme. Nous devrions le revendiquer dans toute sa force, dans toute son exigence, comme l’ont fait dans l’histoire les minorités majoritaires. Comment interpréter dans le contexte d’aujourd’hui cet idéal fondamental  ? Les contradictions sont vives car un discours suppose d’ignorer, de relativiser et de gommer les différences et un autre discours, fort répandu désormais, cherche à faire de la différence culturelle, sexuelle… non pas le contraire ou l’antithèse de l’universalisme, mais sa force, le moteur d’une lutte effective contre les discriminations. Il faut aller plus loin que ce que propose l’universalisme républicain et penser une universalité intensive qui se fonde sur la reconnaissance des différences et non pas sur leur dénégation. Les difficultés commencent à ce moment-là, car reconnaître les différences ne va pas de soi, elles sont hétérogènes et les revendications qui les portent ne coexistent pas spontanément comme dans le meilleur des mondes.

Françoise Vergès, vous employez les termes de «  racisation  » et de «  racisés  ». Où en est-on de ce travail de décolonisation  ?

Françoise Vergès Partout dans le monde, nous observons une forme de contre-révolution qui vise à écraser le peu qui a été gagné. Cette contre-révolution ne s’exprime pas seulement avec le bâton et la censure, mais passe aussi par le vocabulaire. Je suis frappée, par exemple, par l’importation d’une série de mots issus du vocabulaire radical dans le vocabulaire néolibéral. Cela crée de la confusion et dépolitise le social. Le discours du «  en même temps  » est un exemple d’une rhétorique qui dépolitise. Vous le savez, je suis de culture réunionnaise et j’utiliserai un exemple personnel pour vous montrer à quel point il est difficile de proposer quelque chose qui s’éloigne du discours maître. Il a été question, il y a quelques années, de créer un musée, le premier, dédié à l’histoire du peuple réunionnais. Les autorités de l’État et des réactionnaires locaux ont résisté au projet car, pour eux, l’histoire devait commencer avec la colonisation française et suivre les grandes étapes de l’histoire française. Nous avions proposé de partir de notre région historique et culturelle, l’océan Indien. Il faut pourtant parler de la manière dont est tracée une cartographie  : toute carte détermine comment on «  voit  » l’histoire. Ainsi, pour la France, parlons-nous de la France continentale ou de ses «  dépendances  » appelées «  outre-mer  » et qui sont dispersées sur plusieurs océans et continents  ? La racisation, c’est le processus par lequel des différences légitiment des discriminations qui sont niées par la République. Il y a eu un refus de comprendre ce que représentent les processus de racisation, le racisme serait un défaut d’éducation, une faute morale et non une structure qui a contaminé les institutions républicaines. Ce point aveugle agit partout. Récemment, au ministère de la Culture, on nous a dit que si les inégalités hommes/femmes peuvent se mesurer, celles entre racisé·es et non-racisé·es ne seraient pas immédiatement visibles (qu’est-ce qu’un «  Blanc  », en quelque sorte). Oui mais, un·e Noir·e est une couleur qui «  marque socialement  », être vu comme musulman·e vous marque aussi, alors qu’être Blanc·he vous protège et vous donne des privilèges, même s’ils ne veulent pas le savoir. Et est-ce que le chiffre est la meilleure mesure pour appréhender les inégalités  ? Ce déni des différences qui sont racialisées se fait sentir dans les écoles d’art, de musique, de théâtre… La formation et l’enseignement artistique est franco-française. Lors d’une visite guidée au Louvre sur «  l’esclave, une humanité invisible  », j’expliquais devant le Radeau de la Méduse le contexte du naufrage  : la Méduse voguait vers le Sénégal pour étudier comment le coloniser et nous étions bien avant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (l’île de Gorée et Saint-Louis ont été des lieux de traite). La présence de Noirs sur le radeau pose la question de la traite, que Géricault condamnait.

Des étudiants de l’école du Louvre m’avaient fait observer qu’on leur avait parlé de choses très intéressantes concernant ce tableau – les formes, les couleurs –, mais que l’histoire coloniale n’avait pas été évoquée. De même, j’explique au musée Delacroix, où j’ai organisé des visites pour l’exposition «  Questions de regard  » (avec la Fondation Thuram), que Delacroix va au Maroc dans les bagages d’une colonne de l’armée. Son orientalisme est contemporain de la conquête coloniale. Il y a des histoires derrière celle qui se présente comme hégémonique. Tout cela soulève une question fondamentale  : faut-il demander un «  droit d’admission  » ou faut-il se battre pour changer les cadres épistémologiques, le cadre de la narration  ? Il s’agit de construire d’autres références, comme d’autres curriculums. Dans l’histoire de l’art, il ne s’agit pas d’inclure un petit chapitre sur l’art «  africain  » ou «  indien  », mais de changer de cadre. Le travail qui fera éclater un cadre spatial et temporel mutilant est devant nous. Cela signifiera transformer les enseignements, changer la méthodologie, et même peut-être instituer des quotas pour recruter des enseignant·es qui ont à cœur de bousculer le contenu de l’enseignement. Il faudra des risques de récupération, si prégnants de nos jours  : on le voit à la manière dont les droits des femmes sont devenus une arme du libéralisme. S’il peut y avoir un racisme sans races, alors pourquoi pas un féminisme sans femmes.

Ouvrages  : Europe, crise et fin  ? (Le Bord de l’eau) et Des universels (Galilée) d’Étienne Balibar  ; Le ventre des femmes  : capitalisme, racialisation, féminisme (Albin Michel) de Françoise Vergès. Édouard glissant dans le texte

«  Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre, parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ou de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. »  (Une nouvelle région du monde)


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