Par Henri Pena-Ruiz
Les hommes du rail ne sont pas des privilégiés, mais l’avant-garde d’un mouvement de préservation des biens communs. Les Britanniques peuvent témoigner des effets de l’ouverture à la concurrence, et à la privatisation.
A la Libération, la France a choisi de lier la reconquête de sa liberté au souci de justice sociale. D’où le programme du Conseil national de la Résistance. La Sécurité sociale s’est construite sur l’admirable principe qui veut que l’on cotise selon ses moyens et que l’on reçoive des soins selon ses besoins. Délivré de la loi du marché, le sens du bien commun a prévalu. L’idée de service public, déjà incarnée en 1937 par la SNCF avec le Front populaire, permet à chaque personne d’accéder aux biens de première nécessité. Santé, instruction et culture, accès à l’eau et à l’énergie, au transport doivent être à la portée de tous sans que pèsent les inégalités géographiques et sociales. D’où la nécessité de services publics de caractère national, tournés exclusivement vers l’intérêt général. La France a ainsi montré la voie d’une société solidaire et juste, soucieuse des biens communs, et de la solidarité redistributive. L’Europe aurait pu faire de même.
Malheureusement, c’est l’homme d’affaires atlantiste Jean Monnet qui en a impulsé la construction par le biais d’une économie dissociée du social. L’ultralibéralisme a vu tout le parti qu’il pouvait tirer d’une telle Europe, y compris sur le plan idéologique : la paix entre les peuples a servi de prétexte et de travestissement à la dure loi de la dérégulation. Le capitalisme n’assure la compétitivité qu’en externalisant ses coûts écologiques, humains et sociaux. Il les abandonne à la puissance publique dont il critique pourtant toute intervention. L’assisté, c’est donc lui, puisqu’il ne prend pas en charge ces coûts alors que son idéologie prétend se fonder sur la responsabilité individuelle. Quant à l’idée d’une Europe fraternelle, elle a été dévoyée au point d’écœurer les peuples. On a voulu faire croire que la concorde nationale et internationale impliquait la concurrence libre et non faussée, assortie du moins disant social. D’où la privatisation à marche forcée des services publics, impulsée par la directive européenne 91/440.
Le Medef, par la voix de Denis Kessler, a fixé le cap le 4 octobre 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de le défaire méthodiquement. » L’Europe a exaucé ce vœu. Le sort réservé à la SNCF par Emmanuel Macron s’inscrit dans ce sillage. Au prix de préjugés honteux concernant les cheminots et le service public, hélas trop souvent colportés par certains médias. Des exemples. Les pannes et dysfonctionnement des trains ? Les cheminots n’y sont pour rien. La réduction drastique des dépenses de maintenance et de renouvellement du matériel pèse autant sur eux que sur les usagers, au passage rebaptisés « clients ». Marché oblige. Chacun sait ce que fut le désastre de la privatisation du rail en Angleterre. (voir le film de Ken Loach, The Navigators).
Les « privilèges » prétendus des cheminots ? Ridicule et mensonger. La « prime charbon » a disparu dans les années 70. Rien d’arbitraire n’existe en la matière : on a jugé normal de prendre en compte les contraintes effectives du métier. Ne nous trompons pas de cible. Le régime des frais déductibles et des stock-options, les défiscalisations et les paradis fiscaux, les parachutes dorés sont quant à eux de vrais privilèges. La dette ? Les cheminots n’y sont pour rien. Le service public, non plus. Ce sont les politiques successives qui l’expliquent. Le tout-route a pris la place du rail, au détriment du fret ferroviaire et des lignes dites non rentables, mais aussi de l’environnement. La priorité aux TGV s’est conjuguée avec le délaissement des trains de proximité, délégués aux régions. Elle a coûté très cher. L’oubli de l’aménagement du territoire et de la nécessaire égalité de tous les citoyens, où qu’ils habitent, a rompu le principe de solidarité nationale. La péréquation qui fait que les régions riches aident les régions pauvres est un principe républicain, et structurant du service public. Il en allait ainsi des lignes qui dégagent des profits par rapport à celles qui ne le font pas.
Chaque personne doit pouvoir se déplacer pour un coût raisonnable. Comparons ce qui est comparable, au lieu d’agiter des images d’Epinal. Les Anglais paient leur transport trois à quatre fois plus cher que nous. Voulons-nous vraiment cela ? Le « service privé au public » qu’on nous propose comme alternative au service public authentique est une mystification. L’intérêt général n’y est pas aussi essentiel car il doit composer avec l’intérêt particulier. La mise en concurrence prépare inéluctablement la privatisation, et il n’est pas vrai que le maintien de capitaux publics nous préserve d’un tel processus. L’ouverture au capital privé, à terme, fera éclater le service public du rail, et, à travers lui, l’égalité des usagers, qui deviendront financièrement tributaires des limites de leurs lieux de vie. Aux uns, les TGV, aux autres, les autocars. Qui peut oser dire que le confort est le même, sinon les nantis qui ne souffriront pas des inégalités régionales et sociales ? Et tout cela au détriment de la responsabilité écologique.
Amis cheminots, tenez bon, car votre combat est de portée universelle. Au-delà de vos conditions de travail et de vie, qu’aucun prétexte ne doit permettre de négliger, vous défendez l’intérêt général. A rebours du dénigrement médiatique, nous sommes de plus en plus nombreux à vous soutenir, car votre mouvement est exemplaire. Vous portez l’idéal solidariste du service public. Votre lutte est un gage d’avenir. Celui d’une société qui préserve le sens du bien commun.
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