Mai 68 : les faux procès d’une vraie libération (Laurent Joffrin, Libération)

samedi 5 mai 2018.
 

Le quotidien Libération du 2 mai 2018 livre à ses lecteurs un long article de Laurent Joffrin qui mérite d’être mis en ligne sur notre site parmi la centaine de textes sur 1968 qui y figurent déjà. Mes désaccords avec son analyse sont nombreux et j’y reviendrai dès que j’en aurai le temps ; ceci dit, elle répond à dix faux-procès intentés par les conservateurs d’une façon suffisamment rationnelle pour contribuer au débat.

Jacques Serieys

Cinquante ans après, le mouvement qui a vu converger étudiants contestataires d’un ordre patriarcal et vieilli et ouvriers grévistes est perçu comme une avancée majeure pour la société française. N’en déplaise à ses contempteurs qui ressassent dans les médias de vieilles rengaines erronées.

Ils ont coiffé les casques policiers de Mai pour faire la chasse aux soixante-huitards, à coups d’idées maniées comme des matraques. Ce sont les Guaino, Sarkozy, Zemmour, Tillinac, le Figaro, Valeurs actuelles, Causeur et quelques autres tenants de l’ordre. Contre Mai, ils ont sonné la charge et le combat n’en finit pas. Ils ont été secondés par un bataillon de transfuges passés depuis longtemps de l’autre côté de la barricade : Finkielkraut, Bruckner, Le Goff, Debray, qui ont abjuré le progrès pour revêtir l’uniforme du réac à la mode, pour dénigrer, diaboliser, défigurer Mai 68, ce pelé, ce galeux, qui est à leurs yeux le principal responsable des maux qui affectent aujourd’hui la doulce France.

A leur grande fureur, Mai résiste. Notre sondage le montre, comme ceux qui ont été déjà effectués ces dernières semaines. Alors même que les nouveaux conservateurs squattent les studios, les colloques, les pages idées des journaux, les unes des magazines, en clamant partout que la doxa soixante-huitarde les empêche de parler, penseurs dominants travestis en dissidents, surfant sur la droitisation de la société dont ils sont les coryphées éperdus, l’opinion des Français les contredit avec éclat : pour le peuple dont ils se réclament à grands cris, Mai 68 a été un événement positif pour la France. Aux deux tiers, l’opinion veut en préserver les acquis et en aucun cas en rejeter l’héritage prétendument « impossible », et encore moins revenir aux valeurs archaïques qui prévalaient avant son irruption.

C’est qu’en dépit de la vague réactionnaire qui déferle, l’événement parle de lui-même, pour peu qu’on dissipe les fumées de l’idéologie et qu’on le rende à sa vérité. Mai 68 fut, d’abord, une libération, une brèche, une ouverture dont l’éclat brille comme un soleil de printemps. Des violences, des outrances, des ridicules même ? Il y en eut, tant la révolte était imprévue, massive, invraisemblable, propre à tourner les têtes. Mais « les événements », comme on disait faute de définition, furent d’abord une révolution manquée qui a accouché de réformes réussies. Mai 68 fut le fourrier de conquêtes ouvrières et syndicales précieuses. Mai 68 se situe au point de départ d’une réforme culturelle, « sociétale », de la France, placée sous le signe de l’égalité et de l’émancipation, que seule une rance minorité voudrait annuler. La révolution vaguement rêvée a échoué. Les réformes sont restées. Mai 68 fut un grand mouvement populaire, social et démocratique qu’on cherche à discréditer au nom d’un programme à peine camouflé de réaction nationaliste et traditionaliste. Voilà où nous en sommes.

C’est pourquoi il faut, dans ce procès caricatural et injuste, conduire une défense précise et vigoureuse des événements. Elle consiste à leur restituer leur réalité, incommode, poétique et romanesque, en réfutant, un à un, sans œillères ni préjugés, les arguments des tristes procureurs qui se pressent à la barre de l’accusation.

I Mai 68 fut une révolte individualiste et narcissique qui a dissous au nom d’un hédonisme libertaire et consumériste les valeurs communes qui tenaient ensemble l’édifice de la société française.

Individualiste ? La révolte de Mai le fut, indéniablement. Pour les étudiants, pour les jeunes, pour les ouvriers, les employés, les cadres, les artistes emportés dans le mouvement, il s’agissait de secouer les injonctions d’une morale hors d’âge, héritées du vieux fond catholique, qui exigeaient une discipline étroite à l’usine ou à l’école, un respect obséquieux des dirigeants, une vénération des comportements traditionnels, une place fixe assignée à chacun dans la structure de commandement. Avec des modalités différentes selon les classes sociales et les métiers, la famille était autoritaire, l’école était autoritaire, l’usine était autoritaire, l’Eglise était autoritaire, l’entreprise était autoritaire.

Or, l’économie tournait à plein régime, le pouvoir d’achat augmentait, l’éducation se diffusait, la radio, les journaux, le cinéma, la musique, la télévision naissante faisaient circuler les idées, les symboles, les expériences. Mai 68 est né de ce décalage entre l’avancée matérielle et l’ancienne morale, traditionnelle, contraignante, fondée d’abord sur l’obéissance. Ce besoin d’autonomie traversait toutes les sphères de la société, à l’usine comme au foyer, au bureau comme dans la ville. Il touchait les choses les plus quotidiennes, le vêtement, les goûts musicaux, les manières, le respect exigé par les supérieurs, tout comme le monde du travail enserré dans les normes tayloriennes, l’ordre militaire des usines, les aboiements des petits chefs, les cadences imposées par la machine, ou encore la vie politique dominée par les figures symétriques et autoritaires du général de Gaulle et du Parti communiste français, qui furent les deux grandes victimes de 68.

En assimilant ce besoin d’une plus grande liberté à la petite autonomie calculatrice et médiocre de l’homo economicus théorisée par les libéraux, on joue sur les mots. On confond deux individualismes. Que certains thèmes, certaines aspirations, certains penchants hédonistes aient été ensuite récupérés par le marché, c’est indiscutable. Mais l’individualisme de Mai 68 est émancipateur, autonome et, surtout, égalitaire. On se libérait des anciennes contraintes, mais on le faisait dans l’effusion collective, dans le mouvement social, au nom de valeurs de solidarité, dans l’illusion d’une unité rêvée. La dénonciation des injustices, des inégalités, se confondait avec la revendication de l’autonomie. En Mai 68, tout le monde voulait parler avec tout le monde, on a pris la parole, selon la formule fameuse, comme on a pris la Bastille, pour inventer autre chose, pour relier les révoltes, pour repenser confusément la société. Rien à voir avec les petites ambitions individuelles et égoïstes du système économique. Mai était naturellement anticapitaliste, antipatrons, antiprofit. Les intéressés l’avaient d’ailleurs bien compris, étreints par une sainte trouille de la révolution, anxieux de voir l’ordre rétabli au plus vite. Mai 68, ce sont des manifestations, des assemblées générales, des occupations d’usine, des comités de grève, des conseils étudiants ou ouvriers, des appels à l’unité et au travail en commun. Les désirs étaient individuels, peut-être. Mais les moyens collectifs.

C’est la révolution conservatrice de la fin des années 70, bien après, qui a diffusé l’individualisme libéral. Cette révolution fut lancée par des intellectuels libéraux et des leaders politiques dont on voit mal comment on pourrait les relier, à moins d’une escroquerie intellectuelle, à Mai 68. Soixante-huitards, Ronald Reagan et Margaret Thatcher ? Allons…

II Mai 68 fut pour l’essentiel une révolte étudiante délétère et anarchique qui a plongé l’université dans le désordre et la déconfiture.

Anarchique, certes. Etincelle de la révolte, le Mouvement du 22 mars était un groupe informel sans chef ni organisation, dont la tactique s’élaborait au fur et à mesure de l’événement à coups d’assemblées générales cacophoniques dominées par la verve d’un anarchiste revendiqué, Daniel Cohn-Bendit. L’émeute initiale, le 3 mai, fut entièrement spontanée. La Sorbonne occupée n’était pas un modèle de discipline ni d’organisation et donna lieu à de coupables débordements. Et pourtant, quelle maîtrise tactique ! Les étudiants en mouvement jouèrent comme des bleus les caciques gaullistes qui avaient résisté à la guerre d’Algérie et aux assauts de l’OAS (groupe armé opposé à l’indépendance de l’Algérie). Ils réussirent surtout, avec la muette connivence d’une partie des ministres et du préfet de police, à éviter tout dérapage sanglant. Pour des anarchistes sans plan, des léninistes amateurs, la performance est remarquable ! Et surtout, ils cédèrent très vite la vedette à la classe ouvrière. Une mythologie paresseuse oublie que Mai 68 fut aussi, peut-être surtout, la plus grande grève ouvrière de l’histoire et que personne ne résume plus Mai 68 à une simple révolte estudiantine.

Quant au désordre supposé dans l’université, il fut le fait de la démocratisation nécessaire, indispensable, inévitable, de l’enseignement supérieur, combiné à la mise en cause du pouvoir mandarinal des professeurs et des recteurs. Fallait-il refuser à la masse des bacheliers l’accès à l’université ? Maintenir l’autorité archaïque des quelques mandarins ? Au demeurant, l’anarchie qu’on dénonce, à supposer qu’elle ait existé, se limitait à la première année de fac. Au bout d’un an, la sélection reprenait ses droits. Quant aux grandes écoles, touchées également par « l’anarchie », elles ont résisté sans mal à l’assaut. Elles se sont réformées, certes. Mais croit-on sérieusement que les élites d’aujourd’hui sont moins bien formées que celles d’antan ? Les médecins, les avocats, les chercheurs, les cadres, les ingénieurs formés par cette université « anarchique » sont-ils d’un niveau inférieur à celui de leurs aînés ? Anarchie ou énarchie ? A en juger par la qualité du système de santé, par les succès de la recherche française, par l’excellence de ses mathématiciens, par la compétence des hauts fonctionnaires, on a du mal à croire que l’enseignement supérieur français ait été soudain détruit par une vague barbare et ignorante. Il faut être Alain Finkielkraut pour continuer à le dire. Une étude a même montré que les bacheliers de 68, réputés détenteurs d’un « diplôme en chocolat », ont plutôt mieux réussi dans la vie que les autres générations de lycéens.

III Mai 68 fut un mouvement marxiste et violent qui a tenté de renverser l’ordre démocratique au profit de minorités sectaires et agissantes.

Il y eut des marxistes en 68, et des violents. Pour être franc, ils ne contrôlaient rien. La première manifestation violente se déclenche après l’entrée de la police à la Sorbonne, quand les leaders sont tous enfermés dans des paniers à salade. Les revendications présentées pendant la semaine des barricades par les leaders étudiants n’ont rien de marxiste ni de révolutionnaire : « libérez nos camarades », « rouvrez la Sorbonne », « la police hors du Quartier latin ». On a vu plus marxiste, plus révolutionnaire. La masse des révoltés a porté les militants en tête du mouvement parce qu’il n’y en avait pas d’autres. Peu politisée, soucieuse de libération, de contestation, douée d’un sens de la fête et d’imagination, elle a produit un mouvement démocratique, libertaire, joyeux, à cent lieues des tristes discours de l’orthodoxie marxiste-léniniste. C’est après coup que les théoriciens du gauchisme ont plaqué sur cette révolte improbable leurs catégories momifiées. Le grand parti de la classe ouvrière, le PCF, nourri de théorie marxiste, a été totalement débordé par la spontanéité de la révolte ouvrière, et n’a eu de cesse que de faire rentrer le fleuve dans son lit. Quant aux « groupuscules », ils n’ont jamais réussi à se lier à la classe ouvrière pendant les événements. Ils ont ensuite tenté de le faire pendant dix ans. Avec un succès pour le moins limité.

Et ces leaders, quoiqu’admirateurs du Che, d’Hô Chi Minh, de Mao et du vieux Léon, n’ont pas un instant songé à prendre le pouvoir, ignorant prudemment ou par désinvolture les bâtiments officiels désertés. Cette révolution fut festive, pacifique, verbale, sans jamais franchir le Rubicon de l’action armée. Autrement dit, ce n’était pas une révolution, sinon culturelle, mentale, sociétale, sociale, qui voulait non un chambardement sanglant mais une réforme de la condition ouvrière, un changement des mœurs et de l’autorité.

IV Mai 68 fut une révolte nihiliste et sans but, qui a cherché à détruire les structures républicaines de la France.

Nihilistes, les soixante-huitards ? Vaste blague. Rarement il y eut un mouvement aussi candide, optimiste, tourné vers l’avenir à construire, vers l’invention d’une société différente, plus libre et plus juste. L’espoir de l’émancipation, la confiance dans le futur, la volonté de progresser, ont porté les révoltés de 68. C’est longtemps après, avec les déceptions, les désillusions, les échecs, qu’un certain nihilisme a pu se manifester, nourri par le chômage de masse et l’affaiblissement du camp du progrès social. Symptôme culturel, le nihilisme punk est né dix ans plus tard, sur les décombres de l’utopie festive et fraternelle de l’après-68. Quant à la République, qui en avait vu bien d’autres, elle est toujours debout et reste le bien commun de l’immense majorité des Français.

V Mai 68 a abaissé l’autorité parentale et désagrégé la famille en sacrant « l’enfant-roi », sans limite, sans morale ni héritage.

Fallait-il conserver dans le formol la famille d’antan ? Une famille patriarcale, masculine, hypocrite aussi, où les enfants ne devaient parler qu’interrogés, enserrés dans mille contraintes médiocres, étroitement surveillés et mis sur les rails d’un conformisme rigide empreint de morale catholique à l’ancienne, où les enfants de divorcés étaient vus à l’école comme des bêtes curieuses, où l’on maintenait pour la façade l’apparence de l’entente, quand bien même les parents, mariés trop vite, ne s’entendaient plus depuis longtemps et vivaient une vie familiale mensongère et factice ? Fallait-il s’abstenir d’inventer la pilule qui a libéré les femmes, autant que les hommes, délivrés de l’épée de Damoclès d’une grossesse hors mariage infamante ? Fallait-il encore réprimer la sexualité, douceur de la vie, sel de l’amour, au nom d’un puritanisme hors de saison ? Fallait-il que les homosexuels continuent à raser les murs, moqués, offensés au jour le jour, confinés dans une clandestinité louche et humiliante ?

Les années 50 ont inventé l’adolescence, âge des possibles et des angoisses, qui fut un détonateur de la révolte à travers ses signes culturels propres, les modes, la musique, le cinéma des années 60. Fallait-il continuer à imposer aux jeunes de singer maladroitement des adultes qui n’avaient guère de leçons à donner ? Ou bien ménager aux jeunes hommes et aux jeunes filles une plage de temps plus libre, plus autonome, plus créative ? La liberté est souvent vertigineuse, douloureuse même. Faut-il lui préférer la contrainte et la tartufferie ? Dans tous les sondages depuis toujours, quelle est la valeur citée en tête de toutes les autres par l’opinion ? La famille.

VI Mai 68 a détruit l’école et ruiné la transmission du savoir et des valeurs.

Frappé au premier chef, le système éducatif a été ébranlé par Mai 68. Les lycéens et les étudiants ont rejeté massivement l’ancienne discipline, les savoirs biaisés ou conformistes, la transmission purement verticale et la petite police des corps qui régnait à l’école. Les professeurs ont dû s’adapter dans le désordre et souvent l’incompréhension. Beaucoup d’anciens militants ou piétons de Mai 68 ont rejoint le corps enseignant, animés par un désir de démocratisation et de modernisation des méthodes. Cette rénovation a donné lieu à toutes sortes d’expériences pédagogiques inspirées des idées diffusées du temps du Front populaire avec Jean Zay, ou bien des avant-gardes enseignantes anglo-saxonnes de l’après-guerre. On mit l’émancipation et le sens critique à la hauteur de la transmission des savoirs. Forfait impardonnable… Cet effort déboucha parfois sur des innovations malheureuses, des essais farfelus, des inventions utopiques. Mais on ne saurait ramener le travail des professeurs, la compétence des maîtres, l’inépuisable bonne volonté des pédagogues, à ces tentatives pleines de bonnes intentions et d’effets indésirés. La masse des enseignants, confrontée à une démocratisation massive de l’école et de l’université, a fait face avec abnégation aux tâches nouvelles. La plupart des profs continuent de former, d’éduquer, de transmettre les savoirs avec rigueur et continuité. Le niveau de l’enseignement situe la France en milieu de tableau des classements internationaux. L’élite continue de bénéficier d’un enseignement de haute volée. On peut, on doit, améliorer, réformer, consolider. Mais on est bien loin de l’effondrement diagnostiqué par les Cassandre anti-68, qui croient qu’en restaurant l’école de papa, tout ira mieux. Les publics ont changé. Faut-il rester immobile ? Soupirer sans fin sur un âge d’or mythique où le bac était réservé à une mince aristocratie du mérite et de l’argent ? Croit-on qu’en réinstallant les estrades, les coups de règle sur les doigts, les classes muettes et l’orientation précoce des fils d’ouvriers vers la production, on relèvera les défis de l’avenir ? La nostalgie n’est pas un programme.

VII Mai 68 fut un attentat contre la nation et un prélude à la mondialisation sans âme et sans protection.

« Nous sommes tous des juifs allemands. » Comme le remarque Serge July ( Libération du 22 mars), ce fut sans doute l’un des plus beaux slogans de Mai 68. La génération des baby-boomers, nombreuse et turbulente, fut la matrice de la révolte ouvrière et étudiante. Elle était spontanément cosmopolite, internationaliste, ouverte sur le grand large. Etait-ce un défaut ? Fallait-il continuer à cultiver son maigre jardin, s’enfermer derrière les frontières, mitonner sa petite soupe nationale dans l’ignorance du vaste monde ? C’eût été rater le coche de l’histoire et de l’économie, dont l’internationalisation se serait produite avec ou sans Mai 68. Voir la France dans l’Europe et dans le monde : tel est le crime qu’on impute à Mai 68. Drôle de crime quand les crises sont planétaires, quand les signes circulent autour de la planète à la vitesse de la lumière, quand les défis écologiques s’imposent à tous les Terriens, quand un bruissement d’aile de papillon provoque des cyclones à l’autre bout du monde… C’est le nationalisme à front bas qui entonne des jérémiades. Vieille obsession réactionnaire, vieille idée, vieille angoisse du déclin qui déverse son acidité.

Aussi, les Français ont-ils cessé d’être patriotes ? En aucune manière. L’afflux des volontaires du service civique, ceux qui ont rejoint l’armée ou la police après les attentats, démontre le contraire. Les Français aiment le pays qui les a vu naître. Ils supportent avec une résilience remarquable l’assaut terroriste et soutiennent sans faille leur armée quand elle s’engage contre le fanatisme. La démocratie est en crise ? Qu’on cite une période où elle ne l’a pas été. La République est menacée ? Comme toujours, mais les Français sont prêts à la défendre. Mai 68 a rénové, modernisé, décontracté le républicanisme, il ne l’a pas affaibli.

VIII Mai 68 fut au bout du compte une ruse du capital et un adjuvant décisif à l’américanisation libérale de la société.

C’est la thèse de Régis Debray, l’ancien castriste devenu le plus grognon des intellectuels de droite. Le renversement dialectique - une révolte gauchiste au service du capitalisme - a quelque chose de séduisant. C’est un pur sophisme. Rappelons une nouvelle fois que Mai fut aussi et surtout la plus grande grève ouvrière connue à ce jour. En quoi cette grève a-t-elle aidé le libéralisme ? Ou l’impérialisme américain ? Les ouvriers y ont gagné 30 % d’augmentation pour le Smig (le salaire minimum de l’époque), 10 % pour les salaires, la section syndicale dans l’entreprise, la mensualisation, et quelques autres acquis importants. Ils ont exprimé avec force leur refus de l’arbitraire patronal et leur volonté de partager les fruits de l’expansion, tout en rêvant de la fin de l’exploitation et d’une condition plus digne et plus juste. Quoi de libéral là-dedans ? Le patronat en a conçu une peur bleue devant la France rouge et consenti ensuite toutes sortes de concessions. Quoi de libéral là-dedans ? Une partie de la jeunesse s’est tournée vers la gauche ou l’extrême gauche, militant pour un monde socialisé et réconcilié. Quoi de libéral là-dedans ? Le mythe révolutionnaire a été ressuscité, les pouvoirs ont vécu dans la hantise d’une réplique. Les valeurs de coopération, d’expérience sociale, d’innovation communautaire, d’écologie, de défense des minorités, de conquête des droits, d’égalité hommes-femmes, de lutte contre les discriminations ont été portées au pinacle. Quoi de libéral là-dedans ? La consommation a été mise en cause, l’idéal trivial de l’enrichissement matériel a été questionné, les progrès de l’Etat-providence ont été accélérés, les dépenses publiques ont été augmentées. Quoi de libéral là-dedans ? Comme la mondialisation libérale s’est affirmée dix ou vingt ans après la révolte de Mai 68, on veut faire croire que la deuxième est le résultat de la première. Etrange raisonnement. La pluie vient après le beau temps. C’est donc le soleil qui produit la pluie…

Mai 68 a attaqué De Gaulle, puis beaucoup de soixante-huitards se sont réconciliés avec sa figure historique, celle de la Résistance et de l’indépendance par rapport aux empires. Ce fut un malentendu, pour une grande partie. Debray soupire après la haute stature tutélaire du chef de la France libre. Sur ce point, il n’a pas tort. Mais plus que Mai 68, c’est la bourgeoisie qui a congédié De Gaulle en 1969 au profit du louis-philippard Pompidou. Plutôt que d’en rendre responsable Cohn-Bendit, Debray ferait mieux de fustiger la droite conservatrice. Difficile, il est vrai, puisqu’il s’y est rallié.

IX Mai 68 fut une victoire de la droite qui est sortie renforcée des événements.

A court terme, c’est juste. L’opinion a soutenu la révolte au début, scandalisée par les violences policières, séduite par la rupture de l’ordre des choses. Mais la poursuite du désordre, les violences des manifestations et la crainte d’un coup de force du PCF, qui pourtant combattait le mouvement, ont retourné la situation. Pompidou et les autres ont eu l’intelligence de limiter la répression et d’attendre que la peur s’installe pour remporter une victoire électorale écrasante. Mais en quelques années, l’esprit de 68 a rénové les thèmes et les méthodes de la gauche classique. Beaucoup de soixante-huitards ont abandonné l’utopie révolutionnaire. Ils ont quitté l’extrême gauche discréditée par son sectarisme et son irréalisme, pour l’espoir réformiste, en rejoignant les rangs de la gauche classique. Le principal prolongement politique de 68, c’est la montée du PS de François Mitterrand, qui avait eu l’intelligence de s’imprégner de l’esprit de Mai, avec un slogan directement issu des événements, « changer la vie ». La suite de Mai 68, c’est mai 81.

X Mai 68 fut une révolution trahie par ses leaders qui sont passés « du col Mao au Rotary Club ».

Polémique efficace mais fausse. Trois leaders ont émergé en 68 : Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit. Le premier est devenu maoïste avant de rejoindre la gauche classique. Le deuxième, mort il y a peu, est devenu enseignant et s’est retiré de la vie publique tout en continuant, dans sa pratique professionnelle, à défendre les idéaux initiaux. Le troisième, emblème du mouvement, a milité en Allemagne dans des mouvements alternatifs, puis est devenu député écologiste au Parlement européen. Drôle de trahison. On lui reprochera son ralliement à Macron sur le tard, opéré par conviction européenne. Péché mortel ?

Autre leader, Serge July a créé un journal de gauche de culture libertaire, Libération. Serait-ce trahir ? Les autres, pour la plupart, sont restés militants politiques ou syndicaux à gauche, ou bien se sont engagés dans la vie associative, humanitaire ou le militantisme écologique ou socialiste. Toutes les études historiques ou sociologiques le montrent : la grande majorité des soixante-huitards, étudiants ou ouvriers, ont gardé leurs idées progressistes et mené une vie plutôt austère d’engagement ouvrier ou populaire. Où est la trahison ? C’est l’extrême gauche sectaire qui jette des anathèmes, considérant depuis deux siècles que tous ceux qui ne pensent pas comme elle sont des traîtres. Alors que les vrais « traîtres » - selon ce vocabulaire qu’on n’aime pas - sont ceux qui sont passés au conservatisme le plus traditionnel. André Glucksmann, ancien mao, devenu sarkozyste et libéral. Régis Debray, ancien castriste qui soupire après l’ancien monde, Alain Finkielkraut, ancien maoïste passé à la droite de la droite, Pascal Bruckner, ancien révolté devenu néoconservateur, Jean-Pierre Le Goff, ancien mao devenu conservateur. Ceux-là même qui dressent le réquisitoire contre Mai. « Vous finirez tous notaires ! » criait en 68 Jean Cau, l’ancien secrétaire de Sartre passé à l’extrême droite. Il s’est trompé. Les notaires ne sont pas ceux qu’on croit. Ce sont ceux qui brûlent Mai 68 cinquante ans après l’avoir idolâtré. Mais le feu ne prend pas.

Laurent Joffrin


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