Renaissance des travaillistes au Royaume-Uni

vendredi 27 juillet 2018.
 

Un pays où les divisions caractériseraient avant tout le camp conservateur ? Où la gauche susciterait l’enthousiasme des foules ? Où l’espoir de nouvelles conquêtes électriserait les progressistes ? Ce pays existe : il s’agit du Royaume-Uni, depuis que l’élection de M. Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste, en 2015, a permis une refondation de la gauche à l’intérieur même du parti social-démocrate traditionnel.

Si vous voulez voir comment les pauvres meurent, venez voir la tour Grenfell. » Dans son discours de clôture du congrès travailliste de septembre 2017, le chef du Parti travailliste (Labour), M. Jeremy Corbyn, a cité ce vers du poète et romancier nigérian Ben Okri évoquant l’incendie qui a coûté la vie à 79 des habitants d’un immeuble d’habitat social, le 14 juin 2017 à Londres. Au nord du quartier de Kensington, l’un des plus chics de la capitale britannique, la tour se dressait dans une enclave populaire. Ses habitants, relégués aux abords de l’autoroute et de la voie ferrée, avaient été laissés à l’abandon par une politique violemment inégalitaire. Au Royaume-Uni, la part du revenu captée par les 1 % les plus riches a doublé ces trente dernières années, passant d’environ 4 % à plus de 8,5 % du produit intérieur brut (PIB). À Brighton, M. Corbyn s’est arrêté sur le sens du drame : « Grenfell représente un système failli, cassé, que le Labour doit — et va — remplacer. »

Aux mains des conservateurs depuis les années 1970, la circonscription de Kensington a, contre toute attente, été remportée par le Labour en juin 2017. Le Labour de M. Corbyn, est-on tenté de préciser, tant la ligne politique du principal parti de gauche britannique s’est transformée. « Beaucoup de gens l’avaient quitté sous [M. Anthony] Blair [1]. Moi, je suis restée, en me pinçant le nez, lance Mme Emma Dent Coad, la nouvelle députée. Ils sont revenus et beaucoup de jeunes ont adhéré. D’autres ont soutenu la campagne sans rejoindre le parti. » Bien implantée localement, l’élue a profité d’une forte dynamique militante — le nombre des adhérents de la section locale est passé de 300 à 1 000 en deux ans — et du « déchirement des conservateurs en raison du Brexit ». Dans une circonscription très favorable au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, Mme Dent Coad a rassemblé bien au-delà de l’électorat travailliste traditionnel. « Des gens de droite ont voté pour moi, des gens qui s’étaient éloignés du Labour, des gens qui ne votaient jamais, des gens qui ne faisaient plus confiance aux politiciens. Beaucoup m’ont dit que c’était la première fois qu’ils se déplaçaient. »

À l’image de Kensington, nombre de circonscriptions ont basculé depuis la désignation de M. Corbyn à la tête du parti, en septembre 2015. S’ils restent minoritaires à Westminster, les travaillistes ont fait une percée historique à l’occasion des élections législatives anticipées de juin 2017 : trois millions et demi de voix et trente sièges supplémentaires. Une performance d’autant plus remarquable que, ailleurs en Europe, les vieux partis issus de la social-démocratie sont en crise. En France, le Parti socialiste a perdu environ 140 000 adhérents entre 2007 et 2016. En Allemagne, les effectifs du Parti social-démocrate (SPD) ont fondu de 70 000 membres durant la même période. Le Labour, lui, en compterait 570 000, soit 300 000 de plus qu’en 2015. Nulle force nouvelle, qui participerait, comme en France ou en Espagne, d’une recomposition profonde du paysage politique, ne conteste par ailleurs son hégémonie. Et, en proposant de renationaliser les chemins de fer ou de rendre gratuit l’accès à l’université, le Labour rompt avec le néolibéralisme que continuent de défendre, ailleurs dans le monde, les membres de l’Internationale socialiste. Au-delà d’un mode de scrutin qui favorise le bipartisme [2], comment peut-on expliquer cette triple exception britannique ?

« Ce n’est pas seulement le gouvernement qu’il faut changer. C’est tout un modèle qui est en crise. » Dans la périphérie du Grand Londres, l’éditorialiste Owen Jones, figure de la gauche britannique, harangue cent cinquante militants. Ils se sont retrouvés dans une salle de la commune d’Uxbridge décorée aux couleurs du Labour. À l’intérieur, on distribue un bref argumentaire sur les mesures fiscales, l’emploi, la santé, le logement et la position du Labour sur le Brexit ; on fait un point sur les problèmes locaux ; on s’entraîne en jouant des saynètes représentant des situations-types — comme la rencontre avec un électeur du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, extrême droite). On organise enfin une trentaine d’équipes militantes pour un après-midi de porte-à-porte. L’endroit n’a pas été tiré au sort : M. Boris Johnson, l’ancien maire de la capitale et actuel ministre des affaires étrangères, est le député de la circonscription. La position qu’il a conquise en 2015 vacille. Le Labour a ainsi identifié dans le pays une soixantaine de territoires susceptibles de basculer à gauche. « Est-ce qu’on veut se débarrasser de Johnson ?, lance Jones. Allons-y ! Mettons-le dehors ! »

Le renfort de Momentum

On suit une équipe de porte-à-porte entre Cowley Road et Ferndale Crescent. « Never trust a tory » (« Il ne faut jamais croire un tory [conservateur] »), peut-on lire à une fenêtre. Cinq hommes et une femme marchent dans ce quartier pavillonnaire de la petite classe moyenne, situé sous le couloir aérien de l’aéroport de Londres-Heathrow. Parmi eux ne figure qu’un seul membre de la section travailliste locale. « J’ai adhéré au début des années 1980, explique ce professeur de musique à la retraite. Quand Blair a été élu, j’ai rendu ma carte. J’étais très mécontent des mesures éducatives prises par son gouvernement. Et puis je suis revenu avec Corbyn. » À ses côtés, M. Seamus McCauley, 41 ans, travaille dans la communication. Pour rien au monde il n’aurait voté pour le parti de M. Blair. Mais, en 2015, il a rejoint celui de M. Corbyn. La même année, Mme Keith Webb, la cinquantaine, décidait de s’engager. Avant, la politique ne l’intéressait pas. À l’inverse, M. David Carr militait de longue date au Parti communiste. Il s’est « reconnu dans Corbyn parce qu’il venait du syndicalisme ». Il apprécie également « qu’il soit féministe et écologiste, qu’il défende le peuple palestinien et qu’il se soit opposé à la guerre en Irak ». Il y a enfin M. Amir N., qui s’est engagé depuis deux mois, et Mme Deborah Olszewski, qui soutient M. Corbyn bien qu’elle appartienne à une autre formation, le Parti pour l’égalité entre les hommes et les femmes (Women’s Equality Party).

La diversité (y compris sociale) de ce petit groupe atteste la dynamique populaire que connaît le Labour. Aux côtés d’anciens militants, plutôt âgés, revenus au Labour après l’avoir quitté, nombreux sont les jeunes qui ont franchi le pas : à elle seule, l’organisation de jeunesse travailliste, Young Labour, compterait davantage de membres que le Parti conservateur tous âges confondus. Diplômés et membres de la classe moyenne, les nouveaux militants sont moins souvent syndiqués, mais voient dans M. Corbyn l’homme de la situation.

Après la démission de M. Edward Miliband, en mai 2015, l’élection de M. Corbyn avait pourtant donné lieu aux pires augures, ses adversaires ne manquant jamais de convoquer le souvenir de la débâcle électorale de 1983, du temps où la gauche était aux commandes du parti. À l’époque, ses détracteurs avaient rebaptisé son programme « la plus longue lettre de suicide de l’histoire ». Élu à la tête du parti avec 59,5 % des voix [3], le député d’Islington North (Londres), retournant à son avantage le principe de primaire ouverte, est parvenu à cristalliser autour de sa personne et de ses idées une ample aspiration populaire. Opposés à l’austérité et à la guerre [4], ses soutiens, entrés en force au Labour, ont permis de contenir la révolte des élites travaillistes converties au néolibéralisme. En 2016, un nouveau vote l’a conforté à la tête du parti avec 61,8 % des voix. Depuis, la dynamique n’est pas retombée. Signe des temps, le tract distribué aux habitants d’Uxbridge a pour titre « Labour, prêt à gouverner ».

Ciblée par les travaillistes, la circonscription de M. Johnson se trouve aussi au cœur de la campagne « Éjectons-les ! » (#Unseat) organisée au même moment par Momentum. Fondé en octobre 2015 par des proches de M. Corbyn, ce mouvement a été créé pour « conforter la position » du dirigeant travailliste, explique M. Yannis Gourtsoyannis, membre du groupe de coordination nationale, la direction de l’organisation. « Dès son élection, il a été pris pour cible » par le « parti parlementaire » : les députés en poste, souvent proches du blairisme.

Avec 36 000 membres, Momentum connaît un essor. Plusieurs centaines de personnes adhéreraient chaque semaine. Distinct des autres formations de l’aile gauche par son poids et son activisme, il mobilise indépendamment des consignes du parti, grâce à ses propres outils : une plate-forme numérique et une application en ligne. « Nous sommes en campagne permanente », explique M. Gourtsoyannis. Ce jeune médecin de l’hôpital public considère que de nouvelles élections législatives « pourraient être convoquées à tout moment » et se tient prêt. Le gouvernement de Mme Theresa May est en effet affaibli par des scandales de corruption et par les négociations sur le Brexit (lire « Un sourire derrière la barbiche »).

Fort de ses 170 groupes locaux, Momentum se préoccupe désormais de sa structuration. Des master class consacrées aux réseaux sociaux y sont animées, parfois par des cadres de l’équipe de M. Bernie Sanders, ancien candidat aux primaires démocrates américaines. Ses adhérents sont formés à l’organisation de réunions publiques ou d’actions de porte-à-porte. Loin des usages d’un congrès, les conférences nationales de Momentum privilégient des ateliers permettant l’échange de pratiques militantes. « Nous ne sommes pas un think tank. Nous ne produisons pas de rapports. Ce que nous faisons, c’est nous assurer que la politique du Labour reflète les aspirations de ses membres et pas celles de technocrates. » Sans chercher à se doter d’un corps de doctrine distinct, le mouvement tente d’infléchir les propositions du parti en matière de santé publique, d’industrie de défense ou de politique migratoire. « C’est le programme du Labour le plus à gauche depuis quarante ans. Mais il reste trop timide sur ces questions-là. »

Alors que 37 % des électeurs travaillistes — notamment ceux issus des milieux populaires — ont voté en faveur du Brexit, le groupe de militants a mené en 2016 une campagne intense en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union europénne. L’organisation peut ainsi apparaître en décalage avec une partie de la base électorale du Labour. Mais son action a par ailleurs contribué à une forme de rééquilibrage auprès de l’électorat jeune, qualifié et urbain, que la campagne européenne de M. Corbyn, économe, a pu désarçonner. Momentum s’impose ainsi peu à peu comme l’une des composantes centrales du Labour. En janvier dernier, trois de ses candidats, dont M. Jon Lansman, son fondateur, ont été élus au sein de l’exécutif travailliste. Pleinement intégrés, ses membres sont maintenant tenus d’adhérer au parti. Si les procès en entrisme ont toujours cours chez les adversaires de Momentum, il leur est de plus en plus difficile, en revanche, de le dépeindre comme un groupuscule de jeunes gens échevelés...

Les syndicats ont retrouvé leur centralité

« Notre but est de transformer le Labour, confie M. Gourtsoyannis. Nous voulons restaurer le lien entre le parti parlementaire et le grand nombre des adhérents. » L’arrière-garde des députés s’était opposée à la candidature de M. Corbyn, et c’est de justesse que le représentant de l’aile gauche était parvenu à se présenter, en recueillant un parrainage de parlementaire de plus que les trente-cinq nécessaires. Le soutien de 15 % du groupe parlementaire est en effet un préalable à toute candidature à la direction travailliste. Pour limiter la portée de ce « veto », Momentum défend l’abaissement de ce seuil à 10 %.

Ce qu’il s’agit de restaurer, poursuit M. Gourtsoyannis, ce sont « les liens avec les mouvements citoyens qui se mobilisent contre l’austérité [5], la guerre ou la casse de l’hôpital public ». Alors que nombre de partis, clos sur eux-mêmes, sont devenus des machines électorales minées par la bureaucratisation et l’opportunisme, Momentum veut explorer une voie alternative.

Sheffield, dans le Yorkshire. La ville est un bastion travailliste depuis les années 1920. Les usines de la Lower Don Valley en font encore un haut lieu de la sidérurgie britannique. C’est ici que fut fondée en 1866 l’organisation qui préfigura le Trades Union Congress (TUC). Cette confédération regroupe aujourd’hui cinq millions et demi de travailleurs. La quasi-totalité des quarante-neuf syndicats qui la composent sont « affiliés » au Parti travailliste et prennent ainsi part à son financement et à ses décisions. L’histoire du mouvement ouvrier britannique, originale en Europe, a conduit à une étroite association du parti et des syndicats. Ce sont ces derniers qui présidèrent à la création du Labour en 1900.

Dirigeant du TUC à Sheffield, M. Martin Mayer siégeait jusqu’à l’été 2017 au comité exécutif national du Labour, son organe de direction politique. « Les deux dernières années ont été très difficiles,dit-il. Corbyn a été sans cesse attaqué. » Contre les 172 parlementaires qui tentèrent un coup de force en juin 2016, en votant une motion de défiance, les syndicalistes firent bloc.

Marginalisés pendant la période du New Labour, lorsque M. Blair (1994-2007) puis M. Gordon Brown (2007-2010) étaient à la tête du parti, les syndicats ont retrouvé leur centralité. Le temps où certaines organisations, en désaccord avec la politique des néotravaillistes, se désaffiliaient du parti (comme la Fire Brigades Union, le syndicat des pompiers, en 2004) semble révolu. Tout comme celui où un dirigeant travailliste pouvait reprendre à son compte l’essentiel de la législation antisyndicale de Margaret Thatcher et réduire le poids des organisations de travailleurs au sein du congrès national annuel [6]. « Avant l’arrivée de Corbyn,raconte M. Mayer, beaucoup de syndicats se demandaient s’ils devaient se désaffilier. Les salariés interpellaient leurs dirigeants : “Pourquoi restez-vous au Labour alors que vous n’obtenez rien ?” Mais on n’avait pas vraiment le choix. Les autres formations de gauche, le Parti communiste par exemple, sont tellement faibles qu’elles n’ont aucune chance, jamais, d’emporter un scrutin. Alors on est restés. »

Bien qu’ils ne forment pas un bloc homogène, les bataillons syndicaux se sont activement engagés aux côtés de M. Corbyn. Au siège londonien d’Unite, le principal syndicat britannique, qui compte 1,4 million de membres, M. Andrew Murray, directeur de cabinet du secrétaire général, explique que son organisation « a aujourd’hui une relation particulièrement forte avec Jeremy Corbyn ». « Une relation politique, souligne-t-il. Nous espérons de sa victoire un changement radical pour combattre les inégalités sociales, un transfert de pouvoir au profit du travail et des salariés, une extension de la sphère publique par rapport au privé, une politique étrangère rompant avec l’impensé atlantiste, un changement en faveur de la paix au Proche-Orient. »

« C’est un des nôtres »

Pour l’heure, la question européenne — qui embarrasse surtout les conservateurs — ne semble pas avoir contrarié la reconfiguration en cours.

Longtemps hostiles à Bruxelles, les syndicats britanniques poussèrent en 1975 à l’organisation d’un premier référendum pour quitter l’Europe politique. La victoire de Thatcher en 1979 changea la donne. L’Europe devint pour certains ce « précieux bouclier contre les excès du néolibéralisme [7] ». En 2016, la campagne en faveur du Brexit, menée par les conservateurs, avive les débats dans les organisations syndicales. À Sheffield, « des députés et des syndicalistes des deux camps sont intervenus dans des réunions publiques, explique M. Mayer, mais le conseil syndical n’a pas tranché en raison des désaccords substantiels qui persistaient ». Dans le pays, treize des vingt-sept principaux syndicats du TUC se sont finalement — et très tardivement — déclarés en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union, onze n’ont pas pris position et trois ont bataillé pour la sortie sur les bases d’une campagne alternative, désignée sous le nom de « Lexit », contraction de left (« gauche ») et exit (« sortie ») [8].

Les syndicats, qui contribuent toujours à la moitié du financement du Labour et disposent d’un tiers des sièges dans son exécutif, engagent leurs adhérents à prendre part à la vie du parti. Ils interviennent aussi dans les campagnes internes, par de nombreux envois de courriels et de textos. Ainsi, en Écosse, où le secrétaire général d’Unite, M. Len McCluskey, a exprimé son soutien à M. Richard Leonard, candidat proche de M. Corbyn qui briguait la tête du Parti travailliste écossais. Un poste stratégique, là où le Labour doit, pour espérer conquérir le pouvoir, regagner le terrain perdu face au Parti national écossais (SNP).

En restaurant le lien organique qui unit son organisation au mouvement syndical, M. Corbyn a ressoudé le camp progressiste. « Le point crucial, c’est que nous avons désormais un parti démocratique », se félicite M. Murray, pour qui « Momentum et Unite sont comme les deux piliers de la nouvelle direction de Jeremy Corbyn ». L’édifice pourrait cependant s’avérer plus fragile qu’il n’y paraît. Début mars, à la surprise générale, M. Lansman, de Momentum, s’est porté candidat au poste de secrétaire général du Labour contre Mme Jennie Formby, issue des rangs d’Unite et soutenue par M. Corbyn.

Si M. Lansman s’est finalement retiré, cet épisode prélude sans doute à de futures divergences stratégiques, voire politiques. Alors que cette fonction est traditionnellement réservée à un représentant du mouvement syndical, M. Lansman n’a pas hésité à se présenter comme un recours. En proposant que le secrétaire général soit désigné par tous les militants du parti et non plus seulement par ses dirigeants, il souhaitait « renforcer les droits des adhérents » et « remplacer le vieux modèle hiérarchisé par une démocratie moderne, ouverte et transparente, pluraliste et participative ».

Durham, dans le nord-est de l’Angleterre. Avec 200 puits et 200 000 travailleurs, ce comté a longtemps constitué le plus grand bassin minier de la planète. Si la politique de la terre brûlée conduite par Thatcher, en hâtant la désindustrialisation, a laminé les travailleurs du charbon, ces derniers maintiennent encore une partie de leurs activités. Le gala des mineurs, un événement annuel qui se tient au mois de juillet, rythme la vie de la gauche britannique depuis 1871. « Le dernier en date a rassemblé 200 000 personnes », triomphe M. Alan Cummings, le secrétaire de l’Association des mineurs de Durham. Symbole du mouvement ouvrier, l’événement attire des militants et des sympathisants de tout le pays. « Jeremy Corbyn est un habitué. On le connaît bien ici. Quand il a décidé de se présenter, on n’a pas hésité une seconde à le soutenir. C’est un homme de principe. C’est un des nôtres. » Pour les anciens mineurs, la victoire de M. Corbyn sonne comme l’heure de la revanche, dans cette région qui fut longtemps l’un des fiefs du New Labour.

« Tony Blair, c’était un tory déguisé en travailliste. Du temps où il était premier ministre, il n’a jamais daigné venir à l’un de nos galas. » Pourtant, M. Blair était député de Sedgefield, à quelques kilomètres de là, et son bras droit, M. Peter Mandelson, celui de Hartlepool, dans le même comté. Mais les « modernisateurs » se souciaient peu de l’héritage du mouvement ouvrier. Après quatre défaites successives (1979, 1983, 1987, 1992), ils avaient décidé de conquérir les bastions conservateurs en changeant la base électorale du Labour, en fondant un projet de société sans classes, une politique sans adversaires, sublimée dans la figure de l’Essex man [9]. À l’inverse, M. Corbyn n’a pas hésité à renouer avec l’histoire de la classe ouvrière en rompant avec ce recentrage idéologique et sociologique qui, à la recherche d’un « extrême centre », avait favorisé la conversion du Labour au néolibéralisme.

Autrefois dominants, les néotravaillistes sont désormais sur la défensive. Farouche opposant à la nouvelle direction, M. Phil Wilson, qui occupe le siège de M. Blair à Westminster, est demeuré impuissant à contrer l’effet Corbyn dans sa propre circonscription. En 2016, ses consignes n’ont pas suffi à convaincre une majorité de militants de voter pour M. Owen Smith, le candidat de l’aile droite. « C’est parce qu’il y a beaucoup de gens qui ont rejoint le parti,explique M. Peter Brookes. En 2015, nous étions quatre cents. Aujourd’hui, le double. » Élu du comté de Durham, M. Brookes représente la commune de Trimdon, celle-là même où M. Blair avait élu résidence. Il fait partie de cette « bande des cinq » qui, selon la légende, avait préparé le terrain à « Tony » lors de sa première victoire, en 1983. Reconnaissant volontiers que « quelque chose est en train de se passer », ce conseiller concède que les citoyens, les plus jeunes notamment, voient en M. Corbyn « un homme simple, constant, un homme qui fait de la politique autrement et peut changer leur vie en mieux ». En son temps, se souvient M. Brookes, M. Blair était parvenu à susciter le même enthousiasme : « Le nombre de militants dans les sections locales était passé de deux cents à deux mille en l’espace de deux ans. »

À présent minoritaires, les néotravaillistes aspireraient à « conserver [leurs] circonscriptions et à porter [leurs] candidats à la tête du parti ». Mais ils ne disposent plus des réseaux pour le faire. Leur principal groupe, Progress, est aujourd’hui à la peine, depuis que son fidèle donateur, M. David Sainsbury, l’une des premières fortunes du Royaume-Uni, a retiré sa mise en 2017. Du reste, il fonctionnait comme un think tank, et non comme un mouvement enraciné dans le parti et dans la société. « On devrait mieux s’organiser », admet M. Brookes. Après avoir désiré le départ des « modérés » pour fonder avec eux un nouveau parti, il espère trouver un « antidote à Momentum ».

À la tête du plus grand parti d’Europe de l’Ouest, M. Corbyn a transformé le visage du Labour. Ce parti de masse trace une voie originale. Sans marquer la même rupture avec les cadres politiques préexistants que Podemos en Espagne ou La France insoumise, il est le lieu d’une recomposition vivifiante. « For the many, not the few » (« Pour la majorité, pas pour une minorité ») : M. Corbyn semble décidé à ne pas céder.

Allan Popelard & Paul Vannier

Notes

[1] Premier ministre de 1997 à 2007, M. Blair a été l’artisan du virage à droite du Labour (New Labour).

[2] Le scrutin uninominal majoritaire à un tour en vigueur aux élections législatives conduit à l’élection du candidat arrivé en tête le jour du scrutin.

[3] Cinq ans plus tôt, la représentante de l’aile gauche, Mme Diane Abbott, n’avait recueilli que 7,2 % des voix.

[4] Lire Alex Nunns, « Jeremy Corbyn, l’homme à abattre », Le Monde diplomatique,octobre 2015.

[5] C’est le cas par exemple du mouvement The People’s Assembly Against Austerity, lancé en 2013 par des dirigeants syndicaux, des militants et des journalistes. Organisé en 80 groupes à travers le pays, il aurait rassemblé 250 000 manifestants le 20 juin 2015 et entre 50 000 et 100 000 en avril 2016.

[6] Leur part a été réduite de 90 % à 50 % des votes.

[7] Houcine Msaddek, « Des anti-Marketeers aux Brexiteers : la rhétorique eurosceptique des syndicats britanniques d’un référendum à l’autre », Revue française de civilisation britannique, vol. XXII, n° 2, Paris, 2017.

[8] Stefano Fella, « Should I stay or should I go ? », Labour Research, Londres, juin 2016.

[9] « L’homme de l’Essex », du nom d’un comté du sud-est de l’Angleterre, désigne l’électeur médian. Courtisé par les tories dans les années 1990, il est devenu l’objet de toutes les attentions des travaillistes avec l’arrivée de M. Blair à la tête du parti.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message