Que penser du phénomène végan  ?

dimanche 26 août 2018.
 

Rappel des faits Le véganisme est devenu un sujet régulièrement débattu. Trois personnalités et acteurs de terrain ont accepté de confronter leurs points de vue.

Jocelyne Porcher Sociologue, directrice de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra)

Brigitte Gothière Cofondatrice, porte-parole et directrice de l’association L214

et Laurent Pinatel Porte-parole de la Confédération paysanne

Véganisme et capitalisme  : accord parfait «  pour un monde meilleur  »

Jocelyne Porcher

Sociologue, directrice de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra)

Qu’est-ce que le véganisme  ? Selon la Vegan Society, «  c’est une philosophie et un mode de vie qui cherchent à exclure, autant que possible, toutes les formes d’exploitation et de cruauté envers les animaux, pour la nourriture, l’habillement ou dans d’autres buts  ». Par conséquent, les végans soutiennent le développement et l’utilisation d’alternatives «  animal-free  ». Un végan n’est donc pas végétarien, ni seulement végétalien. Il est supposé être libéré des animaux et donc des problèmes moraux à leur sujet dans tous les pans de sa vie.

Mais ce petit «  autant que possible  » dans la définition laisse la place à bien des accommodements. Ainsi de nombreux végans sont «  en transition  », c’est-à-dire qu’ils sont en phase de changement de régime, du végétarisme au véganisme.

Il n’y a pas de limites à cette phase, elle peut donc durer longtemps, très longtemps, voire prendre la forme d’une asymptote. Mais, durant cette période, la personne peut dire fièrement  : «  Je suis végan.  » C’est en effet la tenue morale qui se porte le mieux en ces temps de conformisme politico-numérique.

Par ailleurs, un grand nombre de parents végans donnent une alimentation végétarienne à leurs enfants. Autrement dit, on peut trouver dans leur frigo, sans contradiction, quelques yaourts et autres fromages et œufs. Pourfendeurs de l’élevage mais contents de pouvoir nourrir leur progéniture grâce aux animaux de ferme et à leurs éleveurs. Sans compter tous les végans qui «  font des pauses  » dans leur régime quand le besoin s’en fait sentir.

S’il est relativement facile de s’habiller sans les animaux, il est donc beaucoup plus difficile, sans tricher, ni mentir, ni faire des accommodements qui de fait discréditent la théorie, de les exclure vraiment et durablement de son alimentation.

L’alimentation végane n’est pas une sinécure et elle peut même attenter gravement à la santé comme on peut le lire dans de nombreux témoignages (1). Il n’est pas si facile non plus d’exclure les animaux de sa vie quotidienne. Ainsi un grand nombre de végans ont des animaux de compagnie, en contradiction avec leur mode de vie «  animal-free  », à qui ils imposent une alimentation végane. Pénible pour les chiens, mortelle pour les chats.

L’injonction réitérée depuis quelques années dans les médias de manger moins de viande, voire de ne plus en manger du tout pour «  sauver la planète  » répond à une tardive prise de conscience politique des immenses dégâts que causent les productions animales industrielles sur l’environnement, sur le climat et sur la santé humaine. Par un concours de circonstances opportun, le mouvement végan se développe en même temps qu’émerge un nouveau modèle agricole porté par les Gafa, les milliardaires et de puissants fonds d’investissement  : l’agriculture cellulaire. Il s’agit de produire des végétaux ou des produits animaux non plus à partir de la graine ou de l’animal mais à partir de la cellule.

Des dizaines de start-up travaillent ainsi de par le monde à mettre au point des procédés de production de viande in vitro pendant que d’autres travaillent à convaincre les consommateurs qu’ils doivent renoncer à la viande.

L’industrialisation de l’élevage portée par le capitalisme industriel depuis le XIXe siècle atteint ainsi son stade ultime, la production de matières animales sans les animaux. La seule alternative non capitaliste pour préserver notre environnement, mais aussi pour nous éviter le «  monde meilleur  » que les croisés 4.0 et végans projettent, reste donc l’élevage.

Faut-il arrêter de manger de la viande  ? Brigitte Gothière

Cofondatrice, porte-parole et directrice de l’association L214

Dire que nous voulons sauver la planète n’a guère de sens en soi  : le centre de nos préoccupations devrait être de sauver ses habitants. Ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’une planète vivable et d’un futur enviable pour nous et pour les autres animaux qui la peuplent. Un monde dans lequel nous serions conscients de l’importance de limiter notre impact et où nous nous attacherions à coexister en bonne intelligence.

Notre attitude va pourtant à l’encontre de ce souhait  : nous polluons, nous surconsommons, nous gaspillons, nous nuisons à notre santé et provoquons le malheur de beaucoup d’autres animaux.

La pêche, l’aquaculture et l’élevage des animaux pour notre alimentation sont une parfaite illustration de ce système qui marche sur la tête. Il y a aujourd’hui consensus sur les dommages environnementaux causés par la production de viande  : elle est notamment forte émettrice de gaz à effet de serre (14,5 % des émissions totales de GES, selon les Nations unies, rapport FAO, 2014), grande consommatrice d’eau (il faut 4 100 litres d’eau pour obtenir 1 kilo de protéines végétales issues des légumineuses, contre 10 300 pour les cochons) et mauvaise convertisseuse de protéines (il faut en moyenne 3 kilos de protéines végétales pour produire 1 kilo de protéines animales).

Elle a également un impact considérable sur la santé publique, favorisant par exemple l’antibiorésistance. Soulignons également les revenus souvent faibles des éleveurs ou des pêcheurs, et les conditions de travail épouvantables des ouvriers d’abattoirs. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’anéantissement sans précédent de la vie marine...

En novembre 2017, un manifeste de 15 000 scientifiques internationaux nous alertait sur l’état de notre environnement et préconisait, entre autres, de réduire drastiquement notre consommation de viande (1). Il est donc aujourd’hui indispensable de revoir notre façon de nous alimenter et d’accorder une place bien plus importante aux produits d’origine végétale. En diminuant ainsi notre consommation de produits d’origine animale, il serait alors possible de «  sauver la planète  ».

Ce serait une belle planète pour les êtres humains, à n’en pas douter. Mais, en continuant à manger de la viande, même en moindre quantité, nous aurions oublié «  quelqu’un  » dans notre sauvetage. Nous continuerions, sans nécessité nutritionnelle, de voler aux animaux ce qu’ils ont de plus précieux  : leur vie.

Réfléchir à un monde où les autres animaux auraient une place à nos côtés, contribueraient encore à façonner nos paysages, vivraient avec nous sans être condamnés à une mise à mort planifiée, c’est un enjeu majeur pour la construction de notre avenir commun. Culturellement, ce serait une révolution éthique  : nous ne sommes pas dupes, ne plus considérer les animaux comme des ressources ne sera pas chose aisée. Les habitudes sont bien ancrées et le poids culturel de la viande dans un pays comme la France prendra du temps pour se faire moins lourd.

Malgré cette divergence profonde, nous sommes convaincus qu’il est possible d’agir efficacement sur ce qui unit la majorité d’entre nous  : le refus absolu de l’élevage industriel et de son corollaire, la consommation effrénée de produits d’origine animale  ! Nous sommes nombreux à défendre l’idée d’une société plus juste, plus équitable et plus respectueuse des animaux, des humains et de l’environnement. Surtout, nous avons plus que jamais l’obligation d’y parvenir.

C’est d’un élevage paysan dont la planète a besoin (Laurent Pinatel)

Porte-parole de la Confédération paysanne

Les mouvements végans ne se consolident d’ailleurs pas sur l’argument environnemental en vue de sauver la planète, mais sur des considérations liées au bien-être animal dans l’objectif de faire disparaître l’élevage. Les alertes sur le bien-être animal sont certes essentielles pour poser le débat. Reste à définir quel débat  : celui du système actuel qui lessive les paysans, essore les salariés de l’agroalimentaire et ignore les consommateurs, ou celui du bien-fondé de la consommation de produits animaux  ?

Ne nous trompons pas de sujet  : il faut prendre à bras-le-corps les questions du bien-être animal et de l’impact environnemental de l’élevage, mais elles sont indissociables de la taille des fermes et des conditions imposées aux paysans et aux salariés des abattoirs. Le fonctionnement libéral des marchés, sous le regard passif de l’État, engendre une mise en concurrence féroce et tend à pousser à la transformation des élevages en unités industrielles de production animale. De la même manière, les abattoirs de proximité, essentiels aux filières locales, sont progressivement remplacés par une industrie lourde cherchant uniquement l’optimisation de ses facteurs de production. C’est ce fonctionnement de l’économie actuelle qu’il faut remettre en cause car il est destructeur pour nous, paysans et citoyens, pour les animaux et pour nos écosystèmes.

La dérive industrielle de l’élevage engendre déforestation, pollutions, surconsommation de produits animaux dans les pays occidentalisés, piètre qualité des produits et destruction de l’emploi paysan. Malgré leurs oppositions, les militants de la libération animale et les acteurs de l’agrobusiness ont un point commun  : l’abandon du lien à l’animal, soit par le refus de la mort, soit par le refus de la vie même de l’animal. Cet éloignement entre les consommateurs et une frange minoritaire mais surreprésentée du monde de l’élevage a logiquement mené à des incompréhensions mutuelles.

Nous sommes en profond désaccord avec cette vision déconnectée du vivant et de notre place dans les écosystèmes. Sur le plan environnemental, l’élevage est le premier rempart à l’utilisation massive d’engrais de synthèse. Il permet de maintenir le niveau de fertilité des sols, limite l’érosion et la transformation de nos paysages diversifiés en océans de blé et de forêt. Il est le premier rempart aux incendies sur le pourtour méditerranéen.

L’élevage paysan garde le lien au sol et s’adapte à l’animal et aux terroirs, plutôt qu’adapter l’animal et les terroirs aux conditions qu’on voudrait leur imposer. Il est primordial pour le développement d’une agriculture paysanne respectueuse des femmes et des hommes, des animaux et de l’environnement, et est garant d’une souveraineté alimentaire des peuples, encore davantage dans les pays du Sud.

L’industrialisation des filières animales a provoqué trop de dégâts sur l’environnement et la bientraitance animale, mais aussi sur l’image du métier d’éleveur aux yeux de nombreux citoyens. La baisse de la consommation de produits animaux dans les pays occidentalisés est devenue inévitable et souhaitable. Ce tournant de sobriété ne doit pas engendrer la disparition de l’élevage, mais au contraire sa désintensification et son redéploiement dans toutes les régions, en synergie avec les cultures végétales et les ressources herbagères. La diminution des cheptels sera ainsi accompagnée d’une augmentation du nombre d’éleveurs, répartis sur le territoire, créateurs d’emplois et de dynamiques territoriales fortes.

(1) Lire l’Expérience alimentaire, de Stanislas Kraland. Grasset, 2018.

(1) Collectif, «  Avertissement à l’humanité  », BioScience, 13 novembre 2017.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message