Bolivie (histoire). De la révolution nationale à la victoire d’Evo Morales

samedi 28 septembre 2019.
 

« Nous, les mouvements sociaux, nous voulons continuer à avancer afin de libérer notre Bolivie, libérer notre Amérique. La lutte que nous a léguée Túpac Katari continue, mes frères et mes sœurs, et nous la poursuivrons jusqu’à la récupération totale de notre territoire. La lutte que nous a léguée Che Guevara, nous allons la mener à bien nous-mêmes. »

—Evo Morales, discours d’investiture prononcé à Tiwanaku, le 21 janvier 2006 [1]

Le triomphe d’Evo Morales et de son parti, le Mouvement vers le socialismeInstrument politique pour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP), lors des élections générales du 18 décembre 2005, a marqué un net basculement à gauche de l’électorat bolivien [2]. Cependant, la même question semble inlassablement resurgir au terme de ce sommaire constat : de quelle gauche parle-t-on ? À l’évidence, le succès du MAS (tel qu’on le dénomme plus communément) peut et doit être analysé comme l’expression locale d’un rejet, commun à l’ensemble de l’Amérique latine, des effets des politiques économiques néolibérales. Ce qui ne doit toutefois pas occulter le profond ancrage du processus bolivien dans une histoire nationale dont l’empreinte, encore aujourd’hui, demeure largement perceptible.

De fait, les protagonistes du cycle de protestation ouvert par la « guerre de l’eau » de Cochabamba en 2000, qu’ils soient cultivateurs de coca (cocaleros) ou membres de comités de quartier (juntas vecinales) à El Alto, sont encore souvent, par leur propre trajectoire, les symboles vivants des mutations économiques et sociales profondes qu’a connues le pays à l’orée des années quatre-vingt. À cette époque, les recettes néolibérales appliquées dix ans plus tôt au Chili par les Chicago Boys s’imposent comme un mal nécessaire face au marasme de l’hyperinflation. « C’est une Bolivie qui meurt », dit alors le président Víctor Paz Estenssoro, lui qui, trente ans auparavant, avait dirigé la Révolution Nationale de 1952, qui promouvait la mise en place d’un modèle économique d’industrialisation attribuant à l’État un rôle pivot.

La Bolivie qui « renaît » à partir de la fin des années quatre-vingt-dix n’est pourtant pas si étrangère à la précédente que cela. Certes, « l’avantgarde » n’est plus minière, mais paysanne, son indianité devenant même une identité à part entière. Elle n’invoque plus autant – voire plus du tout – Marx, Che Guevara ou Marcelo Quiroga Santa Cruz, dirigeant socialiste bolivien des années soixante-dix, leur préférant le chef indigène Túpac Katari qui combattit les colonisateurs espagnols et assiégea la ville de La Paz entre 1780 et 1781. En dépit de ces transformations, c’est pourtant bien la même « boussole » idéologique qui semble guider le mouvement populaire bolivien tout au long du vingtième siècle : un nationalisme fortement teinté d’anti-impérialisme, visant tout à la fois les puissances étrangères – « l’anti-nation » –, au premier rang desquelles figurent les États-Unis, et les élites politiques et économiques locales, ou « oligarchies », qui travaillent pour elles – hier, les « barons de l’étain », aujourd’hui, les « néolibéraux ».

Comprendre la « Révolution démocratique et culturelle » qu’entend diriger aujourd’hui le gouvernement du MAS exige donc de revenir sur la trajectoire socio-historique complexe empruntée par ce mouvement. Une trajectoire qui prend sa source dans la constitution d’un mouvement ouvrier forgé au contact de l’une des expériences révolutionnaires les plus méconnues de nos jours : la Révolution Nationale de 1952.

DE LA RÉVOLUTION AUX LUTTES POUR LA DÉMOCRATIE, LA LONGUE MARCHE DE LA GAUCHE (1952-1985)

Si les premières tentatives de fondation de partis socialistes ou anarchistes datent du début du XXe siècle, le mouvement ouvrier n’a pourtant jamais disposé, en Bolivie, d’une représentation homogène dans la sphère politique. À l’aube de la Révolution Nationale, deux principaux courants luttent pour l’hégémonie en son sein. Les marxistes révolutionnaires, parmi lesquels les trotskystes du Parti ouvrier révolutionnaire (POR), compensent leur faiblesse numérique par une importante production intellectuelle [3]. Face aux révolutionnaires se consolide un courant nationaliste, aux cadres essentiellement petits-bourgeois, dont l’identité politique se construit en grande partie contre « les barons de l’étain », soit les familles propriétaires des principales mines du pays : il s’agit du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR)  [4].

Le 9 avril 1952, le MNR tente de prendre le pouvoir par la voie insurrectionnelle suite à l’annulation du succès électoral des emenerristas l’année précédente. Soutenue par les forces de police et les milices du Movimiento, la Révolution Nationale aboutit cependant, grâce à l’entrée en lice d’innombrables groupes ouvriers de guérilla urbaine à La Paz, suivis par les syndicats de mineurs assurant le blocage du pays, exprimant ainsi la force d’un mouvement populaire anti-oligarchique en Bolivie. Très vite, le nouveau régime, dirigé tour à tour par Hernán Siles Zuazo, puis Víctor Paz Estenssoro, relaye les revendications portées par le mouvement populaire en nationalisant les mines en octobre 1952, puis en procédant à la réforme agraire en août 1953. Porté au pouvoir par un large mouvement de masse, le MNR projette de structurer le mouvement populaire en le dotant de l’organisme de représentation nationale que le syndicalisme bolivien n’était pas parvenu à construire jusque-là : ainsi se crée la Centrale ouvrière bolivienne (COB), le 17 avril 1952. Au lendemain de sa création, il propose à cette dernière un « cogouvernement » MNR-COB à travers l’intégration de trois ministres « ouvriers » – nommés toutefois par Paz [5].

À partir des années 1960, cependant, le MNR entre dans une crise profonde résultant de l’opposition interne entre une aile gauche cobista recherchant l’approfondissement du processus révolutionnaire et une aile conservatrice soucieuse de montrer des signes d’allégeance aux États-Unis en recourant de plus en plus fréquemment à la répression du mouvement ouvrier  [6]. La rupture de la gauche syndicale du Movimiento en 1963, marquée par la fondation du PRIN (Parti révolutionnaire de la gauche nationale), est toutefois trop tardive face à la montée en puissance des Forces Armées : c’est presque sans opposition que le général Barrientos conduit, le 2 novembre 1964, une tentative de coup d’État couronnée de succès.

L’accession au pouvoir des militaires marque le début d’une longue période de reflux pour le mouvement ouvrier qui, dès mai 1965, est la cible d’une répression féroce. Les syndicats de la Fédération syndicale des travailleurs des Mines de Bolivie (FSTMB) et la COB entrent alors dans une phase de désorganisation profonde et durable, l’épopée du Che Guevara à Ñancahuazú (novembre 1966-octobre 1967) ne constituant que l’un des éphémères épisodes de contestation auxquels est réduite la gauche bolivienne [7]. Le mouvement paysan, jusque-là acquis au MNR grâce aux conquêtes de la Révolution (suffrage universel et réforme agraire), se convertit en revanche en soutien presque inconditionnel à la dictature, en raison de la forte popularité dont bénéficie Barrientos dans les campagnes, lui qui promet l’approfondissement du processus de redistribution de terres prévu par la réforme agraire. L’alliance entre militaires et paysans, fondée sur une logique essentiellement clientéliste, est définitivement scellée avec la signature, à Ucureña, dans la vallée de Cochabamba, le 9 avril 1964, du Pacte Militaire-Paysan (en espagnol, PMC)  [8].

Si le pouvoir de Barrientos paraît consolidé, le rapprochement qu’il opère avec l’armée états-unienne au cours de la « neutralisation » de la guérilla du Che inquiète pourtant les membres les plus nationalistes de l’état-major. La mort accidentelle du général en 1969 ne fait finalement que faciliter la prise de contrôle des Forces Armées par ces derniers, permettant ainsi au général Ovando d’accéder au mandat de président en septembre. Si Ovando est l’artisan de la nationalisation du pétrole, à laquelle il procède le 7 octobre, il ne tarde pourtant pas à son tour à recourir à la répression la plus sauvage à l’encontre des cadres du mouvement populaire. Face à ce « tournant conservateur », Juan José Torres, un général nationaliste jusque-là proche d’Ovando, déclare un coup d’État le 6 octobre 1970 et reçoit le soutien de la COB dont l’appel à la grève générale dès le lendemain en garantit le succès. La défense du régime par les mineurs face à une tentative de coup d’État, le 10 janvier 1971, établit d’emblée la dépendance de Torres à l’égard de la classe ouvrière, en même temps qu’elle renforce la conviction des cobistas dans les vertus de l’auto-organisation. La COB propose alors de mettre en place un « organe des travailleurs et du pouvoir populaire » : l’Assemblée populaire, regroupant syndicats et partis de gauche. Aussi limitée soit-elle, à cause notamment d’un fonctionnement chaotique, l’Assemblée s’érige toutefois d’emblée en un pouvoir totalement indépendant qui, par la dualité dont elle est porteuse, conteste la légitimité de l’appareil d’État créé en 1952. Le 21 août 1971, le coup d’État du général Hugo Banzer met fin à l’une des plus riches expériences du mouvement ouvrier bolivien.

Le banzerato (1971-1978), régime ouvertement soutenu par les États-Unis, constitue une nouvelle « période noire » pour une gauche plus que jamais vouée à la clandestinité. C’est pourtant à cette époque que réapparaît sur le terrain de la contestation un acteur qui sut jusque-là s’adapter avantageusement à tous les changements de conjoncture : la paysannerie. Subissant indirectement l’influence de l’expérience de l’Assemblée populaire, ce sont les enfants des migrants venus de l’Altiplano pour vivre à la périphérie des centres urbains, telle La Paz, qui réorganisent le syndicalisme rural sur des bases contestataires. Idéologiquement, ce nouveau courant se revendique du « katarisme », en référence à la figure du rebelle indigène de la fin du XVIIIe siècle, Túpac Katari, et propose comme projet politique la lutte contre la double oppression vécue par la paysannerie : économique, en raison de l’exploitation de sa force de travail, et sociale et culturelle, en tant qu’indigène [9]. La montée en puissance du katarisme au cours des années 1970 marque l’éloignement de la paysannerie du Pacte Militaire-Paysan qu’avait grandement contribué à sustenter la seule figure de Barrientos  [10].

Face aux luttes démocratiques de la COB et de la paysannerie, et aux pressions des… États-Unis, acquis à la restauration de régimes démocratiques en Amérique latine, Banzer accepte, en novembre 1977, de convoquer des élections. S’ouvre alors une période d’instabilité profonde, qui prend fin au terme de la « dictature délinquante » [11] du général Luis García Meza (1980-1981), calquée sur le régime d’Augusto Pinochet au Chili – une dictature qui ne parviendra jamais à se stabiliser tant en raison de l’hyperinflation naissante que de l’existence d’une pression internationale sur la question des droits de l’homme. C’est à l’Unité démocratique et populaire (UDP), coalition de centre-gauche qui avait remporté les élections de 1980, annulées en son temps par García Meza, qu’est remis le pouvoir en 1982. Mais la situation économique demeure alarmante, notamment en raison de la persistance de la crise inflationniste. La COB, pour sa part, se démarque peu à peu du gouvernement en raison de la réticence de ce dernier à concéder le « contrôle ouvrier » dans les principales entreprises publiques. En proie à une popularité en chute libre, l’UDP perd les élections de 1985 au profit de Paz Estenssoro (MNR). Celui-ci n’a pourtant plus rien de l’icône de la Révolution de 1952 : allié au parti créé par Banzer (Action démocratique nationaliste, ADN), son gouvernement ouvre un cycle de réformes néolibérales brutales. Un cycle long de vingt ans au cours duquel la quasi totalité du système de partis bolivien, y compris une partie de la gauche, se rallie au « sens commun » hérité du Consensus de Washington.

LES NOUVEAUX VISAGES DE LA « BOLIVIE INSURGÉE » (1985-2005)

L’année 1985 représente un changement de conjoncture important pour la gauche bolivienne : les privatisations et démantèlements des entreprises d’État aboutissent à des licenciements massifs qui affectent de plein fouet les bases militantes de la COB. Ainsi, au sein de la Corporation Minière de Bolivie (COMIBOL), ce sont pas moins de vingt mille mineurs qui sont brutalement « relocalisés » [12]. La « Marcha por la Vida » des syndicalistes de la FSTMB en 1986, durement réprimée par le gouvernement, constitue le chant du cygne du mouvement minier bolivien, ses membres se voyant contraints de quitter les mines pour trouver ailleurs des revenus de subsistance alternatifs. Bon nombre d’entre eux s’installent alors soit dans les centres urbains en expansion, tel El Alto, grossissant ainsi les rangs du « secteur informel », soit dans les zones de culture de la coca que sont les Yungas (au nord de La Paz) et le Chapare (au nord-est de Cochabamba).

L’irruption cocalera contribue à une politisation accélérée de l’ensemble du mouvement paysan, réorganisé autour de la nouvelle confédération, née en 1979 des luttes pour la démocratie, la Confédération syndicale unifiée des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). La militarisation des zones de production de coca incite le mouvement cocalero à s’orienter vers une participation aux élections afin de contrecarrer les politiques d’éradication sur le plan institutionnel. La gauche rate alors un rendez-vous historique avec la paysannerie bolivienne, en ne la considérant que comme un allié de second rang dans les coalitions qu’elle met en place, comme l’Eje Pachakuti en 1993. Les désillusions que génèrent ces expériences entraînent donc les cocaleros, et l’ensemble de la paysannerie dans leur sillage, vers leur propre consolidation en tant qu’acteur collectif politique autonome, notamment à travers l’élaboration et la popularisation de la thèse de « l’instrument politique » au sein de la CSUTCB. Une thèse qui contribuera en définitive à la création du MAS, en 1995, d’abord sous le nom d’Assemblée pour la souveraineté des peuples (ASP). Se concevant dès sa naissance comme « l’instrument politique des organisations paysannes et indigènes », le MAS se distingue de la plupart des partis politiques issus de mouvements sociaux en Amérique latine, tel le Parti des travailleurs brésilien (PT), dans la mesure où il n’y existe pas de distinction entre les structures de la formation partisane en création et celles des organisations sociales qui en sont à l’origine. Les piliers de ce nouveau parti sont donc les confédérations syndicales qui structurent le monde rural, au premier rang desquelles la CSUTCB [13], la coca donnant lieu, d’un point de vue idéologique, à l’élaboration d’un discours antiimpérialiste dirigé tant contre les États-Unis que contre une classe politique bolivienne qualifiée de vendepatria, agissant en fonction des exigences de « l’étranger » [14].

L’émergence des mobilisations contre les privatisations, dont le point de départ est la « guerre de l’eau » de Cochabamba en 2000, symbolise la popularisation de ce nationalisme indigène en milieu urbain. Dans les villes, les cibles de la critique du mouvement populaire sont les transnacionales, les compagnies multinationales qui bénéficient de ces privatisations. À partir de 2000, les soulèvements populaires exprimant le rejet des politiques néolibérales, connus ailleurs comme les « révoltes-FMI », se multiplient en Bolivie à mesure que les effets de ces réformes sur la vie quotidienne des populations (comme la hausse des prix de services comme l’accès à l’eau) deviennent palpables. Ainsi émergent de nouveaux acteurs se substituant à la COB dans son rôle traditionnel de noyau articulateur du mouvement populaire – telles la Coordinadora del Agua, lors du conflit de Cochabamba, ou la FEJUVE (Fédération de comités de quartiers) à El Alto en février 2005, contre la compagnie Aguas del Illimani (propriété de Suez-Lyonnaise des Eaux).

Ce sera cependant la « guerre du gaz » d’octobre 2003 qui contribuera à enraciner de façon décisive ce néo-nationalisme dans les villes. Nées du refus de toute exportation de gaz vers la Californie à travers un gazoduc passant par le Chili voisin, les mobilisations d’octobre – conduites par les organisations de la ville de El Alto, telles la FEJUVE et la COR (Centrale ouvrière régionale), en lien avec les syndicats paysans de l’Altiplano dirigés par le leader aymara Felipe Quispe – se convertissent progressivement en une lutte pour la nationalisation du gaz. Une nationalisation qui s’intègre à une plateforme revendicative propre aux mouvements sociaux boliviens connue comme « l’agenda d’octobre », dont la convocation d’une Assemblée Constituante constitue la seconde exigence fondamentale. Cimentant une alliance entre organisations sociales urbaines et rurales, les journées d’octobre 2003 ont également marqué une rupture avec le système politique bolivien alors en place, du fait de la sanglante répression des manifestations par le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada (MNR), contraint à la fuite le 17 octobre. En mai-juin 2005 s’ouvre une nouvelle crise au cours de laquelle c’est le successeur de Sánchez de Lozada, Carlos Mesa, qui se voit contraint de rendre les armes face aux mouvements sociaux. Si Mesa ambitionnait de gouverner sans le Congrès, donc sans les principaux partis politiques boliviens désormais labellisés « traditionnels » au lendemain d’octobre 2003, il finit néanmoins par être associé à ceux-ci sur la question des hydrocarbures, à nouveau. Refusant obstinément de promulguer une loi votée par le Congrès permettant la signature de nouveaux contrats plus avantageux pour l’État quant au partage des profits tirés des hydrocarbures, Mesa finit par s’aliéner le soutien du MAS comme des organisations sociales, pour qui cette renégociation ne constituait pourtant qu’une exigence minimale perçue alors par la majorité de la population comme plus « réaliste » qu’une nationalisation du gaz.

LE MAS À L’ÉPREUVE DES INSTITUTIONS (2002-2007)

Le surgissement du MAS est donc tout à la fois le fruit de la radicalisation sociale à l’œuvre depuis 2000 en Bolivie et du rejet, toujours plus transversal socialement, de la « rosca » (clique) aux commandes du pays depuis 1985. Cependant, la seconde place acquise par le MAS lors des élections générales de juin 2002, lors desquelles Evo Morales échoue à quelques encablures de Gonzalo Sánchez de Lozada pour la présidence, correspond à ce que l’on pourrait qualifier de seconde naissance de « l’instrument politique » [15]. Une partie de ce succès découle en effet de la stratégie offensive menée par le MAS à l’égard des « classes moyennes urbaines », qui conduit Morales à inviter massivement intellectuels et personnalités venus de la gauche marxiste et nationaliste à se joindre aux listes de candidats, tout en faisant parallèlement appel à de nombreux conseillers, venus pour une majorité d’entre eux d’ONG qui collaboraient déjà par le passé avec le mouvement paysan et indigène. Une nouveauté qui introduit de fortes tensions dans le MAS, le groupe parlementaire étant progressivement conduit à définir les orientations du parti sur les débats publics en cours  [16]. Ce processus bénéficie cependant avant tout aux intellectuels et/ou ex-militants de gauche, le « taux de change » relatif à la conversion du capital militant lors du passage de l’arène syndicale à l’arène parlementaire se révélant beaucoup plus aisé pour ces derniers que pour les parlementaires paysans et indigènes [17].

Les congressistes ruraux ne semblent dès lors parvenir à surmonter un sentiment de dépossession du pouvoir politique au sein de leur propre parti que lorsque, pour des raisons stratégiques ou à cause d’enjeux propres à la sphère syndicale, les organisations sociales qu’ils dirigent sont amenées à se mobiliser. C’est le cas, par exemple, de l’ex-secrétaire exécutif de la CSUTCB, Román Loayza, qui joue un rôle-clé tant lors de la « guerre du gaz » d’octobre 2003 que dans la crise de mai-juin 2005, et qui permet une articulation efficace de la mobilisation sociale avec l’action institutionnelle du MAS au sein du Parlement. Si cette architecture complexe a pu tenir, c’est essentiellement grâce à Evo Morales, le président du parti depuis sa création en 1999, qui y dispose de légitimités multiples : dirigeant syndical reconnu bien au-delà des milieux cocaleros, c’est lui qui invite personnellement les militants extérieurs au MAS, instaurant de fait un lien direct avec ces derniers. La position particulière du dirigeant cocalero dans cet appareil partisan faiblement institutionnalisé contribue par conséquent à ce qu’il concentre entre ses mains, a fortiori depuis son élection comme président, un pouvoir de plus en plus personnalisé.

Un tel phénomène conduit naturellement à questionner le label de « gouvernement des mouvements sociaux » que ses propres membres revendiquent, en mobilisant parfois la figure historique du « co-gouvernement ». Il est vrai que le gouvernement du MAS a repris et appliqué dans ses grands traits – non sans tensions – « l’agenda d’octobre », qu’il accorde aux dirigeants sociaux une place importante en son sein en comparaison avec les autres gouvernements latino-américains s’identifiant comme « de gauche » et qu’il invite les principales organisations sociales (affiliées ou non au MAS) à évaluer l’action de ses membres deux fois par an au minimum. Il est également vrai que les organisations sociales d’aujourd’hui, aux revendications enserrées dans un corporatisme érigé en culture politique, disposent sans aucun doute d’un horizon émancipateur propre bien plus limité que celui qu’esquissait le syndicalisme révolutionnaire de la FSTMB et de la COB. De fait, l’Assemblée Constituante inaugurée le 6 août 2006 n’a aucune prétention, contrairement à l’Assemblée populaire de 1971, à se convertir en un organe de « pouvoir populaire » fondé sur l’auto-organisation, concept auquel se substitue aujourd’hui celui « d’auto-représentation » de la Bolivie indigène et populaire.

La crise de Cochabamba (janvier 2007), au cours de laquelle les syndicats membres et non-membres du MAS ont cherché à renverser le préfet Manfred Reyes Villa, a mis en relief plusieurs tensions inhérentes au processus actuel. D’un côté, existent des organisations sociales dotées d’une forte capacité de mobilisation, relativement autonomes par rapport au pouvoir exécutif, même lorsqu’elles sont membres du MAS, et qui peuvent tout autant influer par la pression sur les orientations du gouvernement que se convertir en son premier défenseur, notamment dans les périodes de crispation avec l’opposition. Mais elles peuvent également, comme lors de cette même crise, aller jusqu’à contester un ordre politique institutionnel qui a permis à « leur » parti d’accéder au pouvoir, et ce, sans pour autant jeter les bases d’un pouvoir alternatif – exposant par là même ce gouvernement à une contestation similaire de la part de cette opposition. De l’autre côté, existe un exécutif conscient des limites de ces organisations et qui semble par conséquent tenté de subordonner ces dernières à un rôle de soutien inconditionnel à ses initiatives. Au risque de borner l’horizon d’action des mouvements sociaux et, en définitive, d’agir comme un frein à la mobilisation des organisations. Ces interactions entre gouvernement, parti et organisations sociales, parfois perçues comme les signes d’une tentative de « manipulation » ou de contrôle à outrance des premiers sur les secondes, sont pourtant plus le résultat des logiques propres aux champs de pouvoir dans lesquels évoluent ces structures.

Il en résulte une configuration particulière de l’exercice du pouvoir politique en Bolivie depuis la victoire de Morales, avec un exécutif articulé autour d’une figure présidentielle qui, par la centralité qu’elle occupe, correspond en bien des aspects à l’idéal-type du leader charismatique wébérien et une nébuleuse d’organisations sociales agissant en soutien à l’action gouvernementale, non tant par une participation directe que par le recours plus classique à la mobilisation. On ne saurait réduire pour autant cette configuration à une variante du « populisme » : le degré d’autonomie acquis par l’espace des mouvements sociaux bolivien est en grande partie à l’origine de l’absence de tout phénomène de cooptation massive de dirigeants sociaux au sein du gouvernement du MAS. S’il existe donc un leadership charismatique autour d’Evo Morales, il s’agit donc bien d’un leadership « tempéré » par les organisations, qui rend le cas bolivien si singulier.

En recourant à une geste qui a constamment cherché à « dépasser » symboliquement les acquis de la Révolution Nationale, l’équipe de Morales a donc successivement procédé à la nationalisation des hydrocarbures par décret le 1er mai 2006, puis au lancement de la « révolution agraire », le 2 août à Ucureña (la réforme agraire du MNR avait été annoncée en ce même village, le 2 août 1953). Si elles n’ont guère fait l’objet d’un débat au sein du mouvement populaire, les mesures du gouvernement du MAS s’apparentent pourtant à la validation d’un rapport de forces conjoncturellement favorable aux mouvements sociaux boliviens face à « l’anti-nation », plus qu’à la contention d’un cycle de mobilisation encore en expansion – comme le furent les mesures prises par le MNR lors de la Révolution de 1952, qui cherchèrent à amortir la dynamique populaire enclenchée par l’insurrection d’avril. En même temps qu’elle assura une redistribution effective de la terre, la réforme agraire de 1953 visa par exemple à mettre fin au mouvement massif d’occupations de terres auquel prenaient part les paysans.

Le décret de nationalisation promulgué par Morales, puis la polémique renégociation des contrats avec les compagnies pétrolières ont tour à tour focalisé l’attention sur la Bolivie. La nationalisation des hydrocarbures entreprise par le gouvernement a pu rappeler la nationalisation des mines de 1952 dans son inclination à la modération, tant la première s’est limitée dans sa radicalité à une interpellation symbolique de la « communauté internationale » illustrée par l’envahissement des champs gazifères par les Forces Armées. Le MAS, en effet, n’a guère exproprié les biens des compagnies actuelles et s’est contenté de « récu-pérer » en surface la propriété de ressources naturelles que l’État bolivien possédait déjà en sous-sol. Les nouveaux contrats signés avec les compagnies pétrolières le 28 octobre 2006 reviennent même en partie sur les dispositions les plus radicales du décret de nationalisation. On ne saurait toutefois aller au-delà dans la comparaison entre ces deux processus, les mesures entreprises par le gouvernement actuel s’inscrivant dans un horizon bien distinct à celui de 1952 : celui de la reconstruction de l’État, envisagée comme un premier dépassement du néolibéralisme. C’est dans ce cadre qu’il faut donc évaluer l’action du cabinet d’Evo Morales qui, à l’inverse des premiers gouvernements de Paz Estenssoro dans la période 1952-1964, semble toujours chercher à tâtons les voies d’une émancipation sociale, en dépit des contraintes toujours plus fortes qui pèsent sur lui. Ce qu’illustrent son refus de signer un Traité de Libre-Échange (TLC) avec les États-Unis au profit d’un Traité de Commerce des Peuples (TCP) avec Cuba et le Venezuela (avril 2006), sa défense de la production de la coca, basée sur l’instauration d’un contrôle social rompant avec le paradigme d’éradication forcée et totale en vigueur depuis les années 1980, et l’extension de la surface cultivée légale (passée de 12 à 20.000 hectares le 19 décembre 2006) ou encore la large place accordée aux organisations sociales dans l’évaluation de l’action du gouvernement – dans des modalités, il est vrai, qui s’adaptent aisément au style « caudilliste » de direction du président.

LE GOUVERNEMENT MORALES : UN CYCLE NATIONALISTE AU SERVICE D’UN PROJET DE TRANSFORMATION SOCIALE ?

La « Révolution démocratique et culturelle » conduite par le gouvernement Morales constitue historiquement la première expérience de « processus de changement social » qui ne soit pas dirigée ou influencée par une gauche marxiste et « classiste » dotée d’un horizon révolutionnaire et rupturiste – une gauche qui a littéralement disparu du panorama politique bolivien de nos jours. La classe ouvrière bolivienne, paradoxalement plus nombreuse quantitativement que par le passé  [18], est effectivement une classe atomisée, traversant une crise de subjectivité qu’illustre la faible capacité interpellatrice de l’identité « ouvrière », au profit d’une identité « indigène » convertie en un capital ethnique devenu indispensable aux acteurs du mouvement populaire. Certes, on retrouve de nos jours dans le discours du MAS des éléments issus de la culture révolutionnaire, à travers notamment le recours à la figure d’un Che Guevara érigé en symbole de la résistance anti-impérialiste. Mais si elle permet de présenter le MAS comme un parti indianiste et de gauche au-delà des frontières boliviennes, cette référence au Che ne signifie pas qu’il existe en son sein un courant « guévariste », ou de gauche révolutionnaire, organisé autour d’un programme propre. Et s’il est vrai que certains militants venus de la gauche se réclament encore du guévarisme, il s’agit le plus souvent d’individualités isolées qui ne défendent pas nécessairement des positions « à gauche » dans un « instrument politique » dépourvu de toute instance réelle de débat. Il n’existe donc, à gauche, aucun projet alternatif à celui que proposent Evo Morales et le MAS : reconstruire un État fort, capable d’intervenir dans le secteur productif du pays, dans l’indépendance la plus grande possible à l’égard de « l’étranger » et à partir d’une alliance de classes qui comprend les entrepreneurs comme les militaires « patriotes ». En somme, un nationalisme populaire fort comparable à celui qui a orienté le mouvement anti-oligarchique sur lequel s’est construite la Révolution Nationale de 1952, traversé cette fois non plus par le clivage de classe, mais bien par une ethnicisation – non excluante – de la vie politique héritée du katarisme.

Cette différence essentielle entraîne une série de conséquences pratiques sur ce processus : indéniablement, l’arrivée au pouvoir du MAS constitue une forme de « révolution », cantonnée cependant au champ politique, caractérisée par un renouvellement profond et radical des élites politiques, avec l’entrée massive de dirigeants du mouvement populaire dans les institutions. Les perspectives ouvertes par ce processus sont toutefois bien plus larges que certains cas a priori comparables, telle l’Afrique du Sud au lendemain de la victoire de Nelson Mandela en 1994 : comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, les caractéristiques organisationnelles du MAS garantissent une forme de participation populaire susceptible de croître en fonction de l’évolution de la conjoncture politique. Si la crise de Cochabamba a montré les difficultés existant au sein du gouvernement à intégrer la participation populaire dans sa stratégie d’exercice du pouvoir – une participation qui, dans les villes notamment, se mêle de plus en plus souvent à des aspirations clientélistes plus traditionnelles –, il n’en demeure pas moins que les organisations sociales ont d’ores et déjà assumé leur rôle de « garants » du processus. À la différence de bien d’autres pays latino-américains, l’arrivée au pouvoir de la gauche n’est toujours pas synonyme, en Bolivie, de marginalisation du mouvement social qui lui a permis d’accéder aux commandes de l’État. Enfin, la « Révolution démocratique et culturelle » se revendique toujours et encore comme projet de transformation sociale, en grande partie par la volonté politique d’un caudillo, Evo Morales, qui voit en Fidel Castro et Hugo Chávez deux exemples de résistance à « l’impérialisme yanqui ». « L’agenda d’octobre » constituait jusque-là l’horizon d’action tant du gouvernement que des organisations sociales. Indépendamment de l’appréciation que l’on peut porter sur ces deux mesures, la nationalisation des hydrocarbures et la convocation de l’Assemblée constituante, les deux piliers de cet agenda, ont été réalisées au cours de la première année de mandat du gouvernement. Restent donc les interrogations sur les orientations futures d’une « révolution » qui, si elle ne peut, de l’avis même de Morales, se limiter à une simple – mais nécessaire – démocratisation de l’appareil d’État, devra rompre avec un certain nombre de mythes – tels le productivisme comme modèle de développement économique, le capitalisme d’État comme paradigme indépassable… – et surpasser rapidement des difficultés devenues chroniques – comme le manque de cadres, un appareil d’État réduit à peau de chagrin après vingt ans de plans d’ajustement structurel, handicapant la mise en place de toute politique publique… À n’en pas douter, les mouvements sociaux auront à nouveau un rôle capital à jouer au cours d’une conjoncture qui, avec la fin des travaux de l’Assemblée Constituante et la séquence électorale qui devrait suivre au cours de l’année 2008, sera décisive pour la consolidation et l’approfondissement du processus de transformation sociale original que vit actuellement la Bolivie.

Hervé Do Alto

Dans Actuel Marx 2007/2 (n° 42), pages 84 à 96

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/amx.042.0084

Notes

[1] L’auteur souhaite remercier Remberto Arias, membre du POR-Combate bolivien et infatigable militant de la cause socialiste, pour les riches et nombreuses discussions qui ont influencé l’écriture de cet article.

[2] Le MAS a remporté les élections générales de 2005 en recueillant 1 544 374 voix, soit 53,7 % des suffrages, devant la coalition de droite PODEMOS (Pouvoir Démocratique et Social), créditée de 821 745 voix, soit 28,6 % des suffrages.

[3] J. Dunkerley, Rebelión en las venas, 2e éd. (1e éd. en 1987), La Paz, Plural, 2003, p. 41.

[4] H. S. Klein, Orígenes de la Revolución Nacional boliviana, 3e éd., La Paz, Juventud, 1995,442 p.

[5] H. S. Klein, Historia de Bolivia, La Paz, Juventud, 2003.

[6] F. Molina, Evo Morales y el retorno de la izquierda nacionalista, La Paz, Eureka, 2006, pp. 23-27.

[7] J. Dunkerley, Rebelión en las venas, op. cit., pp. 159-163.

[8] Á. García Linera et al., Sociología de los movimientos sociales en Bolivia, La Paz, Oxfam-Diakonia, 2004.

[9] J.-P. Lavaud, « De l’indigénisme à l’indianisme : le cas de la Bolivie », Problèmes d’Amérique latine, n° 7, octobre-décembre 1992, pp. 63-78.

[10] S. Rivera, Oprimidos pero no vencidos ; Luchas del campesinado aymara y qhechwa 1900-1980, 4e éd., La Paz, Aruwuyiri-Yachaywasi, 2003.

[11] J. Dunkerley, Rebelión en las venas, op. cit., pp. 355-412.

[12] H. S. Klein, Historia de Bolivia, op. cit.

[13] Voir Á. García Linera et al., Sociología de los movimientos sociales en Bolivia, op. cit.

[14] Stefanoni, et H. Do Alto, La revolución de Evo Morales, de la coca al Palacio, Buenos Aires, Capital Intelectual, 2006,111 p.

[15] En 2002, le MNR recueille 22,45 % des voix, le MAS, 20,94 %. Sánchez de Lozada, président de 1993 à 1997, accède alors une seconde fois à la présidence, en alliance avec le MIR.

[16] H. Do Alto, « Can Organizational Forms Affect the Collective Identity of Social Movements ? The Case of the Bolivian MAS-IPSP », Bolivian Studies Journal, Vol. 12,2006, pp. 133-154.

[17] F. Matonti, et F. Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155,2004, pp. 5-12.

[18] Á. García Linera, Reproletarización. Nueva clase obrera y desarrollo del capital industrial en Bolivia, La Paz, Muela del Diablo, 1999


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