Décembre 2019 : C’est un moment hors du commun que nous vivons

mercredi 1er janvier 2020.
 

C’est une page de l’histoire du pays, compte tenu de la signification sociale du thème en cause. Les conséquences porteront loin. Et sûrement jusqu’en 2022. Je veux dire qu’un moment comme celui-ci aura une traduction politique lorsque l’occasion s’en présentera. Il y a peu d’indifférents. C’est bien. Un pays politisé est un pays bien vivant dont le peuple est une donnée active plutôt qu’un fond de scène comme l’espèreraient tous ceux qui rêvent d’un monde de « clients » au lieu d’usagers et d’opinion au lieu de citoyens. Je ne dissocie pas le mouvement français de la vague qui déferle sur le monde avec les révolutions citoyennes que l’on y observe. Le levier est le même. C’est-à-dire le sentiment que l’organisation sociale ne répond plus aux besoins élémentaires de la vie de chacun. Mais en France le sol social venait déjà d’être labouré par un mouvement d’une ampleur et d’une forme inconnue. Le mouvement des Gilets Jaunes. L’enchaînement de cette séquence avec la présente et leur interaction restent à penser. Mais l’évaluation du présent aussi. La sagesse enseigne d’observer beaucoup et de prendre son temps pour conclure.

Mais chemin faisant il faut bien faire et dire. Les mots manquent parfois. Les mots désignent et par là même ils instituent la réalité qu’ils nomment. En fait je n’ai pas trouvé à temps le mot pour désigner ce qui s’est passé entre la mobilisation du 5 décembre et celle du 17. Certes cette amplification a été niée officiellement. On a même vu sur le plateau de BFM Apolline de Malherbe essayer de faire croire que la CGT elle-même avait reconnu ce repli. Et certes le régime espère une « radicalisation » violente qu’il s’acharne à provoquer comme on l’a vu à la gare de Lyon le 22 décembre. Car il ne s’est rien passé gare de Lyon qui ne soit le résultat, une fois de plus, d’une charge de police menée sans raison et en dépit du bon sens comme l’ont si bien expliqué les syndicalistes de la gare de Lyon. Cela souligne à quel point la violence est le jeu du régime et celui de ses amis ! En vain. La réalité est que l’ancrage du mouvement s’est étendu.

Pour autant je ne voulais pas du mot « insurrection ». Celui-ci nomme mieux ce qui s’est passé avec le mouvement des Gilets Jaunes dans les mois de novembre et décembre de l’an passé. Ce mouvement visait en effet directement le chef de l’Etat. D’ailleurs la bataille dans la rue s’est jouée aux alentours du palais de l’Elysée. On en était au point où Macron avait envisagé des moyens de s’enfuir du palais par les égouts ou bien en hélicoptère. C’était un mouvement soudain du bas vers le haut. Une irruption. Elle a officiellement institué une relation politique nouvelle entre gouvernant et gouvernés. Une expression pour la désigner a été lâchée qui n’était jamais prononcée, même si elle s’appliquait déjà dans le passé dans certaines circonstances exceptionnelles. C’est celle que le préfet Lallement a utilisé. Il a dit « nous ne sommes pas du même camp » à une gilet jaune qui l’interpellait. Le ministre Castaner-l’éborgneur a confirmé : « le préfet n’a pas outrepassé sa fonction » en faisant cette réplique. La réponse politique de « l’autre camp », celui du pouvoir dont le préfet Lallement est le serviteur zélé face aux gilets jaunes, est sous nos yeux. La macronie a pris l’essentiel des caractéristiques d’un régime autoritaire contemporain comme il y en a d’autres en Europe et notamment en Hongrie. Car trop de commentateurs sont enclins à ce sujet à comparer le présent, pour le relativiser, avec ce que ce mot « autoritaire » impliquait au 19ème et au 20ème siècle. Ils le font sans comprendre que la comparaison ne vaut rien à l’heure où les moyens de contrôle individuel de la population représentent déjà en période ordinaire des centaines de fois ce qu’il pouvait être sous ces régimes du passé. Il n’y a donc aucune obligation de recourir à la force pour obliger tout le monde à tout dire sur toute sa vie.

Ce que nous voyons par contre ce sont les autres signes « institutionnels » communs avec ces époques. C’est le recours à une forme de maintien de l’ordre d’ultime recours quand tout le reste a échoué. Il est fondé sur la peur, la violence et les lourdes peines. Ils scellent le caractère autoritaire de ce pouvoir. Un régime où les « forces de l’ordre » créent un désordre public avéré, où elles se sont autonomisées au point de se sentir totalement impunissables. Leurs syndicats menacent les juges, assiègent un parti politique d’opposition, défendent sans réserve ceux qui mutilent, éborgnent, déchainent leur violence. Le tout sans retenue et sans être jamais rappelés à l’ordre républicain. Il est loin le temps ou le syndicaliste Bernard Delplace après le préfet Grimaud en 1968 déclarait : « un policier qui frappe un homme à terre se déshonore ». On en est au point où des lacrymos sont tirées dans un bus de supporteurs de foot sans un mot des autorités ou de la justice. On se souvient de l’interminable inertie officielle après la disparition de Steve Caniço ! Ou après la mort de madame Redouane à Marseille, ou de Ibrahima dans les Yvelines. Et ainsi de suite pour les milliers de blessés, mutilés ou éborgnés de Castaner. Et de fait, les tribunaux jugent et condamnent à la chaine les opposants capturés dans la rue. Ils condamnent le président d’un groupe d’opposition tout en indemnisant généreusement les policiers impliqués dans le dossier. Et tout cela pour avoir voulu s’opposer à la confiscation d’un fichier d’adhérents ! Ce sont autant de faits formant un ensemble. Ils signalent une autre pratique des institutions que celle connue sous les présidences précédentes.

Certes chacune avait ses caractéristiques. Mais l’essentiel restait globalement dans une épure commune quant au cadre légal et à l’état de droit. Ici il s’agit d’autre chose. Une toute autre pratique. C’est pourquoi on peut parler du fonctionnement particulier du pouvoir Macroniste comme d’un « régime ». Pour souligner sa spécificité. Elle consiste en un dispositif particulier de mobilisation d’instruments qui, d’ordinaire, vont leur chemin dans leur couloir. Certes des couloirs parallèles. A présent ils opèrent tous en concordance de temps, unifiés par des « éléments de langage » et des techniques d’escadrille de dénigrement des résistances. Les instruments de violence de l’Etat et des outils de communication d’Etat sont mobilisés pour combattre ses oppositions quelles qu’elles soient, en même temps, sur tous les terrains.

Le mouvement social en cours affronte donc un adversaire déterminé et préparé. Sur le terrain les gens le savent. La porosité entre les salariés concernés et les Gilets Jaunes est avérée. Il est moins assuré que les directions syndicales soient conscientes de la violence dont est capable le régime. Il y a un an, elles avaient fait un communiqué commun contre la violence alors attribuée aux Gilets Jaunes. Quoiqu’il en soit, ce mouvement prend une toute autre forme que celui des Gilets Jaunes. Il en est certes une sorte de continuation dans une autre dimension de la vie du pays. Mais sa propagation obéit à d’autres lois. Ceci en lien avec la composition sociale des secteurs en action, habitués aux actions de groupe et porteurs d’une histoire collective. Il se diffuse davantage qu’il n’explose. Il percole dans toute l’étendue du pays et toutes les strates de la population. Il engage ou construit une conscience sociale élargie et informée parce que la revendication est clairement délimitée comme c’est le cas dans les mouvements sociaux de salariés. Le mouvement Gilets Jaune a d’autres caractéristiques plus engagées dans le domaine proprement politique puisqu’il est passé d’une revendication sur le prix du carburant à des revendications comme le RIC. Il portait sur le mode de prise de décision. Le mouvement actuel porte sur le contenu de celle-ci et sur sa signification du point de vue du type de société qu’il implique. Le régime des retraites, c’est crucial dans la vie d’une personne.

C’est pourquoi je parle de « soulèvement ». Un peu comme on dit de quelque chose que cela « soulève le cœur ». C’est une réaction incontrôlable, plus forte que tout. En grève ou pas les gens sont « soulevés » contre la réforme des retraites. Un tel sentiment ne s’efface pas quels que soient le destin de l’action. Son empreinte politique est certaine et durable. Elle est appelée à faire partie des composantes de la décision de vote en 2022 pour l’élection présidentielle. Les gens se souviendront de la responsabilité du « régime macronien » dans les souffrances qu’ils endurent à cette heure. Ils feront payer au pouvoir l’ardoise de ces deux derniers Noëls. En trois ans le pays aura été meurtri comme jamais sur une aussi longue période et aussi durement. A quel autre moment de la cinquième République autant de ses fondamentaux auront-ils été aussi bouleversés que cette fois ci ? En 1981 peut-être. Plutôt un prolongement de l’esprit du Conseil national de la résistance en quelque sorte. Mais ce ne fut point un changement de régime économique et social comme à présent. Quelle liste : l’abandon du primat de la loi et du principe de faveur dans le code du travail, la privatisation de la fonction publique, l’ouverture du régime de la retraite par capitalisation et tant d’autres « réformes » sont autant de destructions sidérantes !!! Et à présent la démolition du régime des retraites ! Tout ce qui touche à « la République Sociale » comme disent les textes du « bloc constitutionnel » a été saccagé.

Dans deux ans, le changement climatique se sera aggravé et le pays sera moins capable qu’aujourd’hui d’y faire face parce que l’Etat et les services publics seront en ruine. Le bilan de cette folie néolibérale qui a pris le pouvoir en France est d’un bout à l’autre une formidable opportunité pour les fortunes et un désastre pour la collectivité humaine que forme le peuple de ce pays. Je crois que ceci change assez profondément le sens de la prochaine élection présidentielle. Ce sera une élection de crise politique. C’est-à-dire dans un pays en crise et pour régler la crise que Macron aura rajoutée à celle que nous connaissions déjà avant son arrivée et qui a provoqué l’effondrement des deux partis traditionnels de l’alternance française : le PS et LR. Lesquels s’étaient rendus odieux parce qu’ils appliquaient la politique que demandait la Commission européenne. Ils le faisaient souvent en trainant les pieds compte tenu de ce qu’ils savaient de la résistance de notre peuple. Macron, par contre, applique toutes les injonctions avec zèle et acharnement. Franchement et frontalement. Comme pour la réforme des retraites après quelques autres et non des moindres. C’est pourquoi au final on ne peut pas dissocier le rejet de la macronie d’avec le rejet des traités de l’Union européenne qui détruisent notre pays. L’exemple des travaillistes au royaume uni montre ce qu’il en coute d’oublier les tireurs de ficelles européen que le peuple a bien identifié de son côté.

Les grandes commotions dans les sociétés viennent rarement d’un projet idéologique préalable. Elles s’enclenchent puis se déroulent dans leur propre logique de situation. Du ticket de métro trop cher à Santiago jusqu’à la convocation de la Constituante dans ce pays il n’y avait aucun programme auquel se référer ni pour revendiquer ni pour conduire une stratégie. Tout l’enjeu des pouvoirs en place est de parvenir à enrayer la dynamique interne de ces situations. Le régime macronien a mis au point une palette de tactique : des flots de mots qui veulent endormir ou abasourdir, la provocation à la violence pour diviser l’opinion et faire reculer la solidarité, puis le pourrissement et souvent les deux en même temps. Nous savons que c’est ce qui se joue à cette heure. Mais en toute hypothèse ce n’est qu’un début. La crise climatique va enclencher par dizaines les situations ou le recours au service public et a la mobilisation civique sera exigée par le grand nombre. L’inefficacité du marché éclatera à chaque occasion quand il faudra régler des situations où les réseaux d’eau potable, d’électricité, de gaz ou d’égout se disloqueront et devront être remis en état. Les gens ne permettront pas qu’au nom de la sacro-sainte règle de la « concurrence libre et non faussée », le profit sale la note ou qu’il empêche l’action d’urgence, la réquisition et le reste des outils de l’intérêt général. Notre temps porte en lui une confrontation entre des principes simples mais fondamentaux : chacun pour soi ou tous ensemble ? L’égoïsme ou le collectivisme ? Au risque de paraitre abstrait je dirai qu’une bonne partie du temps de l’Humanisme historique nous a conduit à centraliser l’individu comme source de la vérité et de l’efficacité dans la vie en société. Notre temps assimile cet acquis. Mais il nous oblige désormais à centraliser le collectif comme moyen de l’intérêt général et source du bien commun.


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