Dans la France des années 1610 à 1784, le parti dévôt ne contrecarre durablement ni la laïcisation de la société ni le développement de l’artisanat, des grandes routes, du commerce, ni la laïcisation de la société. Cette vitalité engendre une bourgeoisie et des intellectuels actifs qui poussent à accélérer la fin des pesanteurs héritées du Moyen Age.
Ce processus touche évidemment le Rouergue mais sans ébranler la domination d’une féodalité cléricale enracinée, perfectionnée, cohérente.
Féodalité cléricale
L’Eglise peut elle-même être caractérisée de féodale au plan de ses privilèges internes, de son idéologie et de son rôle dans la société ; Antoine de Guiscard, abbé de Bonnecombe en 1789, possède ce titre et ses immenses bénéfices depuis l’âge de 12 ans. La mainmise du catholicisme sur la société rouergate est facilitée par la faible présence sur place de l’Etat royal et par le poids de la ville de Rodez placée au cœur du monde chrétien par les reliques de sa cathédrale (soulier, fuseau et lait de la vierge, voile de sa mère, fragment de la vraie croix...). Seigneur et propriétaire de nombreuses terres, l’Eglise peut s’appuyer sur un réseau très dense de Congrégations (Cordeliers, Chartreux, Annonciades, Jésuites, Capucins, Religieuses de Notre Dame, Catherinettes, Filles de l’Union...), de prêtres (1 pour 216 habitants en 1771), de frères, bassiniers, chambrières, marguilliers, fermiers, ouvriers de la fabrique, fossoyeurs, sacristains et clercs de toutes sortes... Elle défend ses intérêts financiers (excommunication des consuls de Rodez qui veulent imposer les riches chanoines) et organise en profondeur la société par les confréries, écoles, hôpitaux, pèlerinages, paroisses. Les religieux s’intègrent bien dans le milieu rural dont ils sont souvent issus et dont ils partagent la culture. Les religieuses jouent un rôle considérable auprès des individus pour les aider à affronter les malheurs de la vie.
Féodalité cohérente
Les droits des seigneurs civils et religieux s’étendent sur l’ensemble du territoire. Ils sont juridiquement bien définis et bien défendus. En 1668, la justice maintient le privilège de l’albergue (loger cinq cavaliers et cinq hommes de pied à dîner et souper, plus foin et avoine pour les chevaux). En 1767, les paysans de la Viadène doivent encore les corvées au baron de Thénières (4 journées pour ceux qui ont des bœufs). Celui-ci prélève aussi 148 livres d’argent, 660 setiers de grain, cire, poules, œufs... Ces redevances s’ajoutent aux impôts royaux et droits d’autres seigneurs. « C’était l’appauvrissement du peuple sur une vaste échelle » au profit d’environ 200 familles nobles, bien moins qu’au Moyen Age. La puissante Eglise contribue à la défense de ces privilèges féodaux (par exemple monitoire durant la messe suivi d’excommunication contre un pêcheur n’ayant pas respecté le monopole du baron sur les truites du ruisseau des Boraldettes). En 1789, les droits féodaux représentent encore 91% des revenus de Louis de Bonald, le père de la droite aveyronnaise.
Féodalité enracinée dans les attitudes mentales de la population
Hiérarchie : chaque membre de la famille s’assoit à table selon un ordre décroissant à partir du chef de famille placé en bout de table ; les femmes restent debout. Multiples haines familiales et procès dûs à l’ordonnancement des places dans l’église, à l’ordre de préséance pour se saluer.
Châtiment et sexisme : En 1750 par exemple, pour un vol domestique près d’Espalion, une mère et ses deux filles sont condamnées à être battues nues des épaules par bâtons et fouet au carrefour et à la place publique.
Oppression de la sexualité : Jeunes filles et adolescents sont soigneusement séparés. En 1711, Mme de Morlhon Sanvensa demande l’annulation de son mariage pour cause d’impuissance de son mari. Au cours de l’enquête, elle déclare que son innocence l’avait portée à croire que la seule approche d’un homme suffisait à rendre une femme enceinte ».
Névrose à l’encontre des femmes : Louis d’Arpajon, soupçonnant son épouse d’adultère, lui fait ouvrir les veines en pleine forêt puis lui élève une chapelle.
Tortouses, torture, Terreur et crainte des sorciers : « Je ne vois autour de moi que piloris et fourches patibulaires où est attachée de temps à autre une portion de cadavre humain dépecée avec un horrible sang-froid de par les décisions de justice. Tous les châteaux possèdent leur prison, séjour obscur, infect et mortel... On conserve pour n’en faire que trop souvent usage des tortouses, des jets, des cordes, des boutons (géhenne) et des maillets pour la torture ou la question » (Affre d’après témoins oculaires). En ville de Rodez, V. Durand est « appliqué à la grand question » puis exécuté pour emploi de « charmes, philtres et autres procédés de superstition ».
Poids de la religion dans la vie quotidienne : rites à chaque coup de tonnerre, chaque carrefour, chaque angélus, chaque prière ; formule sainte contre chaque maladie ; calendrier rythmé par les proverbes météorologiques, les fêtes religieuses et le culte des morts.
Intolérance et délation : Les paroissiens sont obligés de se confesser et de communier pour Pâques, sinon ils sont dénoncés et l’évêque les menace d’excommunication, peine conduisant toujours à l’exclusion et à la misère. En 1770, profitant d’une certaine libéralisation au niveau national, des protestants ouvrent une école à Saint Affrique. L’évêque, pourfendeur intransigeant de l’Encyclopédie, la fait fermer par ordre royal . Une « politique cléricale de purification » veille à l’orthodoxie des idées et de la vie quotidienne de chacun (interdiction des danses, cabarets, sociétés de jeunesse, défilés carnavalesques...). Les rares intellectuels contestataires sont écrasés
Religion du roi divin et absolu : Se développe en Rouergue le culte du Sacré-Cœur , en fait culte du roi de France, depuis l’apparition de Jésus à Sainte Marguerite : « Fais savoir au Fils aîné du Sacré-Cœur (Louis XIV)... qu’Il (Sacré-Cœur = Dieu) veut régner dans son palis, être peint dans étendards et gravé dans ses armes pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis et de tous les ennemis de la Sainte Eglise ».
Morale religieuse, méprisante pour les pauvres et répressive au service des puissants : « Il faut craindre Dieu en mangeant, en buvant, en parlant, en riant, soir et matin, l’hiver, l’été, au champ, au ruisseau, au marché, à la foire... Pâtre, marche bien droit, Dieu est là qui te regarde. La femme qui ne craint pas Dieu est un diable d’intérieur. Sans la crainte de Dieu le valet est vicieux, la fille remplie de péchés... la servante traînaille, vole, ment, pense mal, sert mal, fait l’insolente... Tout dépend de Lui. Il est le grand souverain, le juge et le témoin qui entend tout » (texte local du 18ème siècle).
Repli identitaire : Soumis à leur seigneur et à leur curé, les villageois retrouvent une fierté collective à l’encontre des hameaux et bourgs voisins. Ainsi, lors des pèlerinages, des affrontements violents, parfois mortels, opposent les processions défilant sous leurs bannières religieuses locales. Ce repli identitaire et ce besoin d’identité collective contre l’Autre, pousse aussi à la persécution de boucs émissaires dès que leur physique, leurs idées ou leur origine les signalent comme « sorciers ».
Racisme : En 1775, un Turc, riche et noble, fils de Soliman Pacha, s’arrête à Saint Sernin. Il se présente à l’hôtel mais l’accès lui en est interdit. Condamné à une petite amende payable au visiteur ou à la prison, l’aubergiste choisit la prison.
Usage moyenâgeux du surplus économique : L’argent passe dans les rentes, dans des actes religieux (18000 messes de requiem pour un seul défunt), dans l’architecture et l’achat de terres. L’évêque Champion de Cicé vit souvent à Paris et les curés à Rodez.
Arriération économique : « Etat tout à fait rudimentaire de l’agriculture. Le commerce et l’industrie sont à peu près nuls en dehors de quelques centres populeux. Les voies de communication manquent (Affre). En 1789, le courrier de Rodez à Montpellier passe par Toulouse.
Misère : Placé à l’écart des grands courants économiques, saigné à blanc par les charges ecclésiastiques, royales et seigneuriales, le Rouergue produit des immigrés et des mendiants par milliers. Une « maison de force » horrible et sordide essaie d’en parquer et d’en anéantir une partie près de Rodez (à la Gascarie) mais il s’agit d’un phénomène structurel profond. Voici une situation moyenne d’après l’enquête de 1770 sur le district de Mur de Barrez :
• Mur : 1081 habitants, 401 pauvres, 94 mendiants sans comprendre un nombre innombrable d’autres mendiants du voisinage
• Brommes : 400 habitants, tous pauvres sauf 9 maisons, 100 mendiants
• Thérondels 1300 habitants, grande misère... 60 mendiants sans parler de ceux étrangers à la paroisse
• Lez : 48 habitants, presque tous pauvres
• Ladignac : 137 habitants, 112 pauvres dont 37 mendiants
• Nigreserre : 110 habitants, les 2/3 pauvres, 12 mendiants
• Sinhalac : 400 habitants, presque tous ont besoin d’être secourus, la moitié n’a rien, plus de 100 mendiants de la paroisse...
Jacques Serieys
Histoire de l’Aveyron 1 : L’installation de l’Eglise et les débuts de la féodalité
Histoire de l’Aveyron 4 : La Sainte Ligue sort victorieuse des Guerres de religion
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