Février 1934 : la défaite héroïque de « Vienne la rouge » face au fascisme

jeudi 27 février 2020.
 

En janvier 1918, des grèves commencèrent à Vienne et s’étendirent rapidement à toute l’Autriche et à d’autres parties de l’empire austro-­hongrois. La social-démocratie autrichienne était à son apogée. L’année 1927 constitua un point tournant. La fin héroïque de Vienne la rouge contraste avec l’effondrement en 1933 du mouvement ouvrier allemand, social-démocrate et communiste.

Le 14 janvier 1918, des grèves commencèrent à Vienne et s’étendirent rapidement à toute l’Autriche et à d’autres parties de l’empire austro-­hongrois. Dans les motifs se mêlaient le rationnement alimentaire et l’aspiration à la fin de la guerre.

L’apogée de la social-démocratie autrichienne

Le parti social-démocrate (SDAPÖ) [1] était un parti puissant, doté de théoriciens de valeur (notamment sur la question nationale), mais durant toute la période qui suivit, l’attitude de ses dirigeants fut gouvernée par l’attente du « bon moment » pour la prise du pouvoir.

Concessions de façade

Dans un texte écrit en 1923, Otto Bauer, qui était en 1918 un des dirigeants de la gauche du parti, insiste sur l’espoir qu’avaient les masses « de pouvoir transformer immédiatement la grève en révolution, de s’emparer du pouvoir et de gagner la paix ». Le gouvernement impérial semblait impuissant et, pourtant, les dirigeants de la social-démocratie autrichienne, la droite mais aussi la gauche du parti, s’employèrent à canaliser le mouvement, à le faire (non sans mal) rentrer dans son lit en arrachant des concessions de façade au gouvernement.

À l’automne 1918, la monarchie austro-hongroise se disloqua. Plutôt que de revendiquer le pouvoir pour les conseils d’ouvriers et de soldats qui se développaient, les sociaux-démocrates acceptèrent de diriger un gouvernement de coalition issu de l’Assemblée nationale provisoire. Les conseils étaient un lieu de débat politique mais aussi de prise en charge de besoins concrets de la société dans une situation de crise de l’État : ravitaillement, gestion du logement, soutien aux chômeurs ; ils prirent le contrôle de quelques entreprises. Il n’y eut pas d’évolution vers une situation de double pouvoir, notamment du fait de l’hégémonie social-démocrate en leur sein et de la confiance que les travailleurEs, même ceux favorable à une issue révolutionnaire, leur témoignaient : les élections aux conseils donneront moins de 10 % des voix aux communistes.

Une Assemblée constituante fut élue en février 1919, le social-démocrate Karl Renner devint Chancelier tandis que la révolution gagnait la Hongrie (le 21 mars 1919) et la Bavière (7 avril).

Otto Bauer (alors ministre des Affaires étrangères) a toujours reconnu dans ses écrits que la prise du pouvoir aurait été possible à ce moment-là, mais il soutenait que le pouvoir prolétarien n’aurait pas duré, confronté à la contre-révolution et à l’intervention des puissances étrangères. S’y ajoutait la situation économique difficile de l’Autriche.

Les révolutions bavaroise et hongroise furent laissées à leur sort ; pourtant si l’Autriche avait donné la main d’un côté à la Hongrie, de l’autre à la Bavière, la situation en Europe centrale aurait peut-être été bouleversée [2]. L’écrasement de la révolution hongroise retentit sur les conseils autrichiens, que les sociaux-démocrates s’employèrent à vider de leur substance révolutionnaire et à faire rentrer dans le moule des institutions.

Vienne la Rouge

Aux élections de 1920, les sociaux-démocrates furent repoussés à la deuxième place. Ils perdirent le poste de Chancelier au profit des chrétiens sociaux (mais restèrent un temps au gouvernement). Un certain nombre de réformes sociales importantes (congés payés, réduction du temps de travail, assurance maladie, droit de vote des femmes, interdiction du travail des enfants, abolition de la peine de mort, etc.) entrèrent en vigueur : la social-démocratie voulait démontrer que si elle renonçait temporairement (?) à la révolution sociale, elle se battait toujours pour plus de justice sociale.

Par ailleurs, le SDAPÖ prit en main la gestion de la province de Vienne où il était hégémonique. Des réalisations considérables furent impulsées : construction de cités ouvrières grandioses dotées d’appartements confortables (comme le Karl-Marx-Hof) et de crèches ; création de centres de santé et de colonies de vacances ; réforme de l’éducation, etc. Ces indéniables améliorations de la situation des travailleurEs permirent aux socialistes de conserver une large assise. « Vienne la Rouge » devint un modèle.

La social-démocratie autrichienne échappait à la division du mouvement ouvrier : le parti communiste restait très minoritaire, le parti social-démocrate comptait quelque 700 000 membres (dans un pays de moins de 7 millions d’habitantEs) et obtenait autour de 40 % des voix aux élections nationales (41,1 % en 1930). Aux élections locales, à Vienne, son score atteignit 59 % en 1932. Les syndicats à direction social-démocrate regroupaient la grande majorité des salariéEs syndiqués.

Par ailleurs, la social-démocratie disposait de sa propre force d’auto-défense. À la fin de la guerre s’était formée une force paramilitaire, la Heimwehr, qui devint une milice antimarxiste, liée aux partis de droite (chrétiens-sociaux et nationaux-allemands). Pour la contrer, le parti social-démocrate créa en 1923-1924 le Republikanischer Schutzbund, sa propre milice d’auto-défense qui comptera 80 000 membres (soit plus que l’armée régulière autrichienne) en 1928 à Vienne et dans les zones industrielles. Les membres du Schutzbund étaient organisés en formations militaires avec des uniformes, ils étaient entraînés (notamment par des officiers ralliés au SDAPÖ), rapidement mobilisables et des stocks d’armes avaient été constitués. Ce n’était pas un service d’ordre de manifestation mais une vraie force armée.

Derrière cette façade brillante, la direction socialiste était divisée mais, globalement, évoluait de plus en plus en pratique vers les positions de la Deuxième Internationale avec laquelle pourtant elle avait rompu après la guerre.

Le tournant de 1927

L’année 1927 constitua un point tournant. Le 30 janvier, le Schutzbund avait organisé une contre-manifestation pacifique face à un rassemblement prévu par les Heimwehren dans une petite ville de province. Deux des manifestants du Schutzbund furent tués à coups de feu. Les meurtriers passèrent en jugement et furent acquittés le 14 juillet. Ce verdict déclencha une indignation immédiate parmi les travailleurEs. Sentant le danger, le chef de la police viennoise prit contact avec les dirigeants sociaux-démocrates pour leur demander s’ils avaient l’intention de manifester. Ceux-ci répondirent par la négative. C’était effectivement le cas : ils avaient décidé de ne rien faire sauf un article de protestation dans l’Arbeiter Zeitung. Le matin, les ouvriers déferlèrent sur le centre de Vienne. Dans un tome de son autobiographie publié en 1980, Elias Canetti, prix Nobel de littérature, alors âgé de 22 ans, étudiant et non-militant, raconte :

« Je sens encore l’indignation qui m’envahit lorsque j’eus en main le journal « Die Reichspost » [quotidien gouvernemental] ; il y avait une énorme manchette : « Un verdict justifié ». […] De tous les arrondissements de la ville, les ouvriers affluèrent en cortèges serrés vers le Palais de justice qui, par son seul nom, incarnait pour eux l’injustice. Mon propre exemple me montra comment cette réaction était spontanée. Je partis en ville à vélo rejoindre le plus rapidement possible un de ces cortèges.

Les ouvriers, ordinairement si disciplinés, faisant toute confiance à leurs dirigeants sociaux-démocrates, satisfaits de leur manière exemplaire de gérer la commune de Vienne, les ouvriers agirent ce jour-là sans l’assentiment de leurs dirigeants. Lorsqu’ils mirent le feu au Palais de justice Seitz, le maire de Vienne, monté sur une voiture de pompiers, le bras levé, leur barra la route. Son geste resta inefficace : le Palais de justice continua de brûler. La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts » [3].

Yvon Bourdet écrit que le 15 juillet 1927 peut être considéré comme « le grand tournant et le commencement du déclin de la social-démocratie autrichienne ».

Vers février 1934

« Durant un an, la victoire sans lutte du fascisme allemand a pesé sur le prolétariat international […]. C’est alors que, entouré à l’extérieur de puissants États réactionnaires, à l’intérieur de deux courants contre-révolutionnaires, le prolétariat autrichien se souleva » [4]. « Ceux de Vienne ont toujours attendu, espérant que les militaires resteraient à l’écart. Ce fut une grosse erreur. Février était un soulèvement qui est né de l’âme du peuple, de la colère du peuple. » [5]

Juillet 1927 constitua bien un point tournant. Certes, la social-démocratie demeurait une force considérable. Elle avait d’ailleurs progressé aux élections d’avril 1927 et constituait le groupe parlementaire le plus important, mais la crédibilité d’une action déterminée du Schutzbund était gravement atteinte.

Les courants de droite n’avaient jamais accepté les réformes sociales et la démocratisation de l’Autriche. Le bloc des partis bourgeois appuyé par la Heinwehr (milice armée financée par le patronat, les banques et également par Mussolini) passa donc à l’offensive. En 1929, la Constitution fut modifiée dans le sens d’un renforcement de l’exécutif ouvrant la possibilité de contourner le Parlement et de gouverner par décrets lois. La droite employa la « tactique du salami » : chacune de ses actions ne paraissait pas assez grave pour justifier l’insurrection armée, mais marquait un recul des positions de force des travailleurEs et démoralisait ces dernierEs. Par ailleurs, surtout à partir de 1931, la crise économique mondiale provoqua une hausse du chômage et mit en difficulté le « modèle social » viennois.

Dans le même temps, le glissement à droite d’une large partie de la direction sociale-démocrate et des responsables syndicaux se confirmait. Enfin, les nazis commençaient à émerger en Autriche ; partisans du rattachement à l’Allemagne, ils étaient en opposition au bloc des partis bourgeois et de la Heimwehr qui, soutenu par l’Italie, évoluait vers un « austro-fascisme ».

Vers la fin

Face à la crise, les syndicats sociaux-démocrates cautionnèrent d’incessants reculs sur le terrain de la défense des salaires et des conditions de travail. Sous l’impact du chômage (en 1933, un tiers de la population active n’avait pas de travail) mais aussi de la démoralisation, les effectifs syndicaux reculèrent tandis que les provocations -gouvernementales se multipliaient.

La Heimwehr fut intégrée au gouvernement du chancelier Dollfuss. En février 1933 eut lieu une grève des cheminots. Le gouvernement répondit en utilisant l’armée, en arrêtant les grévistes et en sanctionnant les travailleurEs. Le 4 mars 1933, tirant partie d’un blocage parlementaire, Dollfuss commença à gouverner par décrets. Le 15 mars, il fit intervenir la police pour empêcher la réunion de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle fut également mise hors-jeu. Face à une telle violation de la Constitution, c’eût été le moment d’agir. Comme l’expliqua par la suite Otto Bauer lui-même, « nous aurions pu riposter le 15 mars en appelant à une grève générale. Jamais les conditions de succès n’avaient été meilleures. Les masses des travailleurs attendaient notre signal […]. Mais nous avons reculé, en plein désarroi, devant le combat ».

La voie vers l’austro-fascisme était ouverte. Le 31 mars, le Schutzbund fut dissous (mais continua de subsister), puis ce fut la censure de la presse, l’interdiction du Parti communiste (et du parti nazi : le projet de Dollfuss était un État autoritaire dans une Autriche indépendante, alors que les nazis voulaient l’union avec l’Allemagne), le rétablissement de la peine de mort, la création de camps pour les opposants politiques, la destitution des directions syndicales élues. Le SDAPÖ se contentait de protestations, surtout verbales, tandis que sa direction était déchirée : l’aile droite avec Karl Renner préconisait l’adoption d’une politique prétendument réaliste (abandon du programme révolutionnaire et recherche d’un accord de coalition gouvernementale). La démoralisation des travailleurEs et des militantEs sociaux-démocrates ne cessait de s’amplifier, atteignant même le Schutzbund.

En janvier 1934, Dollfuss était désormais décidé à se débarrasser du parti social-démocrate et la direction du parti le savait. Le 21, la vente de l’Arbeiter-Zeitung fut interdite et ensuite des perquisitions commencèrent pour saisir les armes du Schutzbund. Le 11 février, Fey, vice-chancelier et chef de la Heim-wehr de Vienne déclarait : « Demain, nous nous mettrons au travail, et nous allons faire un travail radical ». Au même moment, les dirigeants du Schutzbund de la ville de Linz décidèrent qu’ils résisteraient à toute tentative de les désarmer. La direction du parti essaya de les dissuader mais le message en ce sens ne parvint pas à Linz et, le 12 février, les policiers qui venaient perquisitionner les locaux du Parti socialiste essuyèrent des coups de feu.

Devant ces nouvelles, des grèves éclatèrent spontanément à Vienne et des membres du Schutzbund allèrent chercher leurs armes. La direction sociale-démocrate était surprise. Otto Bauer et Julius Deutsch (le chef du Schutzbund) se rallièrent à la nécessité de la grève générale et de l’insurrection. Mais c’est à reculons, avec une seule voix de majorité dans la direction, que fut enfin lancé un appel à la grève générale et à la mobilisation du Schutzbund. Parallèlement était tentée une ultime concertation avec le président chrétien-social du Land de Vienne… Pendant que les dirigeants discutaient, des heures précieuses avaient été perdues dans la confusion. Des armes furent par exemple distribuées, puis reprises car il fallait attendre…

« Nous étions nous-mêmes la direction »

Tandis que les dirigeants de la droite du parti restaient passifs, à l’écart de l’insurrection, ceux de la gauche ne tentèrent pas d’organiser et de diriger une offensive. Dans ce contexte, une partie seulement des troupes du Schutzbund viennois se mobilisa effectivement. Elles furent cantonnées dans leurs quartiers. Cela laissa le temps à l’adversaire de prendre position dans la plupart des points stratégiques et de les rendre imprenables. Pourtant, un rapport gouvernemental admit plus tard que « les premières heures de l’après-midi, jusqu’à environ 14 h 30, avaient représenté une certaine période de faiblesse » [6]. Si, comme c’était prévu, le Schutzbund avait à ce moment-là occupé les ponts, les gares, les postes de police, les centres de communication, etc., le rapport de forces militaire aurait été différent.

Le prix à payer pour une mobilisation spontanée et improvisée, tardivement avalisée sans enthousiasme par la direction centrale, fut la démobilisation de larges secteurs et une mauvaise coordination entre les différents groupes insurgés. La grève générale fut un échec : la peur de perdre son travail pour un mouvement sans espoir était la plus forte. Les groupes du Schutzbund furent invités à se retirer dans les cités ouvrières. Un contemporain présent à Vienne insiste sur le fait que, contrairement à 1927, « ce ne seraient pas les travailleurs qui descendraient vers le centre, mais au contraire, les soldats du gouvernement qui gagneraient les faubourgs habités par les travailleurs » [7].

Le mouvement était largement livré à lui-même. Une formule résume la situation ressentie par bon nombre de combattants : « Nous étions nous-mêmes la direction » [8]. L’armée se lança à l’assaut des quartiers ouvriers de Vienne. Les travailleurEs et les militantEs se défendirent avec courage, immeuble par immeuble, au point que le gouvernement décida d’avoir recours à l’artillerie. Des combats aussi violents se déroulèrent à Graz, à Steyr et dans de nombreuses villes industrielles. Les forces de répression mirent quatre jours à venir à bout de l’insurrection. Le nombre de morts du côté des combattantEs du Schutzbund et de la population ouvrière s’éleva à plusieurs centaines, tandis que répression et intimidation s’abattaient dans l’ensemble de l’Autriche.

L’expérience de l’Autriche de 1918 à 1934 est riche d’enseignements, tant dans ses différentes étapes que dans son aboutissement. La fin héroïque de Vienne la rouge contraste avec l’effondrement en 1933 du mouvement ouvrier allemand, social-démocrate et communiste. Après la défaite de 1934 vint, en mars 1938, l’Anschluss (rattachement à l’Allemagne nazie).

Il ne s’agit pas de refaire l’histoire et de condamner indistinctement ses acteurs. Une tactique autre que celle de l’« accumulation des forces » n’aurait pas automatiquement mené au succès. Les débats qui ont parcouru la gauche de la social-démocratie autrichienne ont d’ailleurs également traversé les bolcheviks russes en septembre-octobre 1917 avec des moments difficiles pour Lénine et ceux qui soutenaient son point de vue, dont l’un s’exprimait ainsi le 5 octobre : « Ils [ceux qui préconisaient d’attendre en mettant notamment en avant la crise économique] oublient la contre-révolution. Nous devons dire que si nous laissons passer le moment, il n’y en aura pas d’autres ». [9]

Henri Wilno


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