L’université de Vienne était devenue bien avant 1938 un bastion de l’antisémitisme

mercredi 8 décembre 2021.
 

En Autriche le nazisme a su gagner les élites intellectuelles avant les masses populaires et faire de l’université de Vienne, jadis phare de l’excellence académique et du progressisme, un bastion antisémite. C’est ce que montrent deux livres dus à l’historien Klaus Taschwer.

Hanouka - la fête des lumières durant laquelle nombre de familles juives allument leur chandelier à neuf branches et font des cadeaux aux enfants - a commencé dimanche soir malgré les contraintes du "lockdown" en Autriche. Une minorité inscrite au Consistoire israélite s’est reconstituée depuis la Seconde Guerre mondiale, surtout grâce à l’apport démographique de Juifs d’Europe de l’Est arrivés après la chute du Mur, davantage pratiquants et aujourd’hui pro-Israël que les anciennes élites, souvent converties depuis la fin du 19ème siècle au protestantisme voire au catholicisme, et surtout attachées aux Lumières.

Mais il faut rappeler à quel point cette communauté de destin a été violemment combattue, bien avant l’Anschluss de 1938 par l’Allemagne nazie. Et quelle perte de substance cela a signifié pour l’université de Vienne.

"Schande" ("Honte !") : des tags colorés barrent le socle de la statue du maire Karl Lueger, sur le Ring, le boulevard circulaire de Vienne. C’est exactement le même terme ("C’est une honte !") qu’avait employé Eric Kandel, 92 ans, Prix Nobel de médecine en 2000 pour ses travaux sur la mémoire et chassé avec sa famille par l’arrivée des nazis au pouvoir en Autriche en 1938. Comme tant d’autres il est devenu citoyen des Etats-Unis et cette reconnaissance prestigieuse est allée à son pays d’accueil, tandis que sa patrie d’origine sombrait, au chapitre scientifique, dans l’insignifiance.

L’héritage empoisonné de Karl Lueger

Kandel trouvait inacceptable que, jusqu’en 2012, le segment du Ring situé au pied de l’Université porte le nom d’un édile qui a certes beaucoup fait pour ses administrés mais s’est aussi distingué en flattant l’antisémitisme de la population viennoise (il affectait de traiter différemment les Juifs "intégrés" et selon lui "utiles" à l’empire, et les populations ghettoïsées qui avaient fui les pogroms en Russie).

Lueger l’a fait si outrageusement que l’empereur François-Joseph a opposé quatre fois son véto, comme la loi l’y autorisait, après l’élection de cet admirateur d’Edouard Drumont à la tête de la capitale de l’empire pour empêcher qu’il n’en devînt le maire. Avant de capituler devant la volonté populaire, et sous la pression du Vatican. Un certain Adolf Hitler, qui vécut à Vienne des années de misère, a reconnu en lui son maître es antisémitisme.

Désormais cette partie du Ring, située à l’opposé de la statue, s’appelle simplement "Ring de l’Université". Mais les polémiques resurgissent souvent s’agissant de la statue : faut-il la déboulonner ? Ou la "contextualiser" en l’accompagnant d’un commentaire ? Une solution vers laquelle penche la municipalité actuelle, une coalition des sociaux-démocrates et des libéraux.

À cause de la commémoration de la Nuit de Cristal de 1938 - lorsque les nazis ont systématiquement incendié les synagogues sur tout le territoire du 3ème Reich, dont l’Autriche faisait alors partie -, le mois de novembre est l’occasion rituelle de se pencher sur le passé "brun" du pays et sur son apport spécifique à la catastrophe.

Cette année a vu l’inauguration d’un monument dressant la liste des près de 65 000 Juifs victimes de la Shoah, ainsi que l’ouverture de plusieurs expositions. La plus marquante, visible jusqu’au 10 décembre sur la Heldenplatz, détaille comment le "génie" viennois a inventé un "modèle de radicalisation" antisémite, au point que les nazis venus d’Allemagne se virent d’abord dépassés par les aryanisations sauvages avant de les organiser de façon plus méthodique.

C’est aussi dans la capitale autrichienne qu’ont débuté dès le printemps 1941 les déportations, étendues ensuite au reste du Reich. Alors que beaucoup d’Autrichiens préféraient projeter sur le lointain Auschwitz, en Pologne, l’image de la Shoah, comme s’ils n’étaient pas vraiment concernés, l’exposition de Heldenplatz les confronte à une vérité dérangeante.

Une autre particularité a attiré l’attention de l’historien Klaus Taschwer, collaborateur du quotidien de centre-gauche Der Standard : le processus par lequel la vénérable université de Vienne, qui avait été au début du 20ème siècle le phare de la raison scientifique et du progressisme dans une Autriche encore très conservatrice, a pu devenir durant l’entre-deux-guerres le bastion d’un antisémitisme agressif. Et plus généralement, comment le national-socialisme a conquis les élites avant d’embrigader les masses.

L’université comme champ de bataille

Deux livres, Hochburg des Antisemitismus. Der Niedergang der Universität Wien im 20. Jahrhundert (Bastion de l’antisémitisme. Le déclin de l’université de Vienne au 20ème siècle, 2015, non traduit), et Der deutsche Klub (Le Club allemand, 2020, rédigé avec deux autres historiens, également non traduit), publiés chez Czernin, la maison d’édition fondée par le journaliste qui a, le premier en 1986, sorti des documents compromettant le futur président Kurt Waldheim, révèlent l’existence de réseaux d’influence très puissants. Longtemps méconnus, ils ont oeuvré dans l’ombre à l’avènement du nazisme.

Ils portent une lourde responsabilité dans la descente aux enfers d’une institution qui, durant les vingt années précédant la Première Guerre mondiale, avait compté parmi les meilleures du monde : le rayonnement de ses écoles de médecine et d’économie, ou des théories de Sigmund Freud sur l’inconscient, dépassait largement les frontières de l’empire austro-hongrois. De grands physiciens tels que Ludwig Boltzmann et Ernst Mach y ont effectué une partie de leur carrière.

Mais l’effondrement de la monarchie multi-nationale a pulvérisé un système qui faisait de Vienne la plus brillante étoile d’une galaxie de sept universités allant de Lemberg (Lviv, aujourd’hui dans l’ouest de l’Ukraine) à Czernowitz en Bucovine (également dans l’Ukraine actuelle, au sud), en passant par Cracovie, Prague, Graz et Innsbruck. Les réformes de 1867 ayant supprimé les discriminations séculaires qui entravaient les Juifs, ils avaient afflué en masse dans l’enseignement supérieur, formant en 1910 plus de la moitié des maîtres-assistants.

Le tableau a changé radicalement durant l’entre-deux-guerres, les tensions économiques ravivant rivalités et conflits. L’installation dans le hall de l’université d’une "tête de Siegfried" pour honorer les soldats tombés au front de la Première Guerre mondiale a sonné le début des hostilités. Elles n’ont plus cessé pendant des années, les corporations étudiantes d’extrême droite défilant chaque samedi à l’intérieur du bâtiment en grand uniforme, calot sur la tête et sabre au côté, afin d’intimider et de pourchasser ceux qu’ils identifiaient comme Juifs. Leur principale revendication : un numerus clausus visant à réduire leur nombre à 10% des effectifs, soit leur proportion dans la population.

La cérémonie d’inauguration de la "tête de Siegfried" a eu lieu en novembre 1923, par hasard au moment précis du putsch manqué des nazis à Munich. Leurs jeunes camarades se trouvaient au premier rang dans l’université de Vienne, casqués de fer, suivis des autres mouvements étudiants d’extrême droite, tous chantant à l’unisson "Deutschland, Deutschland über alles".

Les incidents sont devenus si fréquents, et si violents, qu’ils ont suscité plusieurs articles du New York Times et qu’un journal satirique autrichien a proposé de rebaptiser cette partie du Ring le "Schlagring", "Ring de la Bagarre" (le mot désignant aussi un "poing américain"). On a souvent relevé des blessés graves, en particulier à l’Institut d’anatomie de la Währinger Strasse que dirigeait alors le conseiller à la santé de la Ville de Vienne, Julius Tandler, un social-démocrate, Juif de surcroît, donc une cible privilégiée.

Les militants nazis, qui vont dès 1931 conquérir la majorité des suffrages étudiants, investissent les rampes monumentales menant vers le grand hall au-dessus du Ring, et disposent devant l’université de panneaux sur lesquels ils affichent des diatribes antisémites. Ils peuvent compter sur la complicité de plusieurs recteurs d’affilée, alors élus pour un an par le corps professoral. Notamment Hans Molisch, qui a permis aux étudiants d’extrême droite d’ouvrir un local pour s’exercer au tir dans l’enceinte de l’Alma Mater, soi-disant pour l’autodéfense. Ou encore Othenio Abel, qui sera plus tard membre de la NSDAP, le parti nazi. Dont le "A", plutôt que d’évoquer les "travailleurs" (Arbeiter), symboliserait en Autriche l’adhésion croissante de nombreux universitaires (Akademiker) : en 1944, 74% des enseignants de l’université de Vienne étaient inscrits à ce parti ou aspiraient à l’être, le chiffre montant même à 83% en médecine.

"Grotte de l’Ours" et "Club allemand"

En s’appuyant sur des archives inédites, Taschwer montre qu’il y a un renversement total par rapport à la période précédant la Première Guerre mondiale : l’université devient un bastion de la réaction face à la "Vienne rouge", et l’élimination des Juifs de toutes les positions dominantes au sein de la hiérarchie a été atteinte bien avant l’Anschluss de 1938. Grâce aux intrigues d’une "mafia antisémite", un groupe de dix-huit professeurs qui se donnait le nom de code de "Bärenhöhle" (Grotte de l’Ours), dans lequel les Deutschnationalen, ceux qui étaient pour la fusion avec l’Etat allemand au nom d’un idéal "völkisch", coopéraient avec les Christlichsozialen, les catholiques archi-conservateurs.

Leur but commun : empêcher la promotion des collègues juifs ou réputés de gauche. De fait, pas un seul n’a obtenu une chaire durant cette période, beaucoup choisissant de travailler dans les institutions liées à la Vienne rouge. Ou, de plus en plus souvent, la route de l’exil. Ce fut le cas du grand juriste Hans Kelsen, père de la Constitution autrichienne, à qui l’on rappelait toujours ses origines juives et qui préféra aller enseigner dans l’Allemagne alors plus libre de la République de Weimar.

La dictature cléricale austro-fasciste, de 1933 jusqu’à l’Anschluss, a accéléré la décadence de l’université de Vienne en l’inféodant au pouvoir politique et en diminuant drastiquement ses moyens financiers.

L’existence en parallèle d’un réseau des élites d’extrême droite bien plus étendu, le Club allemand, qui à partir de 1923 s’était vu attribuer un local dans le palais de la Hofburg et comptait moult avocats, magistrats, médecins, entrepreneurs ou journalistes, sans oublier les universitaires, n’est sortie de l’ombre que très récemment. Elle explique la promptitude avec laquelle le premier homme-lige de Berlin, Arthur Seiss-Inquart, a pu puiser dans ce vivier pour nommer des personnalités acquises au national-socialisme à la tête des principales institutions du pays.

Après la Libération par les troupes alliées, l’université de Vienne a touché le fond de la médiocrité. Les anciens nazis furent pour la plupart réintégrés sans douleur, on se gardait bien de rappeler les exilés juifs. Mais le haut du pavé était tenu par les catholiques conservateurs : c’est l’époque où un ministre de l’éducation a jugé bon de supprimer le darwinisme du cursus de médecine, l’époque où régnait un cléricalisme étouffant.

Dans les années 1960 les deux tiers des étudiants se sentaient proches de l’ÖVP, le parti démocrate-chrétien au pouvoir, dont le chef Josef Klaus, jadis d’accord avec les nazis, du temps où il était un leader étudiant, pour réclamer un numerus clausus contre les Juifs, s’est présenté en 1970 contre Bruno Kreisky avec ce slogan sur ses affiches : "ein echter Österreicher" ("un véritable Autrichien"), sous-entendant que son adversaire socialiste, puisque Juif, ne saurait l’être.

Un quart des étudiants de Vienne, écrit Klaus Taschwer, se reconnaissaient aussi dans le Ring freiheitlicher Studenten, le RFS, émanation d’un "troisième camp" qui se réclamait de la tradition libérale mais regroupait de fait les nostalgiques du nazisme. Depuis vingt ans l’extrême droite autrichienne a abandonné l’antisémitisme pour recentrer son discours sur le "danger islamique" - comme tous ses équivalents en Europe de l’Ouest, dont le Rassemblement National de Marine Le Pen.

On décèle pourtant une certaine continuité, les "corporations combattantes" (les Burschenschaften, qui se différencient des autres organisations étudiantes de droite par le fait qu’elles pratiquent le duel au sabre) fournissant beaucoup de cadres du FPÖ en Autriche. Il y a trente ans j’avais visité pour le quotidien Libération les locaux viennois de l’une d’elles, la Olympia, que les autorités autrichiennes classent encore aujourd’hui à l’extrême droite : l’un de ses chefs avait placardé au mur une carte de la "Grande Allemagne", dont les frontières s’étendaient loin à l’est de la ligne Oder-Neiss.

L’université de Vienne, elle, a remonté la pente. Mais elle ne s’est jamais vraiment remise de ce passé-là.


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