La France est-elle vraiment de droite ?

mercredi 6 janvier 2021.
 

Les lois marquées à droite s’enchaînent, justifiées par une demande de sécurité et d’autorité. Mais contrairement aux idées reçues, l’opinion publique n’évolue pas uniformément dans un sens conservateur. Les Français sont sans doute moins à droite que les élites.

Restrictions des libertés publiques au nom de la sécurité, réformes libérales du marché du travail et des systèmes de protection sociale, privatisations plus ou moins masquées, gages donnés aux chasseurs, mépris des « écolos amish »… La politique menée ces trois dernières années par Emmanuel Macron ne souffre guère d’ambiguïté. La défense coûte que coûte des forces de police, ainsi que le récent projet de loi « confortant les principes de la République », ne sont que les dernières pierres d’un édifice qui penche sérieusement vers la droite.

« C’est une stratégie politique qui s’est faite en deux temps : d’abord une conquête du pouvoir aux dépens du Parti socialiste – c’est l’histoire du premier tour de la présidentielle – et, ensuite, une fois la gauche saignée, une séduction des électeurs de droite pour construire un espace politique durable », résume Florent Gougou, maître de conférences en science politique à Grenoble.

Ces choix politiques se reflètent dans la composition des sympathisants de la majorité. « Dans la mouvance LREM, 18 % des gens se disent de gauche, 46 % de droite, 32 % au centre », observe Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Cevipof et autrice de l’ouvrage Le Clivage droite gauche (Presses de Sciences Po, 2020). S’appuyant sur les enquêtes menées avec son collègue Pierre-Henri Bono, elle conclut que « ce qui l’emporte, c’est bien l’identification à droite, même s’il y a un tropisme vers le centre et surtout un déficit manifeste d’adhésion ».

Si la droite historique incarnée par Les Républicains pâtit de ce braconnage sur ses terres, il n’y a, en revanche, aucun rebond mécanique de la gauche, qui aurait pu espérer bénéficier par contraste de ce durcissement du pouvoir. En dépit d’un redressement aux européennes et de conquêtes municipales appréciables, elle voit s’avancer le mur des échéances nationales avec appréhension. En octobre dernier, un sondage Ifop sur la présidentielle a suscité l’émoi dans les états-majors de cet espace politique : aucune des personnalités testées n’émergeait à plus de 15 % et le total des candidatures ne dépassait pas le quart des suffrages.

Faut-il en déduire que le pays se satisfait d’être gouverné à droite, à défaut d’en être enthousiasmé ? Qu’à la fin, sous le visage de Macron ou d’une autre, en se revendiquant comme telle ou en entretenant la confusion, ce sera toujours la droite qui gagnera ? Et, si ce n’est pas le cas, pourquoi la gauche peine-t-elle à ce point à défendre son existence et à apparaître crédible pour conduire l’alternance en 2022 ?

Pour répondre à ces questions, il faut regarder non seulement les données électorales, mais aussi les enquêtes les plus sérieuses qui auscultent, sur le temps long, les opinions et les attitudes des Français. En ayant en tête, bien sûr, que « la droite » se réduit difficilement à une essence immuable.

Certes, le philosophe Emmanuel Terray l’a définie avec force comme le camp qui accorde un primat à la fixité des rapports sociaux. En invoquant le réalisme, la droite « accorde un privilège à l’existant et tend à s’incliner “devant la force des choses”, la puissance du fait acquis ». Lui-même admettait cependant l’hétérogénéité et les tensions de la pensée de droite.

Les batailles pour définir le couple droite-gauche font d’ailleurs partie intégrante de son histoire. Dans le cas français, comme l’historien Gilles Richard l’a montré, la nature du régime et l’acceptation de la République cristallisaient l’affrontement au cours du XIXe siècle. La question sociale a pris le relais au XXe siècle, avant qu’une ère plus confuse ne s’ouvre avec la (re)montée en puissance de la dimension culturelle des affrontements politiques, liée aux grandes dynamiques de l’intégration européenne et de la mondialisation.

Un paysage en recomposition, plutôt qu’en voie de droitisation

Dans ce contexte, le Rassemblement national (RN) se caractérise moins comme une simple droite « plus à droite » que comme un nationalisme extrémisé, traitant toutes les questions (y compris sociale ou écologique) sous un prisme identitaire. D’où sa capacité à aspirer des électeurs de milieux sociaux autrefois alignés sur la gauche : d’une part en les séduisant grâce à de « nouveaux » enjeux saturant l’agenda (l’immigration et le multiculturalisme, en particulier), d’autre part en recodant leurs préférences plus classiques sous un prisme d’hostilité aux étrangers et aux minorités.

Emmanuel Macron, quant à lui, continue d’occuper la centralité – plutôt que le centre – de l’espace politique. En fonction des moments et des interlocuteurs, il emprunte le costume des différentes sensibilités de ce que serait une grande coalition à la française, allant des rivages progressistes bon teint jusqu’aux terres les plus conservatrices. Si Arnaud Montebourg a pu parler d’un Fregoli de la politique, on pourrait aussi bien le croquer sous les traits d’un Arlequin à la tunique bariolée, n’ayant qu’à se mouvoir pour accomplir le « transformisme » que Gramsci évoquait à propos des parlementaires italiens de droite et de gauche, lorsqu’ils s’agrégeaient dans des coalitions de circonstance pour perpétuer l’ordre existant.

Ces deux forces, lepéniste et macroniste, travaillent à construire des loyautés électorales qui subvertissent les partages droite-gauche hérités du XXe siècle, tout en recyclant de facto de très nombreuses idées de droite, au sens d’Emmanuel Terray. Cet élément permet d’expliquer une partie des difficultés rencontrées par l’opposition de gauche, dont la stratégie de « dévoilement » des détournements identitaires des colères populaires, et de la prétention de l’exécutif à se vouloir « et de gauche et de droite », ne suffit pas.

De quoi encourager le chef de l’État à persister à donner de plus en plus de gages à la droite, en espérant en être récompensé dans les urnes.

D’un point de vue électoral, en première approximation, le calcul semble pertinent. La droite, sous ses formes diverses, a remporté six élections présidentielles entre la naissance de la Ve République et 2017, contre trois victoires pour la gauche. Aux législatives, la différence se creuse, avec des victoires régulières de la droite alliée au centre, et seulement trois périodes où l’Assemblée nationale s’est retrouvée véritablement aux mains de la gauche : entre 1981 et 1993 (avec une interruption entre 1986 et 1988), puis lors des mandatures de 1997-2002 et de 2012-2017.

Cependant, la droite a aussi connu des défaites. Concentrées dans les années les plus récentes, elles démentent l’idée d’une prédominance quasi systématique. En 2007, elle enregistre ainsi son plus faible résultat depuis le début de la Ve République et, lors des élections régionales de 2010, c’est même la déconfiture, avec des niveaux jamais atteints depuis 1945. Plus récemment, les élections sénatoriales, européennes et municipales ont également eu un sévère parfum de sanction.

« La droite est le camp électoralement dominant, même s’il a connu des déroutes majeures, confirme Florent Gougou. Mais les dynamiques électorales récentes ne montrent pas une droitisation de l’électorat français, plutôt l’effondrement et la recomposition massive du système partisan. »

Des idées reçues sur le « pouvoir gris »

Le président semble aussi mettre de côté une donnée désormais cardinale du jeu électoral français, alors que son quinquennat a été l’occasion de nouveaux records d’abstention. Puisqu’une majorité des Français se détournent des urnes, se limiter aux inscrits votants pour tenter de les satisfaire s’avère forcément parcellaire. En 2017, au second tour, un électeur inscrit sur quatre ne s’est pas déplacé, du jamais vu depuis les années 1960. Aux législatives ayant suivi, seuls 42,64 % des inscrits ont voté au second tour – cette fois, il faut remonter à 1958 pour trouver de tels chiffres. Mêmes basses eaux aux européennes, sans parler des ubuesques municipales en pleine épidémie de Covid-19.

« Aujourd’hui, non seulement la participation est plus faible, mais les écarts entre ville et campagne, cadre et ouvrier, sont abyssaux, sans aucun précédent dans l’histoire politique de la France », souligne Patrick Lehingue, professeur de science politique à l’université de Picardie. La probabilité, par exemple, qu’une « femme non diplômée avec des enfants et au chômage vote aux législative est de 16 % », illustre le chercheur.

Dans un tel contexte, convaincre à droite, c’est convaincre qui ? « La plupart des partis politiques ont intégré que ce qui fait les victoires est de réussir à mobiliser d’abord son électorat, les siens », souligne Anne Jadot, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Lorraine.

D’où les multiples analyses et conjectures, parfois cyniques, autour des niches d’électeurs restantes. Ce phénomène a été inauguré à gauche par le fameux rapport de Terra Nova suggérant aux socialistes de se concentrer sur les classes moyennes et un chapelet de catégories ciblées, en lieu et place des classes populaires. Sauf que, d’une élection à l’autre, l’abstention n’atteint pas de la même manière les différents partis. Et donc « 30 % d’abstentionnistes, ce n’est pas 30 % d’abstentionnistes immuables », complète Anne Jadot. Ils bougeront sur l’arc partisan droite-gauche, si l’offre politique ne leur convient pas au moment du vote.

Les hommes et femmes politiques peuvent cependant être tentés de régler leur stratégie sur certains invariants de la sociologie électorale. Le « vote gris » est, à ce titre, un objet d’analyse intéressant, pour qui pense que la France campe définitivement à droite. Ainsi les personnes âgées, présumées plus conservatrices, vont traditionnellement davantage se mobiliser aux différentes élections que toute autre catégorie – élections que les plus jeunes délaissent massivement et de plus en plus longtemps, la faute vraisemblablement à une insertion professionnelle repoussée dans le temps et à un rapport plus souple au devoir civique.

Le sujet est d’autant plus intéressant que la démographie française donne aux seniors un poids qui ne cesse de s’accroître. Si on force le trait, à défaut de cohésion nationale, un personnel politique cynique pourrait gouverner et ne promettre que pour ceux-là.

« Si on regarde la participation, cette analyse est béton, concède Patrick Lehingue. Mais sur l’orientation partisane, c’est plus compliqué : les instituts de sondage, dans la case “retraités”, ne distinguent pas les trajectoires. C’est comme si on s’en fichait de savoir si les sondés étaient cadres sup’ ou ouvriers. Les retraités que l’on nous fournit dans les sondages ne sont qu’une frange disposée à répondre, donc c’est un brouillon difficile à analyser. L’âge est vraiment un piège, il faut plutôt travailler sur les générations, la socialisation et les contextes politiques. » Patrick Lehingue renchérit : « Sinon, François Fillon aurait remporté l’élection présidentielle de 2017 et la droite aurait triomphé aux européennes de 2019… »

C’est tout le problème d’une analyse par une seule « coordonnée », celle de l’année de naissance, de la catégorie socio-professionnelle ou de la géographie. Ainsi les ouvriers ne votent pas d’un seul bloc, les cadres non plus. L’intellectuel peut être précaire, le rural alternatif et le citadin écolo. Difficile de retrouver, là-dedans, l’électeur de droite chimiquement pur, d’autant que ces différents critères s’associent ou se compensent à l’épreuve du contexte électoral. « Des gens qui sont, d’un point de vue socio-économique, des CSP + et possèdent un patrimoine ne placent pas forcément cela en haut de la pile en fonction de leur socialisation, s’ils sont insérés de manière très serrée politiquement, ou dans le milieu associatif, voire syndical », remarque Anne Jadot.

Si l’on reprend le socle des « électeurs âgés », en se basant sur les travaux de Bernard Denni, professeur de science politique à Grenoble, il s’avère que l’âge est, par exemple, moins déterminant pour le vote à droite que le parcours professionnel (or les cadres vivent plus longtemps que les ouvriers), le niveau de patrimoine acquis (il a eu tendance à augmenter pour ceux qui sont déjà à la retraite) ou encore les convictions et la pratique religieuses (qui s’érodent plus vite dans le reste de la population). La politique, enfin, est encore perçue dans ce bloc-là comme une « affaire d’hommes », alors même que les femmes arrivant aujourd’hui ou demain à la retraite auront davantage eu l’occasion de s’insérer dans la vie économique et politique tout au long de leur vie.

Quid de ces votes après deux décennies de réformes des retraites, de crises économique, climatique, et maintenant sanitaire ? Les effets de socialisation ne sont pas à négliger pour expliquer les comportements politiques d’aujourd’hui et imaginer ceux du futur. « Ma génération ne sait pas comment le jeu se déroule sans Marine Le Pen et l’immigration dans le débat public, note Florent Gougou. Celle de nos parents, si. Or, cela peut aussi prémunir d’avoir vu le système politique structuré différemment. On pourrait dire la même chose sur la question du climat. Les jeunes de 20 ans n’ont pas connu l’époque où l’écologie était marginale, donc il n’est pas illogique pour eux qu’elle soit centrale aujourd’hui. »

Voilà pourquoi l’image d’une France penchant à droite au fur et à mesure de son vieillissement biologique est bien trop simpliste. Elle est, en tout cas, bien fragile en comparaison de la thèse majeure défendue par le politiste Vincent Tiberj dans son ouvrage Les citoyens qui viennent (PUF, 2017) : « L’orientation idéologique n’est pas une affaire d’âge, mais une question de cohorte. » Ce qui compte est moins notre propre cycle de vie que la génération à laquelle on appartient. Et, pour le coup, le renouvellement de la population ne joue pas en faveur de la droite traditionnelle.

Du moins, les choses sont assez claires depuis longtemps pour ce qui relève du libéralisme culturel. « Autant les clivages autour des questions socio-économiques persistent, écrit Vincent Tiberj, autant les valeurs ont en moyenne considérablement bougé vers plus d’acceptation de l’autre, plus d’égalité entre les sexes, moins d’autoritarisme, moins de xénophobie et moins de valorisation de la tradition. » Interrogé par Mediapart, le chercheur confirme qu’« on a changé de monde en quarante ans », y compris sur une question aussi sensible dans le débat public que l’immigration.

Les exemples abondent de cette évolution plutôt à gauche des valeurs culturelles, en tant qu’ouverture à l’altérité, aux minorités et aux différences de style de vie. Ils se retrouvent dans l’ouvrage collectif La France des valeurs (PUG, 2019), qui retrace les enseignements de quarante ans d’enquêtes menées entre 1981 et 2018.

Ainsi, Guillaume Roux constate à la fois que « les nouvelles générations acceptent beaucoup plus souvent l’homosexualité » et que « cette acceptation progresse pour chaque génération ». Pour sa part, Raul Magni-Berton relève la chute continue des opinions sexistes, dans un mouvement qui amène les générations futures à les partager toujours moins que les générations précédentes. Quant à la préférence nationale en matière d’emploi, son approbation par les personnes interrogées a reculé de vingt points entre la décennie 1990 et les années 2010.

Et si le problème était du côté de l’offre politique ?

Un contrepoint à cette vision enchanteresse consiste souvent à mettre en avant la demande d’ordre et d’autorité, qui, elle, n’aurait pas faibli et attesterait d’une attente de « droite ». Dans le même ouvrage, Olivier Galland observe en effet que « [cette] demande est élevée et s’est plutôt renforcée au cours des années ». Et, cette fois, les cohortes les plus jeunes portent aussi ce mouvement, comme si « l’ethos antiautoritaire » des années 1960-1970 s’était estompé chez les enfants de ceux qui les avaient traversées comme jeunes adultes.

Cela dit, le sociologue remarque aussi la faiblesse d’opinions extrêmes en la matière : « On n’assiste pas à un basculement complet vers une demande de société autoritaire. » De plus, la demande d’autorité peut être invoquée non pas seulement pour mettre au pas les contestations, mais aussi par souci de respect et de protection des différences. « Par certains côtés, l’ordre public est même la condition de l’épanouissement individuel », avance Frédéric Gonthier, professeur à Sciences Po Grenoble et codirecteur de l’ouvrage La France des valeurs.

Une autre façon de nuancer l’idée d’une France plus à gauche qu’on ne le croit consisterait à quitter le terrain du libéralisme culturel pour aller sur celui des conflits socio-économiques. Ceux-ci continuent de préoccuper très fortement les Français et ne semblent pas connaître d’évolution aussi nette et continue vers les préférences traditionnellement attachées à la gauche (légitimité de l’intervention de l’État, restrictions à la liberté d’entreprise, générosité de la protection sociale…).

Selon Vincent Tiberj, qui a mis à jour un « indice longitudinal de préférence sociale » juste avant que n’éclate le mouvement des « gilets jaunes », l’attachement à l’État-providence n’a pas disparu et a même retrouvé des niveaux historiquement élevés. « On n’est pas dans un mood libéral », confirme-t-il à Mediapart, deux ans après avoir constaté « un décalage […] entre les demandes électorales et les propositions de politiques publiques des grands partis, comme si ces derniers résistaient à intégrer certains signes venus d’en bas ».

En la matière, les préférences des Français apparaissent surtout « composites » à Frédéric Gonthier. « La majeure partie des individus combine des positions pro-État et des positions pro-marché », résume-t-il à Mediapart, en avançant deux facteurs pour l’expliquer.

Premièrement, la complexité des enjeux économiques encourage des « opinions molles » chez ceux qui n’ont pas le temps ou l’envie de s’y plonger. Deuxièmement, ce trait peut être exacerbé par un défaut de compétition politique. « Plus les partis se démarquent les uns des autres sur les enjeux économiques, plus les citoyens auront accès à des points de vue économiques différenciés, et plus ils pourront alors articuler leurs préférences autour des grandes oppositions idéologiques. Et plus aussi les citoyens seront en capacité de connecter ces oppositions avec leurs intérêts objectifs. […] Dans un pays comme la France où il y a plutôt moins de compétition politique sur les enjeux économiques (du moins entre les partis mainstream), les préférences économiques sont plus composites. »

À vrai dire, même sur les enjeux culturels, la clarté apparente des évolutions de long terme cache la cohabitation de prédispositions contraires au sein des mêmes individus. C’est la raison pour laquelle les valeurs bougent aussi en fonction du contexte et des discours publics. « Le vrai facteur, c’est la politisation », insiste Vincent Tiberj, en prenant l’exemple du débat sur le droit de vote des étrangers sous le quinquennat de François Hollande. « La part des personnes favorables a décliné, mais ont-elles été vraiment exposées à tous les arguments ? On n’a quasiment eu qu’un seul son de cloche. »

« Dans certains contextes anxiogènes – ou rendus anxiogènes par le cadrage médiatique –, les prédispositions à l’intolérance vont s’activer plus facilement que les prédispositions à la tolérance, appuie Frédéric Gonthier. Mais elles vont aussi s’activer plus volontiers chez certains individus que chez d’autres. Par exemple, lorsqu’il a été question de la droitisation des valeurs des Français dans les années 2010, cela renvoyait en fait à une droitisation de… la droite. Les gens déjà de droite devenaient moins tolérants dans un contexte où l’on parlait de prières de rue et de port de la burqa, mais les autres restaient tout aussi tolérants. »

L’éléphant dans la pièce apparaît de plus en plus clairement. Si les forces identifiées à la gauche ne vont pas mieux, ce n’est pas forcément parce que les enquêtes se trompent depuis des années ou que les gens seraient irrationnels dans leurs choix. Il y a aussi que l’offre politique de gauche s’ajuste mal à leurs préférences, ne bataille pas assez bien pour imposer les thèmes ou les arguments qui activeront les plus démocratiques et égalitaires parmi elles, et s’avère tellement discréditée qu’elle n’apparaît plus comme un débouché acceptable.

En somme, si droitisation il y a, c’est probablement davantage celle du débat public, et des élites (même de gauche) qui l’animent, plutôt que celle de la population elle-même.

Repères politiques : le décrochage post-2012

Le quinquennat de François Hollande a illustré et exacerbé ces failles de l’offre politique à gauche, à un point qui pourrait bien avoir contribué à une perte inédite des repères. L’épisode du mariage pour tous a ainsi offert le spectacle d’un pouvoir tétanisé face à la contestation des milieux catholiques conservateurs, alors que les données d’opinion lui étaient favorables. Les demandes sociales, on l’a dit, ont, quant à elles, fait l’objet d’un dédain et de revirements programmatiques spectaculaires. L’effondrement électoral qui a conclu la mandature a traduit une désaffection beaucoup plus massive et durable que lors des précédentes expériences de pouvoir.

Après 2012, remarque Vincent Tiberj, « la cassure a été monstrueuse. Dans les enquêtes, le soutien au PS en tant que proximité partisane a sombré et n’a jamais été restauré. Cela n’a pas pour autant profité aux autres partis de gauche ». Un camp entier aurait-il été flétri par l’expérience hollandaise ? Pour le chercheur, le constat est, en tout cas, sans appel : « L’électorat de gauche restant n’a plus de parti pour le représenter. La France, en termes de valeurs, est plus de gauche qu’on ne le croit, mais ça ne suit pas sur le plan politique. »

Au demeurant, remarque-t-il, un processus similaire a frappé la droite historique issue du gaullisme, les plus jeunes générations préférant encore aller vers le RN ou le non-vote que vers LR. Ce décrochage aboutit à ce qu’un énorme bloc de citoyens ne parvienne plus à se reconnaître dans l’offre politique existante. « Dans l’enquête valeurs la plus récente, relève le professeur à Sciences Po Bordeaux, 50 % disent qu’ils n’ont pas de parti. »

De son côté, Janine Mossuz-Lavau remarque dans ses entretiens qualitatifs que « les enquêtés parviennent encore à se positionner sur l’axe droite-gauche, mais se révèlent de plus en plus désemparés concernant l’offre partisane ». Et encore, celles et ceux qui administrent l’enquête valeurs témoignent du faible sens de cet axe de positionnement pour beaucoup de leurs interlocuteurs. Un cinquième d’entre eux refuse d’ailleurs de s’y inscrire. Et beaucoup « ne savent pas se positionner ou s’en fichent ».

Il en résulte, d’après Vincent Tiberj, qui n’avait jamais vu ça, « une déconnexion impressionnante entre valeurs et politisation des valeurs. Fut un temps, quand une personne apparaissait de gauche ou de droite culturellement, elle “tombait” à gauche ou à droite dans ses choix partisans. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : des valeurs qui devraient les connecter à un camp apparaissent déconnectées des alignements électoraux qui vont avec ».

On le voit, la situation ne saurait donc se résumer à un simple ancrage à droite de la société française. Aucune fatalité ne plane sur cette configuration encore incertaine. « Tout reste ouvert, conclut Florent Gougou. Nous n’avons aucune idée de ce à quoi ressemblera le paysage politique dans dix ans. »


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