Benalla à la Contrescarpe : récit d’une journée de folie

samedi 20 février 2021.
 

Le 8 février 2021, le parquet de Paris a requis le renvoi d’Alexandre Benalla pour "violences volontaires", "immixtion sans titre dans l’exercice d’une fonction publique" et "port d’arme non autorisé". Le Média a eu accès au réquisitoire : 121 pages qui se lisent comme un roman, desquelles émerge un récit lunaire, entre intrigues, luttes de pouvoir et violences policières.

"Le métronome et le diapason" qui donnait le "rythme" lors des déplacements présidentiels, et que les policiers tâchaient de mettre en musique. Voilà Alexandre Benalla dépeint en chef d’orchestre par un commissaire. Ce n’est que l’une de nombreuses surprises du réquisitoire du parquet à l’encontre de l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron, de son acolyte Vincent Crase et des policiers Laurent Simonin, Jean-Yves Hunault et Maxence Creusat.

C’est justement ce dernier qui utilise cette métaphore toute musicale. Maxence Creusat (1) est à l’époque commissaire à la DOPC de la préfecture de police de Paris et dirige un escadron de CRS le 1er mai 2018 à la Contrescarpe. D’après lui, l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron pouvait être assimilé à « un supérieur hiérarchique » ou à une « autorité supérieure ».

Des généraux, des haut-gradés de la préfecture de police de Paris, des commissaires : tous décrivent l’ancien collaborateur de Macron comme une figure-clé du dispositif chargé de la sécurité du président. Un homme qui jouissait de leur estime : "Ce qu’il faisait, il le faisait bien et il le faisait vite, bien souvent avec une grande faculté d’anticipation", dit aux juges le général Eric Bio-Farina, alors chef du commandement militaire de la Présidence de la République. D’après Bio-Farina (avec qui il lui arrivait de déjeuner), Benalla était un « facilitateur », « l’interface » entre le cabinet présidentiel d’un côté, le commandement militaire et le Groupe de sécurité de la Présidence de la République de l’autre.

Les chefs du GPSR accordent alors un grand pouvoir à cet adjoint au chef de cabinet, âgé d’à peine 26 ans. "Il apportait un peu de fraicheur", explique aux magistrats Laurent Simonin, commissaire de police à l’origine de l’invitation de Benalla auprès des équipes de maintien de l’ordre le 1er mai et également mis en examen. Si le collaborateur de Macron « n’avait aucune autorité sur les services de sécurité », affirme le colonel Lionel Lavergne, chef du GSPR, il n’empêche « qu’il pouvait être amené à donner des consignes ». Un rôle confirmé par Alain Gibelin, directeur de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police de Paris, lui aussi entendu par les enquêteurs, qui considère alors le jeune homme comme « le représentant désigné du palais de l’Elysée lors de toutes les phases préparatoires à un évènement impliquant un déplacement du Président de la République ».

« Incontestablement, Alexandre Benalla était un interlocuteur reconnu et d’autorité pour la hiérarchie de la DOPC », conclut le parquet. La direction de l’ordre public « le percevait comme compétent dans ses attributions et l’expression de la volonté de la Présidence de la République à l’occasion de déplacements du président de la République », résume le procureur.

C’est ce tissu de relations informelles et de pouvoir aux limites floues qui permet à Benalla de s’incruster avec les policiers à la place de la Contrescarpe. À l’époque, Alexandre Benalla s’intéressait au "mode opératoire ’blacks blocs’" (sic), d’après les juges, "en perspective du G7 qui devait être organisé en 2019".

Laurent Simonin l’invite, avec l’accord de Patrick Strzoda, directeur de cabinet de l’Elysée, à participer en qualité d’observateur aux opérations de police du 1er mai. D’après l’enquête du juge, le 30 avril 2018, sur ordre de Simonin, un autre policier (Hunault, le troisième mis en examen), remet à Benalla un sac "contenant une combinaison siglée police", "un casque de maintien de l’ordre, un brassard de police, un masque à gaz ainsi qu’une radio". "L’Elysée me désigne un individu"

Ainsi équipé, Alexandre Benalla, accompagné de Vincent Crase, est pris en charge par les policiers. La journée du premier mai s’annonce tendue. Vers 13 heures, les premières échauffourées éclatent place de la Contrescarpe. Entre un jet de projectile et un de grenade lacrymogène, Benalla se rapproche de Maxence Creusat, qui dirige une compagnie de CRS sur place.

D’après les déclarations de Creusat, Benalla lui « désigne formellement un individu ayant jeté un projectile sur les CRS. Il me dit quelque chose comme, ‘est-ce qu’on (ne) peut pas aller l’interpeller ?’ » Pour Creusat l’objectif « désigné » par Benalla ne revêt pas d’importance particulière - « pour moi c’était un de plus », dit-il aux juges - mais il ne se voit pas repousser cette demande.

Car pour le policier, Benalla est l’émanation de l’Elysée sur place. Et si Benalla demande d’aller interpeller untel, « je prends cette information comme ‘l’Elysée’ qui me désigne un individu ayant commis une infraction. Je me vois mal dire au représentant du Président de la République présent en observateur, ‘c’est bien, je m’en fous’ ». Ainsi, sur suggestion d’Alexandre Benalla, qui n’est pas un spécialiste de maintien de l’ordre, le commandant des CRS ordonne à un groupe d’agents de procéder à l’interpellation du malheureux manifestant, charge policière à la clé. À « aucun moment », précise-t-il, il n’a demandé à Benalla et Crase d’assister les CRS, qui « étaient bien assez grands » pour procéder aux interpellations.

Mais Benalla, ‘émanation’ présidentielle sur place, ne peut pas se retenir. Avec Vincent Crase, il s’accroche au groupe de CRS : s’ensuit la scène filmée par Taha Bouhafs (aujourd’hui journaliste au Média), à l’origine des premières révélations du Monde à l’été 2018. Après l’accrochage, Creuset s’occupe de remplir la fiche d’interpellation, tandis que l’interpellé est pris en charge en raison de ses blessures. Le commandant des CRS est lapidaire : Benalla a « fait une connerie », « il avait pété un câble ».

Les CRS présents sur les lieux sont « unanimes pour dire que l’intervention d’Alexandre Benalla et Vincent Crase n’était pas nécessaire et que la situation était sous leur contrôle », écrit poliment le parquet. « Son arrivée [avait] certainement été plus un handicap qu’autre chose », résume un CRS interrogé par les juges, ajoutant qu’il pensait qu’il s’agissait d’un agent de la BAC, car les RG sont plus « discrets », alors que lui « bougeait partout », d’autant plus que « ce n’était pas sa technicité qui pouvait [lui] apporter quelque chose ». Un autre estime que Benalla n’avait pas su quoi faire avec l’interpellé ; un autre encore qu’« il avait du mal dans l’interpellation » et « qu’il n’était pas doué » ; un dernier qu’il utilisait sa force maladroitement - bref, un grand n’importe quoi, « un combat de rue », Benalla et Crase ayant fait à « leur sauce ».

Les deux amis n’en sont d’ailleurs pas à leur coup d’essai. Quelques heures plus tôt, Benalla et Crase sont venus prêter main forte - non requise - pour réprimer un groupe de manifestants dans le Jardin des Plantes, à côté de la place de la Contrescarpe. Les gaz lacrymogènes pleuvent pendant que les CRS évacuent l’endroit.

En sortant du Jardin, des jeunes tombent sur un contrôle de police, que l’un d’eux décide de filmer. Parmi les agents se trouve le duo Crase-Benalla : le premier plaque la manifestante contre un arbre pour lui prendre le téléphone et effacer la vidéo, le second lui montre sa « carte tricolore qui ne ressemblait pas à une carte professionnelle de police ». Et le juge de noter, en bas de page : « Alexandre Benalla était en possession d’une carte tricolore de chargé de mission ». La manifestante lui demande son matricule. « 007 », répond Benalla. Peu après, ils poursuivent un autre manifestant, le frappent (4 jours d’ITT) et le livrent aux policiers : ce sont les vidéos qu’on peut voir sur Mediapart, Libération ou France Info.

Pendant tout ce temps ou presque, ils sont accompagnés par Philippe Mizerski, membre de l’état-major de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) à la préfecture de police de Paris, longtemps qualifié de « troisième homme » par la presse.

Mizerski était chargé d’encadrer sur le terrain l’homme de l’Elysée - tâche ardue, au vu des témoignages. Le parquet, en effet, montre un duo Benalla-Crase en roue libre, qui n’hésite pas à prendre les devants, procéder à des interpellations, confisquer des téléphones, frapper des gens… En toute impunité. Car ce qui étonne - ou pas - à la lecture du réquisitoire, c’est la totale indifférence des policiers sur place, qui travaillent avec eux comme s’il s’agissait de collègues en civil - ils en sont peut-être convaincus - ou d’émissaires présidentiels, dans leur bon droit d’interpeller et de frapper les manifestants. Tant pis pour les droits des interpellé.e.s, tant pis pour les procédures, tant pis pour les dérapages.

Une attitude dangereuse, qui produit ses premiers effets dès le lendemain. Car dès le matin du 2 mai, c’est la panique à la préfecture de police de Paris et à la DOPC. "On va tous être virés"

Gibelin, le chef du DOPC, passe un savon à Laurent Simonin, qui avait invité Benalla sur le dispositif. "En fin de matinée, mon directeur [...] est venu vers moi en me parlant d’affaire d’Etat et en me disant qu’on allait tous être virés", explique Simonin aux enquêteurs, qui décrit un supérieur "hystérique", qui passait de nombreux coups de téléphone au préfet de police, Michel Delpuech.

Réunion de crise : dans les locaux du DOPC, Gibelin convoque Simonin et Creusat. Il faut rédiger d’urgence une fiche à destination du préfet de police : c’est Simonin qui s’y colle, "en 45 minutes, même pas", et intègre le lien pour consulter la vidéo tournée par Taha Bouhafs. "J’ai compris qu’on allait être embêtés avec ça et j’ai commencé à essayer de rassembler des éléments", affirme-t-il. Mais son premier jet est retoqué : il y expliquait que Gibelin avait donné son accord à la présence de Benalla sur la manifestation du 1er mai. La version finale fait mention de l’accord général de Gibelin, sans précision de date.

Simonin continue à rassembler des éléments : responsable de l’invitation de Benalla, il s’inquiète. Et il ne manque pas de prévenir le principal intéressé, avec qui il échange 4 SMS le 2 mai - des messages dont Benalla n’a pas souvenir devant les enquêteurs. L’ex-collaborateur d’Emmanuel Macron demande à Simonin s’il a fait "une connerie". Son intervention ne servait "à rien", lui répond le chef d’état-major adjoint du DOPC.

Mais les trois de la DOPC ne sont pas les seuls à s’inquiéter de la vidéo de l’homme du président : dès le 1er ou le 2 mai, Pierre Le Texier a connaissance de la vidéo de la Contrescarpe, sur laquelle il reconnaît Benalla et Crase. Ce salarié de LREM est chargé de la veille sur les réseaux sociaux, notamment vis-à-vis "de comptes politiques très actifs", relate le parquet. Sur la messagerie chiffrée Telegram, il s’empresse d’envoyer la vidéo à Ismaël Emelien, le conseiller spécial d’Emmanuel Macron.

À l’Elysée aussi, on s’inquiète. Le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Patrick Strzoda, est avisé le 2 mai et prend la décision de suspendre Benalla pendant 15 jours et de modifier ses attributions. Une sanction bien clémente, que ne manque pas de relever deux mois et demi plus tard l’enquête du Monde, par laquelle le scandale éclate.

Alexandre Benalla est aujourd’hui renvoyé en correctionnelle pour "violences volontaires en réunion", "immixtion sans titre dans l’exercice d’une fonction publique", "port d’arme non autorisé", et "recel de détournement d’images issues d’un système de vidéo-protection". Le parquet requiert également le renvoi de Vincent Crase pour ces mêmes infractions et la relaxe pour plusieurs motifs.


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