La guerre franco-allemande, la Commune et la fin de l’Association Internationale des Travailleurs

mardi 13 avril 2021.
 

par Vincent Présumey

Première phase de la guerre : France bonapartiste contre unité allemande.

Une vision rétrospective télescopée nous donne l’impression que la Commune de Paris est née directement de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Mais les forces profondes, ouvrières et démocratiques, qui conduisirent à la Commune, « antithèse de l’empire » (63), étaient à l’œuvre bien avant. Dans une assez large mesure, la guerre a d’abord été pour elles un obstacle.

Les forces de l’Internationale en France en 1870, alors sa section la plus prometteuse, la plus foisonnante, sont encore très confuses, mais les questions de la stratégie révolutionnaire, incluant celle des armes, sont abordées par des responsables comme Varlin.

Le développement « naturel » de la transition de la crise politique de régime à la crise révolutionnaire, fut contrecarré et contrarié par les initiatives bonapartistes prises pour la conjurer : « ouverture » libérale avec le gouvernement Emile Ollivier, plébiscite, procès spectaculaire contre l’Internationale accusée d’être une société secrète voulant liquider Napoléon III, et finalement plongeon tête baissée dans la provocation tendue par le chancelier de Prusse Bismarck, déclenchant la guerre franco-allemande.

C’était là l’alternative la plus défavorable à la classe ouvrière. L’empire cherchait à rejouer la guerre de 1792 mais en étant cette fois-ci l’ennemi des droits de la nation allemande. S’il gagnait, il était renforcé et l’Allemagne était pulvérisée, ouvrant une profonde période de réaction en Europe. S’il perdait, le second empire allait certainement s’effondrer, mais pas sous les coups des masses. Une République bourgeoise préservant intégralement l’appareil impérial avec son armature préfectorale, verrait le jour, et c’est bien ce qui eût lieu, rapidement, avec la bataille de Sedan et la capture de l’empereur par les Prussiens.

La compréhension du caractère progressiste de la guerre du côté allemand au début, malgré Bismarck et le roi de Prusse, allait à l’encontre des représentations mentales dominantes parmi les militants hors d‘Allemagne, et même, en partie, parmi ceux d’Allemagne du Sud comme Wilhelm Liebknecht. La tendance à se croire de nouveau en 1792 restait latente. Sous cette réserve, les appels à la fraternisation universelle des classes ouvrières lancés par les Internationaux français et repris par les meetings ouvriers de Brunswick et de Chemnitz ainsi que par la section berlinoise de l’Internationale, affirmèrent une politique ouvrière indépendante (64). Pour le comité de Brunswick, direction des social-démocrates eisenachiens d’Allemagne, comme pour Marx et Engels, celle-ci n’était cependant pas une politique de « non à la guerre » ou de « guerre à la guerre » en général, mais, tout en se défiant des dynastes et des despotes, elle considérait bel et bien cette guerre comme légitime, nationale et défensive du côté allemand.

Tout du moins tant qu’elle ne dégénère pas, à cause des Prussiens, en guerre contre le peuple français avec des projets annexionnistes … Dans ce cas-là, avertissait Marx, la guerre deviendrait également antinationale à l’encontre du peuple allemand, contrecarrant le contenu progressiste de son unité par l’affirmation monarchique et par la dérive impériale, et rééditant ainsi, en pire et en plus grand, ce qu’avait été l’histoire de la Prusse et de l’Allemagne après les guerres de libération contre le premier Napoléon. (65)

Seconde phase de la guerre : Reich bismarckien contre République française.

Le bonapartisme par son dernier coup d’Etat militaire, qu’était au fond l’entrée dans cette guerre, avait signé son arrêt de mort, tout en privant les masses de leur droit historique à le renverser : Bismarck fit prisonnier l‘empereur. Du jour au lendemain, Sedan convertissait la guerre en invasion réactionnaire de la France par les armées prussiennes. Les masses parisiennes et lyonnaises commencent à faire irruption, mais elles sont dessaisies de l’essentiel -tant de la question de l’Etat et du gouvernement que de la conduite de la guerre.

Les partis ouvriers allemands, lassalien comme eisenachien, s’opposent désormais frontalement à la poursuite des combats. Marx et le Conseil général, dans la seconde Adresse de celui-ci sur la guerre franco-allemande, appellent à la défense de la République française sans illusions sur son caractère (les ouvriers français « ne doivent pas se laisser entraîner par les souvenirs nationaux de 1792 » (66)), et condamnent le projet d’annexion de l’Alsace-Lorraine en prédisant remarquablement qu’il conduira à terme à une alliance franco-russe et à une terrible « guerre de races » entre les peuples germaniques d’une part, latino-slaves d’autre part.

Au mouvement ouvrier français, leurs conseils sont tout de prudence :

« Que calmement et résolument ils profitent de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe. »

Telle est en gros la démarche des Internationaux français, bien que périodiquement ils soient entraînés avec les blanquistes dans des velléités de coups de force, qui n’ont pas pour but de renverser la République bourgeoise, mais de forcer la défense nationale. Les blanquistes ont en effet adopté dès le 4 septembre, quand la République est proclamée, une politique de soutien à la défense nationale, qui assimile justement le moment présent à 1792. (67)

Les Internationaux du Jura suisse proches de Bakounine, croyant que les socialistes avaient pris le pouvoir le 4 septembre à Paris, ont appelé le 5 à former des brigades internationales convergeant de toute l’Europe : « La France républicaine représente la liberté de l’Europe, l’Allemagne monarchique représente le despotisme et la réaction. Il faut que de toutes parts les républicains se lèvent, et marchent à la défense de la République française. » (68) L’auteur de cette initiative, James Guillaume, arguera plus tard que dans les premières heures, lui et ses compagnons avaient cru à l’avènement de la République sociale à Paris, mais que dès le lendemain ils avaient compris que ce n’était que la république bourgeoise. Sauf que le lendemain il écrit ceci à J.P. Becker : « Sans doute la république française est encore bourgeoise : mais si l’Internationale lui donne son appui, cette république deviendra infailliblement sociale dans un temps très prochain. » (69)

Les « anarchistes jurassiens » apparaissent ici pour l’extrême-gauche du radicalisme bourgeois. Cet appel à la guerre républicaine antiallemande, non suivi d’effets, fut le point culminant de leur activisme dans toute leur histoire.

La position réelle de Michel Bakounine n’était pas la même. Il voulait lui aussi que la France gagne, mais il comprenait qu’un tel objectif passait par la lutte révolutionnaire contre une République qui n’était, en tant qu’Etat, que le bonapartisme continué. D’où sa fameuse tentative insurrectionnelle à Lyon fin septembre, qui ne se distingue des tentatives blanquistes que par certaines idées antiétatiques mises en avant et par la vraie volonté d’aller jusqu’au bout, en renversant la « République » elle-même (pour lui substituer une sorte de Comité de salut public autoproclamé, et non « l‘anarchie » comme le veut la légende, noire ou dorée …), volonté que l’on est loin de retrouver chez tous les protagonistes de cette aventure, qui ne fut cependant pas la simple pantalonnade qu’ont voulu y voir Marx et Engels.

Pour Bakounine, cette tentative fut son « va-tout » : « … si la révolution sociale en France ne sort pas directement de la guerre actuelle, le socialisme sera tué dans toute l’Europe et ne ressuscitera pas avant longtemps encore. » (70). Ce pessimisme est lié à sa conviction que l’Allemagne, et dans l’Allemagne la « démocratie sociale », comme il disait, est le repère de l’autoritarisme, sa victoire ne pouvant que plomber toute perspective d’émancipation, dont sont porteurs les peuples slaves et latins (parmi lesquels les Juifs sont les agents de l’autoritarisme allemand …).

Chez Marx par contre, s’il importe de défendre maintenant la France et de limiter le plus possible l’impérialisme prussien en combattant l‘annexion de l‘Alsace-Lorraine, le passage du centre de gravité du mouvement ouvrier européen de la France vers l’Allemagne est une bonne chose, et toute insurrection ouvrière française qui prendrait en charge la guerre serait en réalité une régression vers 1792, conduisant au chauvinisme de part et d‘autre. Une période d’organisation et de maturation, cela sur tout le continent, est envisageable, pourvu que la situation en France ne débouche pas sur une défaite sanglante prématurée … (71)

La fin de la guerre.

Entre la capitulation de Paris assiégé, le 28 janvier 1871, et le déclenchement de la guerre civile entre le peuple prolétarien armé de Paris et l’Etat bourgeois, le 18 mars, est signé le traité de Versailles le 26 février, qui allait devenir de facto la charte fondatrice de l’ordre capitaliste sur le continent européen jusqu’en 1914.

Malgré tous les efforts faits par le gouvernement provisoire français pour empêcher le peuple de se défendre lui-même, une grande partie du prolétariat parisien était armée dans le cadre de la garde nationale. La stabilisation de l’Etat bourgeois en France, après la chute de Napoléon III et la défaite militaire, passait donc par le règlement de ce problème. Aussi bien dans une perspective blanquiste que bakouninienne, des insurrections en France n’avaient été envisagées que dans le cadre de la guerre, et non pas suite à la défaite : la Commune s’imaginera refaire 1792 alors qu’il s’agira d’autre chose.

Michel Bakounine, dans toute cette période et depuis l’échec lyonnais, travaille à la rédaction d’un grand ouvrage, demeuré inachevé : L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (72). L’empire knouto-germanique, c’est naturellement l’Allemagne. Réflexion importante sur l’Etat, l’histoire et la philosophie du principe d’autorité, cet ouvrage témoigne aussi de ce que Bakounine, après Lyon, la France vaincue, n’envisageait plus d’offensive révolutionnaire : la Commune sera « inopportune » aussi bien dans sa logique à lui que dans celle de Marx.

La Commune.

Le 18 mars, Thiers tente de prendre les canons et les armes de la garde nationale parisienne. L’insurrection spontanée, avec les femmes du quartier de Montmartre au premier rang, défait cette provocation et rapidement, la peur sociale de la bourgeoisie, la spontanéité populaire, et la ruse de Thiers qui entend reculer pour revenir en force, vident Paris de ses privilégiés et de l’appareil d’Etat, le livrant de fait à une auto-administration élue, qui sera la Commune de Paris.

Cette insurrection qui arrive finalement, victorieuse dans la grande ville des révolutions, arrive pourtant tard et au mauvais moment (73). La guerre est finie et les Prussiens sont présents, leur menace pèse ; le gouvernement bourgeois a le soutien et la légitimité apparente d’une assemblée constituante de « ruraux » réactionnaires élue à toute allure sous la menace prussienne, et la province, qui s’est déjà beaucoup agitée et fatiguée, ne suivra pas. Le sort le plus vraisemblable était donc celui sur lequel Thiers a parié : Paris isolé, puis saigné.

En ce sens, la Commune fut « inopportune », puisqu’elle conduisait à une défaite majeure pour la classe ouvrière à l’échelle européenne. Karl Marx, sitôt que son déclenchement fut avéré, l’accepta comme un fait et s’engagea sans réserve pour son soutien, avec le Conseil général comme moyen de propagande et d’organisation. Bakounine, dans ses conférences du Val de Saint-Imier, prit tout aussi clairement position pour la Commune (74). Une fois qu’elle était là la Commune cessait d’être « inopportune », elle dominait et déterminait tout, elle avait même une faible chance de réussir.

Il eût fallu pour cela, opinion immédiatement formulée par Marx, Engels et discutée au Conseil général (75) qu’elle prenne résolument et rapidement l’offensive militaire et écrase Versailles tout de suite. Le Comité central de la garde nationale au lieu de se lancer dans cette attaque fut absorbé par les élections municipales qui formèrent la Commune proprement dite le 26 mars. La situation qu’aurait créée une telle offensive, si l’on peut se risquer au jeu des hypothèses, aurait sans doute été celle d’une véritable République démocratique et laïque, donnant libre cours au développement de l’antagonisme des classes, mais pas encore la « République sociale » pleine et entière, car il n’est pas évident que l’exercice du pouvoir réel par le prolétariat en arme, effectif à Paris, aurait pu se généraliser à toute la France provinciale et rurale. Cela aurait déjà été une victoire considérable.

A partir du moment où Paris fut à nouveau assiégé, puis investi, les conseils venant de Marx ont porté sur la saisie de la Banque de France, qui aurait été le meilleur de tous les otages, sur la fortification du côté exposé aux Prussiens, en des mises en garde envers quelques braillards « républicains », et dans la suggestion de mettre à l’abri les documents diplomatiques et policiers saisis pour les publier. Dans l’ensemble, ce sont donc des mesures politiques et militaires plus dures et plus assurées que Marx a conseillées à la Commune par des contacts clandestins oraux probablement assez abondants.

Le niveau de conscience de la plupart des dirigeants de la Commune fut, naturellement, en dessous du niveau atteint concrètement par elle dans les actes. La majorité était, non pas « blanquiste » (76), mais républicaine et croyait toujours revivre 1792 ou 1793. Des éléments particulièrement incompétents et irresponsables, dans ce cadre-là, ne lui rendirent pas service. Les « blanquistes » furent l’aile marchante et efficace, militairement parlant, de la majorité, sans lui être entièrement assimilables. La minorité provenait principalement des rangs de l’Internationale et poussa à des mesures sociales, tout en s’opposant à l’imitation de la Terreur révolutionnaire par la majorité qui voulait, de façon velléitaire, « s’en prendre aux têtes plutôt que s’en prendre aux poches », selon une heureuse formule prêtée à Bakounine. Les Internationaux sont à l’œuvre dans les commissions du travail, des finances, de l’enseignement, du ravitaillement, empressés à refonder tous les services publics sur des bases nouvelles, en dehors de l’Etat existant. (77)

Le thème « communaliste », consistant à appeler à former des communes partout, était une manière confuse de combiner la volonté de combat et d’extension, l’abolition des formes actuelles de l’Etat et une certaine culture fédéraliste et mutuelliste de parenté proudhonienne. Ne le confondons pas avec la « décentralisation » au sens étatique pris en France à la fin du XX° siècle : il aboutissait, précisément par la liquidation de l’appareil d’Etat parasitaire de la bourgeoisie et du bonapartisme, à réaliser une véritable unité nationale.

La Commune, par elle-même, a mené peu d’incursions directes sur le terrain de la propriété surtout la saisie des ateliers abandonnés par leurs patrons, des mesures sur les dettes et les loyers, et la protection des apprentis boulangers.

L’essentiel, c’est que la Commune a mis fin à la conscription et à l’armée permanente, proclamé et mis en pratique l’armement du peuple, allant jusqu’à la participation des femmes ; elle a sévèrement purgé l’ancienne police ; elle a exproprié, réprimé et chassé des écoles le clergé ; et elle a instauré l’éligibilité, avec un salaire plafonné, de l’ensemble des fonctionnaires d’autorité, dont la magistrature. Ces quatre séries de mesures, envers l’armée, la police, le clergé et la bureaucratie, sont décisives. Elles ont commencé la destruction de l’Etat bourgeois et de l’Etat dans ses formes habituelles, et son remplacement par l’auto-organisation du peuple armé. Comme Engels le résumera dans un texte publié pour le 20° anniversaire de la Commune :

« Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » (78)

Battue, la Commune fut sauvagement réprimée et souleva la haine sociale des classes dominantes. Morts, disparus, déportés, bannis se comptèrent par dizaines et dizaines de milliers. Varlin - qui était en correspondance secrète aussi bien avec Marx qu’avec Bakounine - parmi d’autres était massacré après qu’un vil policier lui ait volé la montre que ses collègues ouvriers relieurs lui avaient offerte pour la conduite victorieuse de leur grève, en 1864.

Après la Commune : Marx, le Conseil général, les trade unionistes, Bakounine.

La défaite est consommée le 28 mai. Deux jours après, Marx épuisé et malade soumet au Conseil général la déclaration connue sous le nom de La guerre civile en France, (en fait Adresse du Conseil général sur la guerre civile en France (79)), texte fondamental dont le contenu sera plus ou moins « oublié » par la suite jusqu’en 1917.

Les leçons politique de la Commune sont groupées dans la section III, la section I étant une galerie de portraits peu flatteurs des chefs de la bourgeoisie française, la section II traitant des circonstances qui suscitèrent l’apparition de la Commune, et la section IV de la répression et des calomnies.

Avec le Comité central de la garde nationale, c’est le prolétariat qui avait pris le pouvoir dans Paris. La forme démocratique d’Etat qu’il instaura, antithèse de la forme achevée de l’Etat bourgeois qu’est l’Empire, a donné son vrai contenu au suffrage universel par la responsabilité et la révocabilité des élus, formant des corps agissant législatifs et exécutifs à la fois, détruisant comme on l’a dit les quatre piliers de l’Etat permanent -armée, police, cléricature et bureaucratie. Seul le prolétariat a réalisé la démocratie, et le gouvernement à bon marché que prétend vouloir la bourgeoisie et que souhaiteraient avoir les classes moyennes et la paysannerie, celle qui oppose son maire au préfet, son maître d’école au curé, et sa propre personne au gendarme. Le « gouvernement ouvrier » a démontré qu’il était en puissance le « véritable gouvernement national » et, en même temps et du même coup, « international au sens plein du terme ». La conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne consiste donc pas dans la gestion de l’appareil d’Etat existant mais dans sa destruction, ce que les deux larrons répètent encore en 1872. (80)

Assumant la responsabilité politique et la défense inconditionnelle de tous les actes de la Commune, Marx et le Conseil général furent désignés par une campagne de presse internationale comme un centre conspiratif universel ayant fomenté et téléguidé la Commune, et préparant d’autres coups. Les gouvernements français et espagnol appelèrent tous les gouvernements d’Europe à monter une répression policière d’ensemble contre l’Internationale, désignée comme une menace de mort contre « la civilisation », menace dont le centre était à Londres.

« L’entendement bourgeois, tout imprégné d’esprit policier, se figure naturellement l’Association Internationale des Travailleurs comme une sorte de conjuration secrète, dont l’autorité centrale commande, de temps à autres, des explosions en différents pays. » (81)

C’est donc à ce moment-là que Marx devient une célébrité pour le « grand public ». Or, jusque-là, il n’y avait pas de « marxisme » !

Il y avait une énorme élaboration intellectuelle, économique, historique, faite sous la plume de Marx et, dans une moindre mesure et avec des différences intéressantes que l’on n’apercevra que plus tard, d’Engels, élaboration dont la majeure partie était encore inédite ; il y avait un réseau d’amis politiques plus ou moins fidèles (et que nul serment de fidélité ne liait) ; et il y avait surtout le rôle de Marx au Conseil général, mais celui-ci avait précisément été décisif dans la mesure où Marx n’avait pas cherché à délimiter un courant qui lui soit propre, mais à exprimer le mouvement commun. Les sectes qui échouèrent à mettre la main sur cet organisme dénoncèrent la mainmise de Marx, incapables de comprendre que l’on puisse fonctionner autrement qu’elles ne le faisaient elles-mêmes. Mais, non, en fait il n’y avait pas encore de « marxisme » !

Pour qu’il y ait un « marxisme », il fallait en effet que le cadre de front unique qu’était l’Association Internationale expira, car cela voulait dire que le pôle qui en avait fait l’unité et la force devenait à son tour, par nécessité, un courant distinct. C’est en gros ce qui arriva rapidement, suite à la désignation publique, par la bourgeoisie elle-même, de Marx comme le chef d’orchestre clandestin, inventeur et déclencheur, comme beaucoup d’imbéciles l’ont dit et crû, de la lutte des classes !

Car simultanément, l’Adresse sur la guerre civile en France suscita des réactions et força des différentiations. Elle accoucha la mise à jour des non-dits et des problèmes latents avec les trade unionistes, dont les deux représentants les plus notoires, Odger et Lucraft, démissionnèrent du Conseil général pour ne pas avoir à l’assumer. Les chefs syndicaux qui trainaient les pieds pour soutenir les Irlandais faisaient donc le choix de la respectability, contre la révolution représentée par la défense de la Commune. Ce fut là une rupture décisive, par elle-même sans doute plus importante pour le devenir de l’Internationale que le conflit Marx-Bakounine. Le syndicalisme anglais avait été le fondateur de ce mouvement, c’est lui qui en avait confié la tête théorique et politique à Marx, c’est lui qui s’en séparait maintenant, à une heure décisive.

Même si le troisième grand personnage du trade unionisme à l’époque, Applegarth, resta encore membre du Conseil général jusqu’en 1872, même si le mouvement de la Ligue pour la journée de 9 heures ainsi que l’adhésion temporaire des unions locales de Birmingham et de Manchester au Conseil général, donnèrent des espoirs que celui-ci continue à polariser et inspirer les secteurs les plus combatifs du prolétariat britannique, les liens ne furent pas rétablis et ils s’étiolèrent irrémédiablement et rapidement. La cause profonde en était la défaite de la Commune et le climat de réaction qui s’appesantissait sur l’Europe, alors qu’en Grande-Bretagne existaient le plus d’acquis des luttes passées à conserver. (82)

Bakounine et ses amis constatèrent la grande proximité de l’Adresse sur la guerre civile en France avec leurs propres vues. Bakounine considéra que c’était là un hommage forcé, dû à la puissance de la révolution, positif mais temporaire (83).

Ce n’est pas minimiser l’importance de l’apport de Bakounine sur les questions du pouvoir, de l’Etat, de la domination, que de reconnaître que l’Adresse, l’une des rares œuvres de Marx ayant justement elle aussi l’Etat pour sujet, est le texte qui a rendu compte, et donné toute sa portée, à la Commune. Bakounine n’a pas éprouvé le besoin d’écrire une analyse à chaud de la Commune car il pensait avoir dit l’essentiel dans le « testament politique » qu’il avait entrepris d’écrire en pensant qu’il n’y aurait, justement, pas de Commune, parce que les carottes étaient cuites.


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