Au Chili, les candidats indépendants et « Tante Pikachu » créent la surprise

samedi 22 mai 2021.
 

L’Assemblée constituante chilienne qui sort du scrutin du week-end sera dominée par les indépendants – dont certains hauts en couleur, fans de mangas et de dessins animés japonais – et les nouvelles forces de gauche alliées aux communistes. Un séisme politique dont la droite et le président font les frais.

Cela avait commencé au Chili, dans la rue, le 18 octobre 2019. Des jeunes dénonçaient une hausse du prix du ticket de métro, ce qui, dans un pays marqué par les inégalités, leur semblait le comble de l’injustice. Un an et sept mois plus tard, leur colère a abouti à un processus de changement qui a donné lieu à deux jours de vote durant le week-end. De la révolte aux urnes.

Ce scrutin, destiné notamment à désigner les membres d’une Assemblée constituante, a consolidé les fruits de ce qui s’était transformé au fil des semaines en une vaste mobilisation nationale, malgré une répression féroce du pouvoir de droite. Un certain nombre d’héritages avaient été remis en cause : du plus récent – des textes laissés par le dictateur Augusto Pinochet – aux plus anciens et profonds – patriarcat et machisme, domination coloniale imposée aux peuples autochtones.

Une nouvelle Constitution est apparue comme la solution, ce qui a été approuvé en octobre dernier lors d’un référendum par près de 80 % des votants. Samedi et dimanche – sur deux jours en raison des précautions sanitaires imposées par la lutte contre le Covid-19 –, les Chiliens étaient donc appelés à élire les membres de cette Constituante, mais aussi des maires et des gouverneurs.

Jusqu’au dimanche matin, un certain pessimisme a régné. En cette mi-automne australe, les rues de Santiago, la capitale, paraissent vides. La participation semble bien faible par rapport au référendum, soulignent les chaînes de télévision. Elles expliquent aussi que les communes, où le « non » à la Constituante avait gagné en octobre, se mobilisent beaucoup plus.

À l’extérieur d’un bureau de vote à Santiago, Isidora Olivares explique que les personnes âgées sont venues voter tôt. Bénévole, elle a décidé de donner son temps pour aider à l’organisation de ces deux jours historiques. « C’est très important. Encore plus que lors du scrutin précédent, car ça ne sert à rien d’avoir dit “oui” [à la Constituante – ndlr] si après nous n’élisons pas les représentants qui écriront la Constitution », dit-elle.

Au fil des heures, la nervosité devient évidente. Des visages emblématiques du mouvement social apparaissent sur les écrans pour appeler la population à se rendre aux urnes. Depuis des bureaux de vote, Gustavo Gatica et Fabiola Campillai, qui ont perdu la vue après avoir été blessés par la police, lancent un appel. Fabiola Campillai souligne l’importance du vote « pour que la lutte de nos jeunes ne soit pas vaine ». Gustavo Gatica : « Il est évident que l’Assemblée constituante ne peut pas apporter tous les changements, mais elle peut y contribuer grandement. »

En fin d’après-midi, les télévisions montrent les premières tables de dépouillement. Dans la région de Magallanes, la partie la plus méridionale du Chili, où l’horloge est en avance d’une heure par rapport au reste du pays, la première urne est ouverte et, avec elle, un vote chargé de symboles : Natividad Llanquileo, une femme mapuche de 36 ans, sera la première élue de la première Assemblée constituante paritaire au monde, qui a réservé 17 sièges aux peuples autochtones.

Ce n’est que le début d’une série de surprises pour les analystes, les instituts de sondage, mais surtout les partis traditionnels, de gauche comme de droite, et le gouvernement du président, Sebastián Piñera.

« Les éditocrates et les commentateurs doivent faire un mea culpa important. Nous n’avons pas su lire la réalité et les résultats frappent la plupart d’entre nous en plein visage. Le nouveau Chili doit reconnaître les défis qui l’attendent », écrit sur Twitter Lucia Dammert, sociologue, universitaire et spécialiste des questions de gouvernance en Amérique latine.

Au fur et à mesure de l’actualisation des données, les résultats donnent un avantage certain à l’opposition. La droite n’atteint même pas le tiers des sièges, ce qui la prive de tout droit de veto et de la possibilité de négocier en position de force. Mais, surtout, personne n’avait prévu l’irruption des indépendants et des blocs de gauche, comme le Front large (Frente Amplio) et le Parti communiste.

En décrochant 48 sièges, les indépendants ont réussi l’impensable : obtenir près d’un tiers à l’Assemblée, sans grandes structures politiques, avec des ressources réduites et seulement quelques secondes de propagande dans le créneau électoral.

Reflet fidèle du changement réclamé dans la rue, une candidate comme Giovanna Grandón, qui s’est fait connaître en animant des manifestations déguisée en Pikachu, l’un des personnages de Pokémon – d’où son surnom de « Tante Pikachu » –, a remporté un siège.

Autre rebondissement, Irací Hassler, jeune féministe et candidate du Parti communiste, a enlevé la mairie de Santiago, la municipalité la plus emblématique du pays, empêchant la réélection de Felipe Alessandri, candidat du parti de droite Rénovation nationale.

« Lors de ces élections, les citoyens nous ont transmis un message clair et fort. Au gouvernement et aussi à toutes les forces politiques traditionnelles : nous ne sommes pas suffisamment en phase avec leurs demandes et leurs désirs », déclare le président, Sebastián Piñera, entouré de ses ministres, lors d’une conférence de presse. Pour la première fois, il reconnaît, dans un discours public, à quel point son gouvernement est éloigné du processus que vit le pays.

« J’ai été surprise, surtout par le faible vote en faveur des partis de droite. Je ne m’y attendais pas vraiment, les sondages ne le prévoyaient pas non plus, et je pense que cela change absolument le scénario politique, non seulement pour la Convention constitutionnelle mais aussi pour toutes les élections à venir », témoigne Claudia Heiss, politologue et universitaire à l’université du Chili.

Pour elle, l’augmentation du nombre d’indépendants et le renforcement du Front large, un bloc de centre gauche formé il y a seulement quatre ans et qui s’est rapproché du Parti communiste, affaiblissent tous les autres partis traditionnels, notamment la Démocratie chrétienne, qui n’a plus que deux sièges à l’Assemblée constituante.

Elle évoque un « panorama intrigant », car généralement l’électeur assidu penche plutôt à droite, mais là, malgré une abstention forte, les indépendants et le Front large sortent vainqueurs.

L’un des cas les plus symboliques de cette élection est sûrement celui de la « machi » Francisca Linconao. Cette cheffe spirituelle mapuche s’est fait connaître pour avoir été persécutée par l’État, accusée d’un crime avant d’être acquittée. Elle est la première femme mapuche à avoir gagné un procès au titre de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour la protection de son « rewe », qui, dans sa vision du monde, représente un objet cérémoniel.

Parmi les 155 personnes chargées de rédiger la nouvelle Constitution chilienne figureront également des représentants des peuples indigènes du nord et du centre du pays, des universitaires, des scientifiques, des juristes constitutionnels, des dirigeants sociaux, des militants écologistes et quelques personnalités de la télévision.

La Constitution actuelle – rédigée pendant la dictature par une commission nommée, composée de neuf hommes et deux femmes – devrait faire place à un texte rédigé par des représentants diversifiés et élus par le peuple. Le scrutin qui les a désignés est un bon baromètre du prochain qui aura lieu en novembre : l’élection présidentielle.

Et celle qui est donnée actuellement favorite dans les enquêtes d’opinion, l’ancienne journaliste Pamela Jiles, s’est fait remarquer en effectuant en plein Parlement un « Naruto run », une course les bras en arrière imitée d’un célèbre personnage de manga. Samedi, elle a suscité une polémique en insultant le président en direct à la télévision, le traitant également d’« assassin pire que Pinochet ». La politique chilienne des prochains mois réserve, en effet, plein de surprises.


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