Décortiquer le « mépris de classe »

mercredi 23 juin 2021.
 

Le « mépris », notion morale, fait-il bon ménage avec la « classe », notion sociale ? Un ouvrage collectif tente de répondre à des questions très politiques.

Le « mépris de classe » est sur toutes les lèvres en cette période préélectorale, mais les sciences sociales n’en ont pourtant pas fait une catégorie d’analyse pour comprendre les logiques de la domination sociale. C’est à cela que tente de remédier un ouvrage collectif, publié aux éditions du Croquant, intitulé Mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face.

Mediapart a interrogé les deux coordonateurs de l’ouvrage, les sociologues Nicolas Renahy, en poste à l’Inrae de Dijon, et Pierre-Emmanuel Sorignet, qui exerce au Laboratoire capitalisme, culture et sociétés (Laccus) de Lausanne.

L’ouvrage collectif que vous avez codirigé sur le « mépris de classe » est-il un ouvrage post-gilets jaunes ?

Nicolas Renahy. La réflexion collective que nous avons menée a débuté en décembre 2015. Nous avons invité une vingtaine de collègues à réfléchir au thème à partir de leurs terrains d’enquête respectifs. En amont, donc, du mouvement des gilets jaunes. Mais cela faisait plusieurs années que l’expression « mépris de classe » circulait de nouveau dans l’espace public français, et que différents sociologues ou politistes intervenaient dans les médias pour souligner la distance d’experts ou de grands élus aux classes populaires, et l’ethnocentrisme de classe susceptible de se manifester à travers l’incompréhension des milieux dominés – de leur rapport au politique comme de leurs conditions, modes de vie et aspirations.

Pierre-Emmanuel Sorignet. L’ouvrage tente de cadrer les modalités d’une relation sociale expérimentée par ceux qui subissent le mépris de ceux qui pensent pouvoir déprécier la valeur de leur existence sociale. Le mouvement des gilets jaunes apparaît comme une façon de réagir collectivement à des dignités heurtées, malmenées par les élites politiques et économiques dans un contexte où les partis politiques traditionnels ont abandonné, pour une bonne part, la lecture classiste des rapports sociaux.

Pourquoi vouloir faire entrer le « mépris de classe », une catégorie d’apparence morale, dans la gamme d’analyse des sciences sociales ? N’y a-t-il pas un risque de confondre scientificité et indignation ?

PES. Notre propos s’inscrit dans la démarche classique des sciences sociales : expliquer et comprendre.

Expliquer, en montrant les dimensions structurales à l’œuvre dans la production de comportements méprisants et la réception de ceux-ci. En effet, le mépris de classe est indissociablement encastré dans la question de la valeur des individus et de ses composantes. Il est produit dans des situations d’asymétrie des positions et s’inscrit dans des rapports de classe.

Comprendre ensuite, en insistant sur le registre des affects et de la honte avec tout ce qu’ils peuvent avoir de traductions corporelles qui ne sont pas toujours exprimables sous forme de discours (gêne, larmes aux yeux, tremblement, rougissement, etc.) chez ceux qui subissent le mépris. Mais il faut tout autant accorder une importance aux affects de ceux qui produisent plus ou moins activement – mais pas nécessairement consciemment – du mépris.

Cette approche permet d’éviter la dimension doloriste que produit la grille analytique qui envisage les émotions, non sur le plan des effets d’une relation sociale à analyser, mais comme le seul point de vue de ceux qui subissent la domination, et qui fait du sociologue non plus le témoin qui ambitionne d’avoir un point de vue sur l’espace des points de vue, mais un porte-parole engagé.

NR. Juger, évaluer, condamner, (se) justifier font partie de l’ordinaire de nos sociétés inégalitaires : il est de notre rôle de scientifiques des faits sociaux de ne pas écarter par principe ces ressorts de la différenciation sociale, mais au contraire de tenter de mesurer leurs fonctions et leurs logiques. Les sciences sociales de la morale et des émotions, qui se développent sous différentes formes depuis plusieurs décennies, cherchent justement à analyser les formes d’indignation, et ce qui rend digne et indigne. La sociologie que nous proposons essaie de prolonger cette histoire intellectuelle, en visant à prendre la mesure des jugements moraux qui fondent l’économie des émotions de classe.

N’est-ce pas également une catégorie trop large pour permettre une observation pertinente des rapports de domination ? D’autant plus si le mépris de classe peut se dissimuler sous des formes diverses « du rappel à l’ordre orthographique à la critique esthétique, de la condamnation morale à l’injonction culturelle… »

NR. Les formes d’expression et de réception du mépris de classe sont effectivement multiples ! Comme pour toute catégorie d’analyse à large focale, surtout lorsqu’elle est issue de l’espace public, en faire de la sociologie nécessite de mettre en place deux démarches complémentaires, analytique et de méthode.

La première consiste à redéfinir la catégorie par l’analyse. Nous le faisons en dirigeant l’attention sur les émotions qui conduisent à mépriser un individu ou un groupe lorsque l’on se sent potentiellement mis en danger, lorsque l’ordre des choses qui fonde notre position sociale risque d’être perturbé, et lorsqu’à l’inverse on perçoit du mépris à son endroit, que l’on rougit, bafouille, que l’on perd ses moyens, que l’on « ne sait plus où se mettre » justement parce que notre existence est déniée ou rabaissée.

Pour justement arriver à observer ces émotions, la seconde démarche consiste à utiliser l’ethnographie, cette méthode qui permet de recueillir les interactions et pratiques sociales au moment même où elles se déroulent, à passer un temps important auprès des populations que l’on enquête pour arriver à comprendre les logiques caractéristiques d’un milieu en dépassant nos propres jugements de classe et prénotions d’intellectuels.

Le mépris n’est-il pas un sentiment existant, mais silencieux et retenu, donc particulièrement difficile à observer ? Et s’il lui arrive de surgir pour être plus visible, à quel moment se déploie-t-il corporellement ou verbalement ?

PES. Le mépris de classe peut être entendu comme une forme de régulation des schèmes socio-affectifs, parce qu’il répond à une interaction qui présente un déficit de normes, ou bien à une inadaptation de l’ordre des choses, à une contrariété dans les logiques de domination. Le mépris surgit lorsque l’ordre ordinaire des interactions est rompu, soit par la volonté de celui, en position dominante, de restaurer ce qu’il pense être une atteinte à son statut et au prestige qui lui est associé, soit lorsque se révèle la violence, jusqu’alors implicite, semi-cachée, de la dépréciation routinisée subie par celles et ceux dont la valeur sociale n’est pas assurée. Le monde du travail est un laboratoire particulièrement propice à l’observation de ces moments de révélation.

NR. Le quotidien n’est pas fait que de rapports restreints aux proches sociaux avec qui se développe un entre-soi de classe : la mobilité sociale, ascendante ou descendante, est une réalité des sociétés dites « méritocratiques », comme le sont les alliances hétérogames ; les populations qui occupent des positions subalternes au travail sont en contact avec des supérieurs hiérarchiques, les habitants des quartiers populaires ou des zones rurales en déclin rencontrent régulièrement des riverains d’autres milieux et les agents d’institutions publiques ou de santé, de même que les milieux bourgeois ont l’habitude de diriger au travail et d’être servis à la maison ou dans leurs loisirs, et que les classes moyennes doivent souvent naviguer entre les uns et les autres. C’est justement dans ces rencontres et interactions que s’éprouve la différenciation sociale, et que le mépris de classe est susceptible de s’exprimer. Les règles et codes sociaux permettent généralement d’en réguler les manifestations, du moins les plus exacerbées et verbalisées, même si une intonation de voix ou l’absence d’attention à un dominé peuvent trahir la condescendance ou le dédain.

Mais « lorsque les choses ne se passent pas comme prévu », comme le dit la formule, le mépris de classe s’exprime alors dans toute sa violence. On l’a vu massivement lorsque « Jojo le gilet jaune » et « ceux qui ne sont rien » ont osé s’immiscer dans l’espace public et médiatique ; les cas recueillis par les collègues analysent de multiples situations de redéfinition temporaire d’un ordre en place : lorsqu’un DRH se retrouve face à des syndicalistes sous le regard extérieur d’un expert CHSCT, quand une petite bourgeoisie culturelle perd son soutien municipal et que ses associations périclitent, que l’arrivée de nouveaux riches perturbe les rapports de service dans l’hôtellerie de luxe, ou encore quand Philippe Poutou, ouvrier qui a exceptionnellement pu passer les mailles qui filtrent une candidature à la présidentielle, dérange le légitimisme journalistique.


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