Socialisme français : Valls et Huchon, symboles d’une lente dérive

jeudi 1er juillet 2021.
 

par MAUDUIT Laurent

La décomposition du socialisme français a franchi ces derniers jours une nouvelle étape qui, pour n’être pas surprenante, prend tout de même une valeur symbolique : plusieurs figures anciennes du Parti socialiste viennent d’appeler à voter pour Valérie Pécresse, présidente (Les Républicains) sortante de la région Île-de-France et chef de file de la droite pour le second tour.

Dans le lot, s’il n’y avait que Manuel Valls, ce ne serait qu’anecdotique. Car l’ancien premier ministre socialiste a tellement fait de galipettes politiques ces derniers mois qu’on peine désormais à toutes les recenser, et que la dernière en date n’a guère plus d’importance que les précédentes. Mais il n’y a pas que lui ; il y en a d’autres. Et dans le lot, il y a notamment Jean-Paul Huchon, l’ancien bras droit de Michel Rocard, qui fut lui-même le président de la région de 1998 à 2015 et qui fut l’adversaire de Valérie Pécresse lors des élections régionales de 2010, à l’occasion d’une campagne particulièrement vive.

Il faut donc s’attarder sur ces anciennes personnalités de gauche qui sont si peu à gauche qu’elles en viennent même à haïr... la gauche, et à se ranger derrière des figures de la droite qu’ils ont combattues avec vivacité, et souvent même, avec férocité.

Le premier d’entre eux, c’est donc Manuel Valls. Invité le jeudi 24 juin sur Europe 1, il a enfourché une thématique qui lui est chère et sur laquelle il brode depuis plusieurs années : l’existence de deux gauches irréconciliables. Il a expliqué, de nouveau, les raisons pour lesquelles il appelait à ne pas voter au second tour des régionales en Île-de-France pour la liste d’union de la gauche conduite par Julien Bayou, et rassemblant notamment la candidate du Parti socialiste Audrey Pulvar et celle de La France insoumise Clémentine Autain.

Fustigeant La France insoumise, il a mené la charge dont il est coutumier : pour les socialistes et les écologistes, a-t-il fait valoir, « s’allier avec cette gauche est une faute morale et politique », mentionnant les positions du mouvement sur la laïcité et la République. « On ne peut pas s’allier avec Mélenchon et ses amis », s’est-il emporté.

Ces propos n’étaient en vérité pas très nouveaux. Deux jours plus tôt, le même Manuel Valls avait déjà fait une sortie similaire. Et il s’était attiré, en retour, de méchantes piques : « Valls dit qu’il ne faut pas voter Bayou. Il appelle à voter Bardella [candidat du RN – ndlr] ou Pécresse ? Le post-franquisme est un naufrage », avait répliqué Jean-Luc Mélenchon. « Il y a la gauche et il y a Manuel Valls. Les deux sont irréconciliables », avait de son côté ironisé Clémentine Autain.

Mais ce jeudi, au micro d’Europe 1, Manuel Valls a fait un pas de plus dans sa démonstration. Comme le subodorait Jean-Luc Mélenchon, il a bel et bien appelé à voter pour Valérie Pécresse. « Face aux extrêmes, il faut être très clair », a-t-il dit, saluant par exemple la décision de Xavier Bertrand de soutenir aux cantonales les candidats de gauche face à l’extrême droite. Aussi, en Île-de-France, a-t-il ajouté, « s’il n’y a pas de danger de cette liste de gauche, on peut voter par exemple pour les candidats de LREM, qui sont impeccables en matière de défense de la République et de la laïcité. Mais si on considère qu’il y a un danger à partir de l’addition des trois listes de gauche, alors il faut voter pour Valérie Pécresse... Il ne faut pas hésiter ». Et Manuel Valls a fini par lâcher : « Je voterai Valérie Pécresse parce que je considère qu’il y a ce danger. »

Mais après tout, faut-il vraiment s’attarder sur le parcours sinueux de Manuel Valls, qui cherche de mille façons à exister et qui est prêt à toutes les provocations, tous les reniements, pour se faire entendre ? Le fait est que son parcours ne mérite plus guère attention tant il connaît d’embardées. Un jour en France, puis le lendemain en Espagne où on le voit même manifester au coude-à-coude avec la droite et l’extrême droite franquiste, puis de nouveau en France où il avait dit qu’il ne reviendrait plus en politique ; autrefois à gauche, le lendemain pro-Macron ; le surlendemain pro-Pécresse… Manuel Valls donne le tournis ; et ses gesticulations médiocres donnent à voir le pire aspect de la politique.

Le problème, c’est qu’il n’est pas le seul à faire ces contorsions. On peut encore citer Juliette Méadel, l’ex-secrétaire d’État chargée de l’aide aux victimes sous François Hollande, qui sur LCI, jeudi, a dit qu’elle voterait Pécresse et a dénoncé le parti de Jean-Luc Mélenchon, se montrant anti-France insoumise comme en d’autres temps, certains étaient violemment anti-communistes.

Et puis, surtout, il y a Jean-Paul Huchon, l’ancien président de région, qui a choisi Le Point pour annoncer que lui aussi appelait à voter Valérie Pécresse, son ancienne adversaire. Et le plus saisissant dans cet entretien, c’est que l’ancien bras droit de Michel Rocard – il en fut le directeur de cabinet à Matignon –, ne se borne pas à trahir le camp grâce auquel il a fait toute sa carrière. Il reprend aussi tous les éléments de langage de Valérie Pécresse.

En clair, il ne dit pas seulement qu’il veut faire barrage à La France insoumise ; il chante les louanges de la cheffe de file de la droite, la félicitant pour son bilan, et approuvant son programme. Le vote qu’il affiche n’est pas un vote par dépit ; il le présente comme un vote de conviction.

« Pour Emmanuel Macron, dit-il, il vaudrait mieux avoir une présidente de région sérieuse et responsable plutôt que des gens irresponsables, irréfléchis et beaucoup trop idéologues comme le sont Julien Bayou, Clémentine Autain et Audrey Pulvar […]. Ils forment une alliance improvisée et désespérée. Les socialistes n’ont pas grand-chose en commun avec les outrances des Insoumis et les positions rétrogrades des Verts. »

Et il ajoute : « Comme social-démocrate, je vote sans hésitation Valérie Pécresse, avec laquelle je conserve toutefois des points de désaccord. C’est la seule candidate qui est à même d’assurer le sérieux, l’avenir, l’espérance pour la région et son développement. Je pense que les Franciliens vont être raisonnables et courageux. Et qu’ils vont voter pour rééquilibrer l’influence excessive de Paris et de la boboïsation. Une fois de plus, durant cette campagne, Paris a essayé de prendre la main sur la région Île-de-France. Je trouve inadmissible qu’on ait mis comme tête de liste socialiste Audrey Pulvar désignée par Anne Hidalgo seule. »

Au premier examen, on pourrait penser que ces prises de position simultanées d’anciennes figures socialistes ne sont pas faites pour surprendre. Car Jean-Paul Huchon et Manuel Valls sont proches de très longue date. Alors que Lionel Jospin se défiait de la petite camarilla qui, dans le passé, contrôlait l’Unef, avait mis la main sur la mutuelle étudiante, la Mnef, et souhaitait initialement tenir Manuel Valls à distance, c’est Jean-Paul Huchon, au lendemain des législatives de 1997, qui avait forcé la main au premier ministre socialiste pour que Manuel Valls, rocardien comme lui, fasse malgré tout partie de son cabinet à Matignon et prenne en charge la communication – ce qui avait été le premier tremplin politique de la carrière de Manuel Valls.

Et dans les années qui ont suivi, Jean-Paul Huchon est resté très proche de celui dont il parlait comme son « petit frère en politique ». Manuel Valls, lui-même, a veillé constamment à protéger celui qui fut son premier mentor. Contraint de renoncer à briguer en 2015 un quatrième mandat à la région Île-de-France, après l’entrée en lice de Claude Bartolone, à l’époque président de l’Assemblée nationale, Jean-Paul Huchon, qui était très amer, a ainsi été protégé par Manuel Valls, premier ministre, qui lui a offert un passe-temps sous la forme d’une mission sur le tourisme.

Alors, que les deux amis, anciens rocardiens, nourrissant tous les deux la même amertume ou les mêmes colères à l’encontre de leurs anciens amis socialistes, cheminent toujours ensemble et appellent en chœur à voter Pécresse peut sembler logique.

On pourra aussi penser que tous les deux changent de discours au gré des circonstances et de leurs intérêts, en espérant que personne ne gardera la mémoire de leurs anciennes déclarations. Ce qui est aventureux en ces temps où les réseaux sociaux permettent d’exhumer les professions de foi du passé. Jean-Paul Huchon va l’apprendre aujourd’hui à ses dépens, lui qui, en 2015, écrivait ce tweet : « Aucune voix ne doit manquer à la gauche rassemblée en Île-de-France pour battre la droite et l’extrême-droite. »

Pour vérifier que Jean-Paul Huchon souvent varie, on peut aussi se reporter à un entretien vidéo qu’il a eu le 5 novembre 2015 avec Le Figaro, pendant lequel il disait pis que pendre de Valérie Pécresse, laquelle professe selon lui des « mensonges à répétition » :

C’est peu dire, donc, que l’engagement stupéfiant de Jean-Paul Huchon a fait des vagues, jusque dans les rangs de ce que l’on appelait en d’autres temps la deuxième gauche. Témoin ce tweet affligé (voir ci-contre) de Jean-Pierre Mignard, qui jeune était au PSU avec Michel Rocard avant de cheminer vers Jacques Delors et qui a visiblement accueilli le reniement de Jean-Paul Huchon avec affliction : « Huchon, Valls... une bien triste clarification. »

Mais à trop parler des hommes - de leurs éventuelles faiblesses ou de leurs reniements - , on perd de vue l’essentiel. Et le plus important dans le cas présent, ce ne sont assurément pas les trajectoires de ces personnalités, c’est ce qu’elles révèlent ou confirment : la lente et irrémédiable agonie du socialisme français.

Dans la période récente, l’irruption du macronisme a bien sûr été le symptôme le plus visible de cette agonie. Car, accédant à l’Élysée en 2017, Emmanuel Macron, pour lequel avaient appelé à voter en 2017 aussi bien Jean-Paul Huchon que Manuel Valls, n’a rien inventé. Il a juste poussé jusqu’à l’extrême la politique économique et sociale clairement néolibérale conduite sous François Hollande, et dont les premières dérives remontent bien avant, sous le gouvernement de Lionel Jospin en 1997-2002, et même sous la houlette de Pierre Bérégovoy (1925-1993).

Même si François Hollande tente encore, de-ci de-là, de faire croire qu’il désapprouve quelques facettes des mesures prises par son ancien collaborateur, cela ne trompe personne : le macronisme a pris son envol sous son quinquennat. C’est lui qui l’a installé au ministère de l’économie et s’est réjoui des mesures néolibérales qu’il a dès cette époque concoctées.

Au tribunal de l’histoire, on aurait donc l’envie de convoquer tous ces responsables – toute cette génération de hiérarques socialistes, dont Lionel Jospin, qui a accédé à Matignon sur la base d’un programme très ancré à gauche et qui n’a ensuite cessé de dériver sur sa droite pour finir par faire l’aveu en 2002 que son projet n’était pas socialiste, et Laurent Fabius, à qui incombe la très grave responsabilité d’avoir lancé en février 2002 la plus scandaleuse des privatisations, celle des autoroutes, et qui coule désormais une retraite dorée à la présidence du Conseil constitutionnel, pour les interpeller sur le registre que l’on devine : votre héritage désastreux, le voici, c’est Emmanuel Macron qui en est le symbole.

Car tout est là : au cours de ces quarante dernières années, les socialistes n’ont cessé de se rapprocher de la droite, au point de se confondre avec elle. Et dans cette dérive mortifère, ils ont finalement enfanté le macronisme, qui n’est rien d’autre que la maladie sénile du socialisme.

Le constat est sans doute encore plus accablant que cela, puisque le rapprochement des camps autrefois opposés est même allé au-delà de la politique économique et sociale pour contaminer jusqu’aux questions démocratiques. Il est en effet frappant de constater que le clivage ancien entre les partisans de l’ordre et les défenseurs des libertés publiques a progressivement disparu, et que dans la période récente, d’un quinquennat à l’autre, les libertés publiques ont été de plus en plus gravement menacées.

C’est sous le quinquennat de François Hollande, par exemple, que des dispositions liberticides de la loi d’urgence contre le terrorisme ont été instillées dans le droit ordinaire – une grave régression qui s’est encore approfondie sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. C’est durant le mandat de François Hollande également que les forces de l’ordre ont pris des allures de Robocops dangereux, menaçant les citoyens, les plaçant dans des nasses, comme dans des pièges, au lieu d’assumer leur mission républicaine, qui est de défendre les libertés publiques, dont le droit de manifester ; c’est sous la présidence du même François Hollande que le militant écologiste Rémi Fraisse est tué par un tir de grenade offensive le 26 octobre 2014 lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens - mort tragique qui devient le symbole de ces nouvelles violences policières ; et c’est sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, sous la férule d’un autre ex-socialiste, ancien membre des cabinets ministériels de Catherine Trautmann et de Michel Sapin sous le gouvernement Jospin, Christophe Castaner, que la politique répressive a dégénéré en des violences policières indignes d’un État de droit, mais dignes d’un État policier – politique répressive poursuivie après, et même accentuée, par Gérald Darmanin.

En somme, le Parti socialiste a dérivé aussi loin que possible. Au point de se confondre avec les partis de la droite conservatrice française et de conduire la même politique inégalitaire. À tel point que d’ancienne figures socialistes, comme Jean-Yves Le Drian (secrétaire d’État sous Mitterrand, ministre de la défense sous Hollande), en sont venues à accepter d’être membre d’un gouvernement dont le premier ministre est Jean Castex, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy.

À trop parler de reniements ou de trahisons individuelles, à trop se focaliser sur les hommes, et sur leurs médiocres ambitions ou leur versatilité, on perd de vue l’essentiel. L’appel à voter Pécresse de Huchon et de Valls n’est que la manifestation la plus avancée de l’interminable descente aux enfers du Parti socialiste, de sa lente et inexorable décomposition.

Dans un autre registre, on peut tout aussi bien citer la participation du premier secrétaire du PS, Olivier Faure, derrière des personnalités controversées comme Éric Zemmour, et des cohortes de policiers de droite radicale, à la manifestation du 19 mai dernier et sa sortie sur le « droit de regard » des policiers sur la justice.

En bref, Jean-Paul Huchon et Manuel Valls sont les indices les plus spectaculaires d’un naufrage historique, celui du plus vieux parti français qui, en d’autres temps, proposait de « changer la vie ». Triste époque : c’est finalement la vie qui les a changés…

Laurent Mauduit


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message