Cinq femmes métisses, qui se souviennent de leurs enfances saccagées et de leurs vies brisées lorsque l’administration coloniale les arracha à leur milieu familial, assignent l’État belge pour crimes contre l’humanité.
Cette fois, les excuses pourraient ne pas suffire, ni la reconnaissance d’un simple préjudice moral. Durant des décennies, ceux que l’on appelait naguère des mulâtres (d’après le terme portugais mulato, “mulet”) et qui sont aujourd’hui appelés métis se sont battus non seulement pour retrouver le nom ou la trace de leur père mais aussi pour obliger l’État belge à reconnaître ses responsabilités. On se souvient qu’en 2019 devant la Chambre, Charles Michel,, alors Premier ministre, avait reconnu la ségrégation ciblée dont avaient été victimes les métis issus de la colonisation et présenté des excuses au nom de l’État belge.
Pour Léa Tavares Mujinga, Monique Bintu Bingi, Noëlle Verbeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi, ce n’était pas suffisant : comme des milliers d’autres métis vivant en Belgique ou au Congo, elles se souviennent de leurs enfances saccagées, de leurs vies brisées lorsque l’administration coloniale les arracha à leur milieu familial, coupa tout lien avec leur mère et les confia à des congrégations religieuses chargées de les éduquer moyennant de maigres subsides.
L’orphelinat de Katende
“On nous disait que ‘papalétat’ [‘papa l’État’, c’est-à-dire l’administration coloniale] était notre père et allait prendre soin de nous”, se souviennent ces cinq septuagénaires qui grandirent ensemble dans l’orphelinat de Katende, dans le Kasaï, et partagent les mêmes souvenirs :
“Nous étions 22 filles, confiées aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, des néerlandophones qui nous appelaient les enfants du péché et assuraient que notre mère était une prostituée… Nous devions nous contenter de pain, de lait et de thé et parfois on nous donnait du riz cuit dans l’huile de palme. Nous dormions dans des dortoirs où il y avait des petits lits en bois, avec des nattes usées en guise de matelas. Pour se justifier, les sœurs assuraient que l’administration ne leur donnait pas les moyens de faire mieux…”
Léa se souvient que son père, de nationalité portugaise, qui vivait au Congo, tenta de retrouver la petite qui lui avait été enlevée : “Je l’appelais Monsieur, il voulait m’amener au Portugal, mais l’administration ne le lui a pas permis…” D’autres femmes racontent que leur mère n’avait pas le droit de rendre visite aux enfants enlevées, mais qu’au moment des vacances les religieuses n’hésitaient pas à mettre des gamines d’une douzaine d’années à bord d’un camion, avec 50 francs en poche et la permission de vivre durant deux semaines dans leur famille ! “Sur place, on disait que nous étions de père inconnu, des enfants nés dans la prostitution, et lorsque nous retrouvions notre famille congolaise nous étions devenus des étrangers.”
Abus sexuels
Lorsqu’au moment de l’indépendance les rébellions éclatèrent dans le Kasaï, Bruxelles envoya des avions pour assurer l’évacuation des Européens. Les femmes métisses se souviennent que, sans état d’âme, les religieuses, essayèrent d’embarquer, et laissèrent derrière elles les enfants qui leur avaient été confiées : “‘Papalétat’ nous avait abandonnées une deuxième fois”, se souvient Monique Bingi, qui avait 12 ans à l’époque : “On nous a laissées aux mains des rebelles…” Certaines filles furent victimes d’abus sexuels de la part de miliciens placés là pour les garder puis, envoyées dans des familles indigènes, elles n’y furent jamais acceptées car considérées comme des “Blanches.”
Dignes, fières, bien habillées, ces femmes, la septantaine sonnée, ont cependant fait leur vie. Elles se sont mariées, sont venues en Belgique et à leurs enfants et petits-enfants elles n’ont rien raconté de leur jeunesse :
“Nous ne parlions de nos années à Katende que lorsque nous nous retrouvions entre nous. Comment expliquer que l’État avait détruit nos jeunes années, hypothéqué notre vie ?”
“Ma mère vit toujours, assure Noëlle, elle a 90 ans et vit au village, mais il n’y a pas beaucoup d’amour entre nous ; j’ai grandi loin d’elle, marquée par tout ce qu’on m’avait raconté à son sujet et elle non plus ne me connaît pas…”
Le conseil de Fabiola
Si ces cinq femmes se sont un jour adressées au cabinet de Me Michelle Hirsch et de son collègue Christophe Marchand, c’est parce qu’elles en avaient assez de chercher des documents introuvables, d’être déboutées par l’administration alors qu’elles tentaient de retrouver le nom de leur père. Assez d’être victimes d’un racisme latent, dans la droite ligne des considérations coloniales d’antan. Ces dernières estimaient que les métis devaient se marier entre eux, n’épouser ni des Noirs ni des Blancs et cela afin d’éviter de mélanger davantage les races, d’autant moins que la “goutte de sang blanc” qui coulait dans les veines des métis pouvait, croyait-on, être un germe de révolte…
Me Marchand, qui fut avocat de la famille Lumumba, Me Hirsch, qui défendit les victimes du génocide des Tutsis au Rwanda mais aussi l’État d’Israël, Ariel Sharon, ou encore Damien Wigny dans le procès de la KBC, ne sont pas du genre à se satisfaire des excuses de Charles Michel ou du conseil de la reine Fabiola, désignée marraine officielle des métis et qui proposa naguère à ces derniers de s‘adresser aux CPAS [centres publics d’aide sociale] de leurs communes respectives.
Ces ténors du barreau ne craignent pas d’appeler un chat un chat et ils assignent l’État belge pour crimes contre l’humanité. L’assignation date du 24 juin 2020 et elle sera plaidée le 14 octobre prochain, devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
Accès aux archives
C’est du lourd. Il s’agit de déclarer recevable et fondée l’action des plaignantes. De constater que les fautes commises par l’État belge peuvent être considérées comme des crimes contre l’humanité. De désigner un expert chargé d’évaluer le préjudice moral subi. De donner enfin accès aux archives.
Malgré la numérisation des documents coloniaux en principe accessibles aux Archives de l’État et dotés d’une sorte de guide GPS très détaillé, les femmes métisses ont eu de la peine à trouver ce qu’elles cherchaient dans les dédales de l’administration. Jusqu’au moment de la numérisation, elles ont dû se contenter des documents contenus dans une modeste chemise de carton bleu, ramenée de Katende voici vingt ans par l’une d’entre elles : “Là-bas, les sœurs congolaises avaient tout conservé et nous avons retrouvé quelques traces de nos origines…”
Les avocats réclament aussi que l’État soit condamné à verser 50 000 euros à chacune des plaignantes, plus les frais. “C’est beaucoup et en même temps ce n’est rien face au dommage irréparable que représentent ces vies brisées”, reconnaît Me Hirsch tandis que Me Marchand rappelle que les temps changent, que les crimes coloniaux, les actes de racisme institutionnel ne sont plus frappés d’omerta : le Canada s’est ému du sort qui fut réservé aux enfants autochtones, des cas similaires ont été révélés en Australie…
Répondant à l’argument selon lequel les administrateurs coloniaux n’avaient pas conscience de la gravité d’actes qui n’étaient pas considérés comme des crimes à l’époque, les deux avocats rappellent que le tribunal de Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale établit la notion de crime contre l’humanité, la rendant imprescriptible. Ils soulignent aussi que la jurisprudence permet, sans qu’il soit question de rétroactivité, de poursuivre des crimes de guerre, crimes de génocide et crimes contre l’humanité qui auraient été commis antérieurement à leur codification législative en droit belge. Plaidant la cause de leurs cinq clientes, ils se défendent cependant de faire le procès de la colonisation elle-même.
Racisme institutionnel
De toute manière, le temps ne changera rien à l’affaire : lorsque Léa, Noëlle, Monique, Simone, Marie-José furent arrachées à leurs mères dans les années 1950, donc au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la notion de crime contre l’humanité avait déjà été reconnue. Les plaignantes, qui sont encore de ce monde, entendent témoigner du racisme institutionnel dont elles furent victimes et soumettre à la justice d’aujourd’hui leurs cinq cas particuliers. Des cas qui suscitent la réflexion : chaque jour, qu’il s’agisse de candidats réfugiés traqués par la police voire abattus comme la petite Mawda, d’un étudiant congolais retenu dans un centre fermé durant dix-sept jours et d’innombrables vexations et injustices, sans oublier les difficultés d’emploi et de logement, l’actualité démontre que le racisme – actif ou subliminal — qui imprégna l’entreprise coloniale et ses règlements administratifs n’a pas disparu et qu’il transparaît encore dans des comportements quotidiens.
Alors que les experts peaufinent toujours le rapport sur la colonisation qui devrait être publié cet automne, l’issue de l’action judiciaire de jeudi pourrait relancer la réflexion et revêtir une portée historique…
Colette Braeckman
Courrier International
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