Médias : aux origines du naufrage démocratique français

lundi 21 février 2022.
 

Notre documentaire « Media Crash » décrit un paysage audiovisuel dominé par une poignée de milliardaires, où censures, autocensures, pressions publicitaires, manipulations, instrumentalisation de la justice, barbouzeries sont légion. Les responsabilités sont nombreuses et partagées.

Réalisé par Mediapart et la société de production Premières lignes, le documentaire Media Crash – qui a tué le débat public ?, qui sort en salles mercredi 16 février, a le grand mérite de mettre en scène les dérives, très inquiétantes pour notre démocratie, auxquelles ont conduit les opérations de prédation réalisées par une poignée de milliardaires sur les principaux médias français, notamment audiovisuels, et les effets de porosité produits sur l’audiovisuel public.

Censures, autocensures, pressions publicitaires, manipulations diverses, instrumentalisation de la justice, barbouzeries multiples : en pleine campagne présidentielle, ce film a cette utilité majeure d’inviter à réfléchir et à débattre des moyens de freiner l’hyperconcentration des médias, et de favoriser l’essor d’une presse libre et indépendante, seule capable d’éclairer les citoyennes et citoyens et de leur permettre d’exercer leur droit de vote en connaissance de cause.

En creux, le documentaire soulève de très graves questions : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment un pays comme la France, qui a longtemps affiché la fierté d’être celui des droits humains, et notamment celui du droit de savoir, a-t-il pu perdre pied à ce point ?

Comment un média, en l’occurrence CNews, contrôlé par le milliardaire Vincent Bolloré, sur lequel le documentaire s’attarde longuement, a-t-il pu avoir les mains libres pour contribuer à l’envolée d’un suprémaciste blanc, raciste, xénophobe, multi-condamné, sans que rien ne vienne enrayer cette machine infernale ? Comment le service public audiovisuel a-t-il lui-même cessé d’être le sanctuaire qu’il aurait dû être et, perdant son âme, a aussi contribué à banaliser l’extrême droite ?

Pour nourrir ce débat décisif pour l’avenir de notre démocratie, esquissons ici quelques éléments de réponses.

1. L’opération de prédation des milliardaires

On aurait tort de voir dans l’irruption de la chaîne CNews et la promotion de toutes les thématiques d’extrême droite ou néo-fascistes à laquelle elle s’est livrée une histoire singulière. C’est au contraire le produit d’une histoire longue, prévisible, celle de la mainmise des milliardaires sur la presse, qui s’est aggravée au long des dernières décennies.

Qu’on se souvienne des grandes étapes de cette histoire ! À la Libération, la France applique les recommandations du Conseil national de la résistance qui, dans son programme « Les jours heureux », avait affiché pour la presse cette très noble ambition : « Rétablir la liberté de la presse, son honneur et son indépendance vis-à-vis des puissances financières. » Retenant ce principe, les résistants veulent tourner la page sombre de la presse collabo, mais sans doute plus encore la page honteuse de la presse affairiste, qui avait marqué la IIIe République.

Parmi ces histoires innombrables d’instrumentalisation de la presse pendant l’entre-deux-guerres, que les résistants ont en mémoire, il y a celle du Figaro, racheté en 1922 par François Coty (1874-1934), un homme d’affaires qui a fait fortune dans l’industrie du parfum. Violemment anticommuniste, tout aussi violemment antisémite, François Coty (de son vrai nom, Joseph Marie François Spoturno) enrôle alors le journal qu’il vient d’acheter dans ses campagnes politiques.

Admirateur forcené de Benito Mussolini (1883-1945) qui vient de prendre le pouvoir en Italie, François Coty inonde aussi d’argent l’Action française, mais finit par se fâcher avec le mouvement monarchiste. « Faveur éphémère de la fortune, il se trouva qu’un ploutocrate se toqua de nous. C’était le fameux parfumeur Coty, devenu propriétaire du Figaro », racontera Charles Maurras (1868-1952) en 1943 dans La Contre-révolution spontanée. Le chef de file de l’Action française, Léon Daudet (1867-1942), sera tout aussi ingrat avec celui qui lui a apporté tant d’argent, le traitant de « crétin juché sur un monceau d’or ».

C’est avec cette histoire que les résistants veulent rompre. Et c’est dans cette logique de renouveau démocratique que toute la presse française, au sortir de la guerre, engage une refondation, pour se tenir à distance des puissances d’argent, et garantir l’indépendance des rédactions. Elle le fait sous deux formes juridiques principales : certains journaux (Le Parisien, Le Courrier picard, le Dauphiné libéré…) vont se constituer en coopératives ouvrières ; d’autres vont suivre le modèle du Monde, qui par tâtonnements successifs, à partir de 1952, va inventer un autre modèle d’indépendance, celui du journal propriété de ses journalistes, modèle copié par Libération lors de sa création, en 1973.

Or, on sait ce qu’il advint par la suite. C’est ce principe majeur d’indépendance, seul garant de l’honnêteté de l’information, qui est battu en brèche, permettant aux puissances d’argent de remettre la main sur la presse.

Rachat des Échos puis du Parisien par le milliardaire Bernard Arnault, fortement mis en scène dans le documentaire ; rachat du groupe Le Monde, de L’Obs, de Nice Matin, et peut-être bientôt de La Provence, par Xavier Niel ; rachat de Libération, du groupe L’Express (deux titres depuis rétrocédés), de BFM TV et de RMC par Patrick Drahi ; prise de contrôle de Canal+, de CNews, d’Europe 1, du Journal du dimanche ou encore de Paris Match par Vincent Bolloré : les puissances d’argent, que la résistance voulait expulser de la presse, sont donc revenues en force. Les « jours heureux » ont été oubliés...

Et si l’histoire a pris cette tournure, c’est que les gouvernements successifs, d’une alternance à l’autre, ont apporté leur appui à l’opération. C’est le cas de Nicolas Sarkozy, qui, lors de la célèbre soirée du Fouquet’s, a célébré sa victoire à l’élection présidentielle de 2007 avec tous les milliardaires concernés - tous patrons de presse.

Mais cela a tout autant été le cas du socialiste François Hollande qui, par exemple, a tout fait pour sauver les bonnes affaires de Vincent Bolloré lorsque le monopole de Canal+ sur les droits TV du foot a été mis à mal par la chaîne qatarie BeIn, mais n’a pas levé le petit doigt en soutien des grévistes d’iTélé (la chaîne qui a précédé CNews) quand le même Vincent Bolloré y a engagé une violente purge. François Hollande est aussi celui qui a ouvert les portes de Libération au milliardaire Patrick Drahi, en espérant que ce journal serait l’un des rares appuis médiatiques dont il pourrait bénéficier.

C’est en cela que l’histoire de CNews n’est ni une surprise ni un accident. Ce n’est que la logique implacable de ce retour en arrière : le François Coty d’aujourd’hui s’appelle Vincent Bolloré, qui a son tour cherche à instrumentaliser les médias qu’il contrôle et à les enrôler dans les campagnes de l’extrême droite, et notamment dans celles de son ancien salarié, Éric Zemmour, qui a longtemps eu son rond de serviette à CNews.

C’est d’autant moins une surprise que Vincent Bolloré a depuis longtemps tombé le masque, même si beaucoup ont fait mine de ne pas le voir. Se souvient-on de qui le milliardaire porte à la direction de la rédaction d’iTélé, en septembre 2015, quand il prend le contrôle de la chaîne ? Il s’agit de l’un de ses proches, Guillaume Zeller, petit-fils d’André Zeller (1898-1979), l’un des quatre généraux putschistes de la guerre d’Algérie. Sur le coup, la nomination fait scandale. Non pas que l’on puisse être tenu pour responsable de son ascendance, mais parce que l’intéressé évoluait lui-même de longue date dans le microcosme des catholiques ultra-conservateurs, multipliait les entretiens avec la radio d’extrême droite Radio Courtoisie, et avait ses habitudes sur Boulevard Voltaire, le site du militant xénophobe d’extrême droite Robert Ménard, devenu en 2014 maire de Béziers.

Dans un point de vue publié sur ce site le 10 novembre 2012, il dénonçait ainsi « l’imposture du 19 mars », jour anniversaire de la signature, en 1962, des accords d’Évian qui ont marqué la fin de la guerre d’Algérie. Dans un autre billet de blog sur le même site, publié le 4 décembre 2013, sous le titre « Paul Aussaresses aurait pu être un héros national », il chantait les louanges du général, s’appliquant à relativiser les actes de torture dont le militaire s’est rendu coupable pendant la guerre d’Algérie. Guillaume Zeller avançait à l’époque ces arguments : « Il convient de placer les opérations menées par Paul Aussaresses sous deux prismes : la cruauté des méthodes adverses […] et la démission du pouvoir républicain qui a confié à l’armée des tâches policières étrangères à sa vocation. »

Or, à l’époque, personne ne se met en travers de cette opération. Il y avait pourtant un moyen bien simple de le faire : il suffisait que le gouvernement accepte de doter les rédactions d’un statut juridique leur conférant des droits moraux, dont le droit d’approbation ou de révocation de leur direction. Mais, en discussion à l’époque au Parlement, la proposition de loi du socialiste Patrick Bloche n’a pas pris en compte cette exigence démocratique qui aurait servi de bouclier à la rédaction d’iTélé, à l’époque très menacée et conduisant une grève courageuse.

En bref, le gouvernement socialiste a laissé les mains libres à Vincent Bolloré. Il ne faut pas s’étonner aujourd’hui des conséquences.

2. Les ravages de la privatisation de l’audiovisuel

Si Vincent Bolloré a pu instrumentaliser ses médias pour en faire les chambres d’échos de l’extrême droite, c’est aussi pour une raison qui renvoie à une autre histoire longue, à laquelle la droite comme les socialistes ont apporté leur pierre, celle de la privatisation de l’audiovisuel français et de son onde de choc sur le secteur public.

Il faut avoir à l’esprit qu’au regard de la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel, baptisée « loi Léotard », dont les principales dispositions sont toujours en vigueur, les chaînes dont les milliardaires sont les opérateurs ne leur sont concédées qu’à titre temporaire. Elles ne leur appartiennent pas. La concession ne constitue qu’un « mode d’occupation privatif du domaine public de l’État », indique l’article 22.

Or, en violation de ce principe, les milliardaires se sont appropriés ces chaînes. Sans que nul ne s’en offusque, les concessions se sont transformées en appropriation. C’est donc cette démission de la puissance publique qui est à l’origine de ce que CNews est devenue : puisque l’État a laissé faire les milliardaires, pourquoi Vincent Bolloré n’en aurait-il pas profité ?

Le début de cette histoire consternante, le scandale fondateur si l’on peut dire, c’est la privatisation de TF1, en 1987, qui va tirer vers le bas tout le secteur audiovisuel français. En droit, le groupe Bouygues n’achète en effet à l’époque qu’une concession lui permettant d’être l’opérateur de TF1 pour dix ans. Trente-cinq ans plus tard, par d’innombrables manigances peu connues, sans jamais qu’un nouvel appel d’offres n’ait été lancé, il est toujours aux commandes de la chaîne, au moins jusqu’en 2023. Le scandale TF1 ne relève donc pas d’une histoire ancienne, c’est un scandale plus que jamais d’actualité, et il importe d’en percer les secrets.

Que l’on se souvienne des péripéties de l’opération. Elle commence le 6 avril 1987, quand la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL, l’ancêtre du CSA) choisit à la surprise générale le consortium conduit par Francis Bouygues (1922-1993) comme opérateur de TF1, moyennant un chèque de 3 milliards de francs, faisant de lui, avec 50 % du capital, le premier actionnaire de la chaîne. Si ce choix est retenu, c’est parce que l’entrepreneur est un compagnon du régime. Proche de Jacques Chirac et du RPR, il est l’un des symboles de ce capitalisme de la barbichette, spécialité française, qui repose sur un constant donnant-donnant entre le pouvoir politique et les cercles dominants de la vie des affaires.

Dans ce capitalisme de connivence, les grands patrons vivent en consanguinité avec le pouvoir, lequel n’oublie jamais ses obligés. En d’autres démocraties plus respectueuses des règles de l’État de droit, un groupe dépendant de la commande publique aurait été disqualifié pour participer à un tel appel d’offres ; en France, Bouygues en tire avantage.

Commission fantoche (comme le CSA après elle), la CNCL attribue la plus célèbre des chaînes françaises à l’un des entrepreneurs les plus proches de Jacques Chirac, alors premier ministre, tandis que le groupe qu’il préside n’a aucune expérience en matière de télévision. Et ce système consanguin va perdurer de longues années. Quand Martin Bouygues prend la succession de son père, il noue une relation de proximité avec le nouveau chef de file de la droite, Nicolas Sarkozy : parrain de son fils Louis, témoin de son deuxième mariage (avec Cécilia), il est l’une des figures les plus en vue de ce capitalisme du Fouquet’s qui tient le haut du pavé au lendemain de l’élection présidentielle de 2007.

La clause du « mieux disant culturel »

Des décennies durant, au mépris de ses obligations de respect du pluralisme, TF1 pèse sur le débat public, avantageant outrageusement la campagne d’Édouard Balladur, lors de la campagne présidentielle de 1994-1995, ou plus tard celle de Nicolas Sarkozy, en 2006-2007. Cette privatisation est une opération de prédation sur un bien public, mais plus encore sur le débat public et sur la démocratie.

L’opération est plus vaste encore. Le gouvernement Chirac fait valoir qu’un cahier des charges très exigeant l’encadre, assorti notamment de la clause du « mieux disant culturel ». En clair, si l’opérateur ne respecte pas ce critère, la concession pourra être suspendue. Pendant longtemps, les dirigeants de TF1 s’attachent donc à alimenter cette fable du « mieux disant culturel ». Alors que M6 se lance dans la télévision trash en inaugurant, avec Loft Story, la première grande émission de téléréalité en France, le dirigeant de TF1, Patrick Le Lay (1942-2020), écrit sans rire un point de vue dans Le Monde du 11 mai 2001, intitulé « Peut-on tout montrer à la télévision ? » où il condamne « pour des raisons déontologiques, morales et politiques » ce genre d’émission.

La vérité, c’est qu’une fois privatisée, comme le dira un jour l’ex-dirigeant socialiste Arnaud Montebourg, « TF1, c’est la télévision de la droite, la télévision des idées qui détruisent la France, la télévision du fric, la télévision du matraquage sur la sécurité ». Avec le recul, on peut être plus précis : aux côtés de l’aventure éphémère de la Cinq de Berlusconi, la privatisation de TF1 constitue l’événement majeur qui conduit à l’implosion du paysage audiovisuel français, autrefois vertébré par l’ORTF, et au basculement vers une télévision bas de gamme, tirant vers le bas jusqu’à l’audiovisuel public, qui marche sur les brisées de la première chaîne. C’est le début d’une histoire dont CNews sera l’épilogue.

Bouygues est devenu le véritable propriétaire de la fréquence de TF1, alors que c’est un bien public inaliénable.

Patrick Le Lay, qui fait mine de défendre un point de vue éthique jusqu’en 2001, ne prend plus ces précautions dès 2004, avouant que seule une logique mercantile le préoccupe : « La base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit, lâche-t-il. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Or, à chacune des étapes de cette chute, qui va progressivement conduire le système audiovisuel dans l’état délabré où il est aujourd’hui, le pouvoir, qu’il soit socialiste ou de droite - ou le CSA, à ses ordres –, a précisément, avec cette clause de l’exception culturelle, le moyen de mettre TF1 au pied du mur : soit la chaîne respecte ses engagements, soit elle s’expose au retrait de sa fréquence. Cette menace ultime n’est jamais brandie et le groupe Bouygues est devenu le véritable propriétaire de la fréquence de TF1, alors que c’est un bien public inaliénable.

Officiellement, en 1987, une concession a été octroyée au groupe Bouygues pour dix ans, période au terme de laquelle un nouvel appel d’offres sera lancé. C’est une arnaque et le dispositif va prestement passer à la trappe : revenu au pouvoir au lendemain de l’alternance de 1993, le clan Balladur-Sarkozy fait voter l’année suivante, via le ministre de la communication Alain Carignon (contraint peu après à la démission pour corruption, abus de biens sociaux et subornation de témoins), une loi supprimant l’obligation de recourir à un nouvel appel d’offres au terme des dix ans.

La loi du 2 février 1994 édicte en effet en son article 28-1 que la concession peut désormais être « reconduite par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, hors appel aux candidatures, dans la limite de deux fois et chaque fois pour une durée de cinq ans ». Un peu avant l’échéance des dix ans, à l’issue de sa séance plénière du 26 mars 1996, le CSA peut donc annoncer « qu’il est possible, comme l’y invite la loi, de reconduire hors appel aux candidatures l’autorisation de TF1 pour une durée de cinq ans ».

Pour Martin Bouygues, c’est une aubaine. Il fait coup double. Non seulement, l’autorisation dont il profite pour occuper le faisceau hertzien, qui reste la propriété de l’État, est prolongée de cinq ans grâce à l’entremise de ses amis balladuro-sarkozistes, mais… il ne paie pas un sou de plus. Il a déboursé 3 milliards en 1987, non pour dix mais pour quinze ans. Et malgré les atteintes au pluralisme, malgré le non-respect de la clause du « mieux disant culturel », le groupe Bouygues a découvert une martingale qu’il va exploiter sous toutes les majorités.

Il est inacceptable que la loi offre aux services privés de télévision hertzienne la possibilité d’exploiter le domaine public hertzien sans retour à un appel d’offres périodique.

Arnaud Montebourg en 2000

Le groupe Bouygues dispose alors d’une autorisation qui court jusqu’en 2002, et il a certes beaucoup à craindre : la gauche, de retour au pouvoir en 1997, pourrait être tentée de mettre fin à ce qui apparaît de plus en plus comme une privatisation du domaine public hertzien. Dans le courant de l’année 2000, la menace se précise, puisque le gouvernement de Lionel Jospin met en chantier une loi sur la « liberté de communication ».

Arnaud Montebourg, député socialiste, en profite pour mener la guerre contre cette appropriation illégale en déposant une cascade d’amendements. Comme le rapportera plus tard une enquête d’Arrêt sur images, le 8 octobre 2010, retraçant l’histoire des aventures télévisuelles du groupe Bouygues, l’élu explique, dans l’exposé des motifs de l’un de ses amendements, la justification de son combat : « Il est inacceptable que la loi offre aux services privés de télévision hertzienne la possibilité d’exploiter le domaine public hertzien sans retour à un appel d’offres périodique pendant une durée de vingt ans, car cet avantage injustifié et contraire au principe de précarité des occupations privatives du domaine public revient à constituer une appropriation de fait du domaine public par un opérateur privé. »

Simplement, le gouvernement socialiste ne veut pas offenser Martin Bouygues à quelques encablures de l’élection présidentielle, pas plus que le groupe socialiste. Résultat : les amendements sont écartés. « Si le gouvernement Jospin décide de réduire la période d’automaticité (de vingt à quinze ans), celle-ci ne sera effective qu’à partir du 1er janvier 2002. De quoi permettre à TF1 de bénéficier de vingt années de reconduction automatique, la renégociation avec appel d’offres étant reportée à 2007, alors que Montebourg voulait l’anticiper », raconte Arrêt sur images.

Quoi qu’il en soit, en 2007, il semble désormais probable qu’un nouvel appel d’offres sera enfin lancé, et le groupe Bouygues mis en concurrence avec d’autres candidats pour exploiter TF1. Eh bien non. À la faveur de la loi sur « la télévision du futur », promulguée en février 2007 par le gouvernement de Dominique de Villepin, qui organise la fin de la télévision analogique avant 2012 et le lancement de la Télévision numérique terrestre (TNT), le CSA accorde une nouvelle autorisation de cinq ans au groupe Bouygues. Lequel bascule sur la TNT dès 2008, avec une société rebaptisée TF1 HD. C’est la même entreprise qu’auparavant, mais, aux yeux de la loi, c’est une entreprise nouvelle.

Derechef, le CSA délivre au profit de TF1 HD (ainsi qu’à M6 HD) une nouvelle « autorisation de diffusion pour une durée de dix ans », avec une possibilité de prolongement sans appel d’offres pour cinq années complémentaires. Conclusion d’Arrêt sur images : « Sauf catastrophe nucléaire, Bouygues pourra se féliciter d’avoir conservé le canal de la première chaîne, sans avoir eu à subir de nouvelles procédures d’appel d’offres sur le contenu, pendant une durée de trente-six ans (au lieu de dix initialement prévus en 1987). Chapeau ! » La spéculation gagnante de Bolloré sur les fréquences

Ces démissions des pouvoirs successifs, socialistes ou de droite, ont donc conduit à un stupéfiant état de fait : quelques milliardaires se sont appropriés des chaînes dont ils ne devaient être que les exploitants à titre provisoire. Pire : observant l’inertie sinon la complicité de l’État, les mêmes milliardaires se sont mis à spéculer sur les fréquences publiques, revendant, plus-values à la clef, des fréquences qu’ils avaient obtenues de l’État à titre gracieux.

Attribuée gratuitement par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, la chaîne Numéro 23 est ainsi revendue en 2015 par l’homme d’affaires Pascal Houzelot 88,5 millions d’euros à NextRadioTV, qui elle-même a par la suite été croquée par Patrick Drahi.

Mais Pascal Houzelot, qui a mis ses réseaux au service d’Emmanuel Macron lors de la présidentielle de 2017, a eu des précurseurs : de richissimes hommes d’affaires français ont pu agrandir leur fortune par ce même type d’opération. Une seule suffit à résumer la folie du système français : celle qui permet au milliardaire Vincent Bolloré d’engranger une plus-value exorbitante en spéculant sur la TNT, grâce à laquelle il peut monter au capital du groupe Vivendi et, par ricochet, devenir le véritable patron de sa filiale, le groupe Canal+. Tout cela grâce à cette loi qui offre à titre gracieux des canaux pouvant ensuite être revendus à prix d’or.

Quand, à la fin de l’été 2011, Vincent Bolloré cède le contrôle de 60 % des deux chaînes de la TNT qu’il contrôle, Direct Star et Direct 8, il réalise une affaire en or. Direct Star, c’est l’ex-Virgin 17, qu’il a racheté au groupe Lagardère 70 millions d’euros et qu’il rétrocède à Canal pour près de 130 millions d’euros. Et Direct 8, il l’a obtenue gracieusement, au terme d’une autorisation que le CSA lui a accordée le 23 octobre 2002.

Dans le « deal » que Vincent Bolloré fait avec le groupe Vivendi, les deux chaînes sont valorisées 465 millions d’euros, alors que l’industriel breton et ami de Nicolas Sarkozy n’y a investi guère plus de 200 millions. Grâce à l’État, il fait donc une culbute financière exceptionnelle… d’autant plus importante que Vincent Bolloré est payé en titres Vivendi, à un cours exceptionnellement bas, de 17 euros, du fait de la crise financière à l’époque encore très violente.

Vincent Bolloré a donc fait une culbute presque 50 % au-dessus de ce que l’on pensait à l’époque où il a vendu les deux chaînes de la TNT. Et dans la foulée, il est devenu l’homme fort du groupe Vivendi (il devient le président du conseil de surveillance en juin 2014), et donc aussi, l’homme fort de sa filiale, le groupe Canal+.

Allez-vous étonner que Vincent Bolloré prenne ses aises : les pouvoirs successifs, socialistes comme de droite, ont été complices de toutes ces opérations au détriment de l’intérêt général.

3. L’échec flagrant de la régulation

Dans ce naufrage, faut-il aussi accabler le régulateur, en l’occurrence le CSA, qui en fusionnant avec Hadopi (la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), est désormais devenu l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ? Ou alors, est-ce le législateur qui n’a pas donné assez de moyens, notamment de sanction, au régulateur pour exercer ses missions ? Dans tous les cas de figure, la régulation a été totalement inapte à contenir ces débordements.

L’exemple de CNews en est, là encore, un cas d’école. Comment la chaîne a-t-elle pu devenir l’outil de propagande de l’extrême droite sans que la puissance publique ne s’en offusque ? Comment, sur C8, Cyril Hanouna, dans son émission Touche pas à mon poste, peut-il consacrer depuis la rentrée 40,3 % de temps d’antenne cumulé à Éric Zemmour, très loin devant les autres candidats à la présidentielle, comme l’a établi Claire Sécail ?

Lors son audition le 19 janvier par la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias, Vincent Bolloré a réfuté l’idée que son groupe cherchait à promouvoir une « chaîne d’opinion ». L’enquête de la chercheuse du CNRS ruine cette fragile défense.

Or, de faisant, CNews viole la loi en même temps que son cahier des charges. Car la loi du 30 septembre 1986 fixe des obligations de pluralisme à tous les opérateurs qui obtiennent des fréquences publiques : « La communication audiovisuelle est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion », édicte l’article 1. À l’aune de cette formulation, on mesure les libertés que CNews prend avec son obligation de respect du pluralisme. Mais si on scrute la convention passée entre le CSA et la chaîne, la transgression apparaît encore plus spectaculaire.

L’éditeur veille dans son programme [...] à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public.

Convention entre le CSA et CNews

L’article 2-3-1 de cette convention fixe ainsi cette obligation : « L’éditeur assure le pluralisme d’expression des courants de pensée et d’opinion notamment dans le cadre des recommandations formulées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, en particulier de la délibération relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision. » L’article 2-3-2 poursuit : « L’éditeur veille dans son programme : – à ne pas inciter à des pratiques ou des comportements dangereux, délinquants ou inciviques ; - à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public ; - à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations. »

L’article 2-3-7 ajoute : « L’exigence d’honnêteté s’applique à l’ensemble des programmes. » Et pour finir, l’article 2-3-8 fixe cette autre obligation : « L’éditeur s’engage à préserver son indépendance éditoriale, notamment à l’égard des intérêts économiques de ses actionnaires et de ses annonceurs. Il garantit que l’information et les programmes qui y concourent qu’il diffuse, provenant d’une rédaction placée sous son autorité hiérarchique ou celle d’une autre société du groupe […] sont réalisés dans des conditions qui garantissent, l’indépendance de l’information […]. »

Or, il suffit de regarder CNews pour mesurer que ces obligations sont constamment malmenées. Et si, de temps en temps, le CSA sanctionne la chaîne, par exemple quand Éric Zemmour, le 29 septembre 2020, mène sa charge scandaleuse contre les mineurs étrangers isolés en France, les présentant la « plupart » ou « tous », comme des « voleurs », des « violeurs » ou des « assassins », la sanction réglementaire est somme toute assez légère, et visiblement pas dissuasive.

À peine 200 000 euros de sanction... Le CSA n’a jamais mis véritablement le holà à toutes les dérives de la chaîne. Et quand il y officiait, Éric Zemmour a pu, sans le moindre embarras, poursuivre ses campagne de haine, notamment islamophobes, et ses appels à la guerre civile. Jamais le retrait de fréquence n’a été envisagé contre un opérateur violant aussi ouvertement les valeurs démocratiques les plus fondamentales.

4. Les dérives du service public

On aurait pu espérer au cours de ces trente-cinq dernières années que le service public fasse au moins office de sanctuaire et que les journalistes qui y travaillent soient à l’abri des pressions du privé et de la montée en puissance de ces télés bavardes qui noient l’information dans un « blabla » général favorisant les opinions, jusqu’aux plus rances.

Erreur ! Dans un univers audiovisuel sans frontières, avec des chroniqueurs travaillant alternativement pour le public et pour le privé, et souvent pour les deux en même temps, une porosité généralisée s’est instaurée. Le service public a lui-même contribué à la banalisation des idées d’extrême droite, sans que nul ne s’en offusque.

Il en existe une preuve ancienne et bien connue : c’est dans l’émission-phare de Laurent Ruquier On n’est pas couché qu’Éric Zemmour a acquis une bonne partie de sa triste notoriété. Et même quand il a connu ses premières condamnations pour incitation à la haine raciale, la télévision publique a continué à l’accueillir comme chroniqueur, sans la moindre difficulté. Et bien avant qu’il ne se déclare candidat, il a régulièrement été invité par la matinale de France Inter, comme s’il était un intellectuel comme un autre.

De cet affaissement du service public et de ses missions, il existe un autre indice plus récent (parmi de très nombreux autres) : l’entretien de Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des programmes et des antennes de France Télévisions, au Figaro. Le jeune cadre, qui a participé aux manigances dans les coulisses du pouvoir pour aider Delphine Ernotte à prendre la présidence du groupe public, fixe ce cap pour France Télévisions : « France Télévisions jouera pleinement son rôle dans l’exposition du débat démocratique. Cela veut dire être attentif, afin que toutes les opinions soient représentées à l’antenne. Nous devons nous adresser aux gens qui votent Emmanuel Macron, aussi bien que Valérie Pécresse, Éric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Yannick Jadot… De ce point de vue, nous avons un devoir de vigilance. Il existe des chaînes d’opinion. Notre mission est d’être, à l’inverse, une agora républicaine. Toutes les opinions doivent y être valorisées de la même manière et bénéficier du même temps d’expression. C’est essentiel si nous voulons être le média de tout le monde. Notre objectif, c’est que chaque citoyen, en regardant nos antennes, se dise : “Je suis ici chez moi”, grâce à la mise en avant d’une pluralité de points de vue. »

Stéphane Sitbon-Gomez a aussi confirmé au journal que France Télévisions pourrait confier à Mathieu Bock-Côté, l’essayiste québécois d’extrême droite qui a remplacé Éric Zemmour sur la chaîne d’infos en continu CNews, la production d’un documentaire sur la présidentielle. Un projet finalement abandonné, selon Télérama. C’est en tout cas une conception radicalement dévoyée du pluralisme que défend le directeur, que l’on pourrait résumer par cette formule polémique mais qui dit bien sur quelle pente dangereuse s’engage France Télévisions : « Une minute pour Hitler ! Une minute pour les juifs ! ». Et le pluralisme est alors respecté...

5. L’agenda de l’extrême droite

Si la télévision française, privée comme publique, connaît de telles dérives, si CNews a pris cette importance, c’est d’abord à cause du séisme politique que traverse la France, et de la catastrophe démocratique qui se profile. C’est parce que l’extrême droite est parvenue à mettre son agenda au centre du débat public. C’est parce que la théorie nauséabonde du « grand remplacement » n’est plus agitée seulement par des groupuscules d’extrême droite mais occupe aussi les meetings de la droite classique – à commencer par celui, dimanche, de la candidate du parti Les Républicains, Valerie Pécresse. C’est parce que des ténors socialistes ont eux-mêmes fait d’un combat ultra laïc dévoyé, à fort relent islamophobe, leur principal cheval de bataille.

Et cette tolérance aux idées de l’extrême droite, cette complicité nauséabonde, affichée ou calculée, est aussi le fait d’Emmanuel Macron et de quelques-unes ou quelques-uns de ses proches. On sait en effet que le chef de l’État a des relations de proximité avec Cyril Hanouna : « Il me demande les tendances », confie ce dernier. « On échange par SMS tous les jours », a de son côté révélé la ministre Marlène Schiappa.

Même s’il y a dans cette sortie beaucoup de démagogie de bas étage, beaucoup de vulgarité, cela donne le climat délétère du moment : c’est la télé-trash ; c’est la télé d’extrême droite qui mène actuellement la danse du débat public. Et dans ce naufrage démocratique, il faudra prendre le temps d’établir toutes les responsabilités. Car elles sont nombreuses, anciennes et partagées.

Laurent Mauduit


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