La privatisation de l’eau potable en faillite au Royaume-Uni

mardi 25 juillet 2023.
 

La compagnie privée d’eau qui dessert Londres est au bord de l’effondrement. Grevée de dettes, souffrant de sous-investissement chronique, elle a été dévastée par la cupidité de ses actionnaires. Lors de sa privatisation en 1989, elle était censée devenir une des références néolibérales pour les services publics. Qui va payer le désastre ?

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Faire payer les actionnaires ? Nationaliser temporairement ? Nationaliser définitivement ? Depuis quelques jours, des mots qui avaient disparu depuis des lustres du vocabulaire politique de la droite britannique ont ressurgi dans ses discours. Le gouvernement de Rishi Sunak dit ne rien s’interdire, à la recherche d’une prise face à une situation qui l’a pris par surprise : Thames Water, la plus grande – et la plus ancienne – compagnie privée des eaux en Grande-Bretagne est en faillite.

La compagnie assure le service de l’eau et de l’assainissement à plus de 15 millions d’habitants et habitantes à Londres, dans les villes limitrophes de la capitale et dans la région d’Oxford. Croulant sous les dettes – plus de 14 milliards de livres (16,6 milliards d’euros) –, la compagnie se retrouve étranglée depuis la remontée des taux d’intérêt, incapable d’honorer ses échéances de remboursement.

Depuis un mois, la panique s’est installée dans la compagnie et au gouvernement. La présidente de Thames Water, Sarah Bentley, accueillie il y a trois ans avec un « golden hello » (« bonus d’accueil ») de 3,1 millions de livres (3,65 millions d’euros), a démissionné la semaine dernière. Le régulateur du secteur de l’eau, l’Ofwat, a placé l’entreprise sous contrôle. Et tous attendent la date ultime du 15 juillet – dernier délai pour l’entreprise pour déposer ses comptes – pour mesurer l’ampleur du désastre.

Selon des indiscrétions du gouvernement, Thames Water pourrait afficher un trou de plus de 10 milliards de livres, sans compter les intérêts de la dette. La stabilité financière de la compagnie est menacée. Comment alors assurer la continuité d’un service aussi essentiel que l’accès à l’eau et la maintenance de l’assainissement pour des millions de Londoniens et Londoniennes ? Et qui va payer ?

Le jeu du mistigri

Depuis quelques jours, le débat politique fait rage pour savoir qui doit assumer le coût de cette faillite. Tout le monde s’esquive, tentant de passer le mistigri à l’autre. Les actionnaires de la société privée semblent être aux abonnés absents. Beaucoup sont des fonds d’investissement, des fonds de pension étrangers, des fonds souverains. Leur demander d’assumer leur responsabilité financière risque de demander beaucoup de temps et de conduire à nombre de contentieux juridiques.

En attendant, Thames Water doit continuer de remplir sa mission. D’où l’idée d’une nationalisation « temporaire » pour le gouvernement, « définitive » pour une partie de la gauche, qui estime que jamais un monopole aussi essentiel n’aurait dû tomber dans les mains du privé.

Mais le débat porte aussi sur la répartition des charges entre consommateurs et contribuables. Les clients et clientes de Thames Water pourraient devoir assumer une hausse de plus de 40 % de leurs factures d’eau.

Car les sommes pour redresser la compagnie s’annoncent colossales. La compagnie souffre d’un sous-investissement chronique qui ne lui permet déjà plus de remplir la totalité de ses missions et de respecter certaines réglementations environnementales. Et des dizaines de milliards d’investissements supplémentaires s’avèrent nécessaires pour mettre à niveau les réseaux et les équipements pour faire face à la crise de l’eau qui menace en Grande-Bretagne comme ailleurs sur la planète.

Alors que les ménages britanniques, comme ailleurs en Europe, voient leurs factures exploser en raison de l’inflation galopante, l’annonce de la faillite de Thames Water fait l’effet d’une détonation dans l’opinion publique. Après la faillite des chemins de fer britanniques, qui ont dû être en partie renationalisés, après l’écroulement des services hospitaliers et de santé, cette énième faillite d’un service public essentiel apporte une nouvelle démonstration pour beaucoup de l’échec patent de trente années de thatchérisme.

Le modèle Macquarie

Cela ne devait pas se passer comme cela, tentent d’expliquer les derniers thuriféraires du néolibéralisme britannique. De fait, dans les discours politiques de l’époque, la privatisation des services publics essentiels était censée apporter le meilleur des mondes : l’efficacité du privé, la fin de la bureaucratie, l’innovation et naturellement des prix bas grâce à la concurrence. C’est en tout cas la façon dont fut présentée la privatisation de Thames Water en 1989.

À l’époque, Thames Water est la grande compagnie publique des eaux britannique, héritière de toute la modernisation des équipements entrepris depuis la seconde moitié du XIXe siècle, au nom de l’hygiène et de la santé publiques, à une époque où Londres connaît des épidémies récurrentes de choléra. Au moment de sa privatisation, la société publique est prospère, n’a aucune dette et réinvestit tous ses profits dans l’entretien et la modernisation de ses équipements. De quoi attiser les convoitises du privé.

C’est Macquarie qui emporte alors la mise. Bien avant d’autres financiers, cette banque australienne a compris tout l’intérêt de mettre la main sur des infrastructures essentielles, souvent en situation de monopole physique (services d’eau, réseaux d’électricité, aéroports ou autoroutes), qui lui assurent des rentes plantureuses grâce à des clientèles captives. Elle détient le plus important portefeuille d’actifs d’infrastructures, entraînant à sa suite fonds de pension, fonds souverains et fonds d’investissement.

Son modèle est toujours le même, car l’objectif final est immuable : assurer la meilleure rentabilité à ses actionnaires et à ses investisseurs. Dès qu’elle prend le pouvoir dans une de ces entreprises d’infrastructures, sa première action est de pomper toutes les réserves, de décapitaliser la société, de récupérer tout l’argent disponible afin de le reverser à ses actionnaires sous forme de dividendes. Pour son activité, l’entreprise est priée de s’endetter. L’effet de levier, selon ce schéma, doit jouer à plein car les activités de ces sociétés sont considérées comme très sûres. Il n’y a pas de risque : les consommatrices et consommateurs sont obligés de payer. La vache à lait doit donner à plein.

Macquarie a fait de nombreux émules depuis partout dans le monde. En France, Suez (devenu Engie) s’est empressé de suivre ce modèle dès qu’il a pu récupérer les réseaux de stockage (Storengy) et de distribution de gaz (GRDF) de GDF au moment de la privatisation. Toutes les sociétés concessionnaires d’autoroutes, à commencer par Cofiroute, ont emprunté le même chemin après avoir obtenu l’assurance du maintien de leur concession après l’accord occulte signé avec le gouvernement en 2015.

Une privatisation sous forme de prédation

Mais l’impératif d’une rentabilité toujours plus élevée fait rarement bon ménage avec les impérieuses obligations d’un service public. La privatisation s’est transformée en une opération de prédation. Au fil des ans, Macquarie, mû par la cupidité, a exigé des dividendes en croissance perpétuelle. Les taux d’intérêt étant très bas au cours de la dernière décennie, la compagnie des eaux s’est même endettée pour payer les dividendes de ses actionnaires. Une partie de sa dette vient de là.

Après la revente de Thames Water par Macquarie à d’autres fonds d’investissement et à des fonds souverains en 2017, la pratique a perduré. Au total, Thames Water a reversé à ses actionnaires 72 milliards de livres (84,5 milliards d’euros) de dividendes, tout en s’endettant à hauteur de 14 milliards de livres.

Tout au service de ses actionnaires, Thames Water n’a plus eu les ressources suffisantes pour entretenir et moderniser ses réseaux et ses équipements. Les infrastructures ont vieilli sans être remplacées. Les réseaux d’eau potable affichent des taux de fuite importants, ce qui, jusqu’à ce que l’opinion publique s’alarme de la crise de l’eau et prenne conscience de la nécessité de l’économiser, n’avait aucune importance aux yeux des dirigeants de la compagnie : leur modèle, jusqu’alors, s’est construit sur une hausse constante de la consommation d’eau et les fuites font partie de cette consommation. Elles sont payées par les consommatrices et consommateurs finaux.

Plus grave. Faute d’investissements suffisants, Thames Water n’est pas en capacité de respecter les réglementations sanitaires et environnementales. À plusieurs reprises, la compagnie a été prise en train de relâcher dans la Tamise et autres rivières des eaux usées ou pluviales non traitées, provoquant des pollutions à répétition.

Selon ce rapport d’ONG, les équipements d’assainissement de Thames Water peuvent gérer seulement 62 % des besoins de la population que la compagnie dessert. Dans certaines parties de son territoire, le taux tombe même à 49 %.

Thames Water fait école

Toutes les autres compagnies privées d’eau – il y en a vingt-cinq au total – privatisées en même temps que Thames Water ont marché dans les pas de la société londonienne. Toutes ont privilégié la rentabilité, le confort de leurs actionnaires, au détriment de leur mission de service public. Sans dettes au moment de leur cession au privé, elles se sont massivement endettées au cours de ces trois dernières décennies. Selon le régulateur, le montant des dettes accumulées dans le secteur s’élève à plus de 60 milliards de livres aujourd’hui.

Des sommes qui n’ont pas servi à investir. Les dépenses annuelles d’investissement de chaque société d’eau pour la réfection et la modernisation de l’assainissement représentaient en moyenne 295 millions de livres dans les années 1990, 297 millions de livres dans les années 2010 et 273 millions de livres depuis le début des années 2020. Le retard accumulé d’investissement est tel qu’il tourne au casse-tête politique. Les experts estiment qu’il faudra dépenser au moins 100 milliards de livres dans les prochaines années pour remettre à niveau les réseaux et les équipements si le pays veut faire face à la crise de l’eau et bien gérer ses ressources.

Les actionnaires, eux, continuent à prospérer. En 2022, les compagnies d’eau ont payé 1,4 milliard de livres de dividendes, soit 540 millions de livres de plus que l’année précédente.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, plusieurs compagnies d’eau se retrouvent aux prises avec les mêmes difficultés que Thames Water. Elles sont étranglées par les dettes. Le régulateur a déjà donné l’alerte pour quatre d’entre elles, estimant qu’une intervention étatique ou régionale sera sans doute inévitable pour les sauver et maintenir les services d’eau.

La régulation sur la sellette

Mais comment a-t-on pu en arriver là ? Les critiques fusent sur l’agence de régulation de l’eau, l’Ofwat. Son rôle est normalement d’assurer le contrôle des compagnies d’eau privées, de veiller au maintien des investissements indispensables, de surveiller leurs pratiques et celles de leurs actionnaires, et de sanctionner toutes les dérives.

Enfin, c’est ce qui est écrit dans les textes. Avec la faillite annoncée de Thames Water, les Britanniques découvrent que cette instance de régulation, comme avant elle celles des réseaux ferroviaires et de l’énergie, a totalement failli dans ses missions. L’écroulement de Thames Water est presque une surprise pour elle. Pendant des années, elle a fermé les yeux sur le sous-investissement chronique de la compagnie, son endettement galopant et la cupidité des actionnaires, se contentant de vérifier le respect formel des présentations comptables et techniques.

Plus grave, le régulateur n’est jamais intervenu pour exiger les remises à niveau indispensables du système d’eau britannique. Et il s’est contenté d’amendes symboliques pour le non-respect des normes sanitaires et environnementales et les accidents de pollution.

Sur la sellette, l’autorité de régulation plaide aujourd’hui l’absence de transparence et les pratiques de dissimulation de la part des compagnies, tout comme l’absence de moyens. Ses détracteurs insistent plutôt sur l’intrication totale qui s’est installée entre le régulateur et les compagnies. Le pantouflage, les conflits d’intérêts y sont devenus une habitude.

Sans que personne s’en émeuve, les anciens responsables de l’autorité de régulation pendant des années sont allés travailler dans des compagnies qu’ils contrôlaient, pour parfois revenir chez le régulateur par la suite. Thames Water n’a pas été la dernière à pratiquer ce jeu : la numéro deux de la compagnie est l’ancienne directrice de l’agence.

Cette faillite de la régulation est la dernière estocade portée au modèle thatchérien. Au-delà de l’efficacité du privé, de l’économie des deniers publics, il mettait en avant les principes de gouvernance, de responsabilité, de régulation. Ces mots ont envahi toute l’action publique. Avec l’effondrement de Thames Water, toute la façade s’écroule et laisse voir une architecture vermoulue par la cupidité, laissant derrière un service public dévasté.

Martine Orange


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