Présidentielle 74 : leçons d’une « candidature des luttes »

lundi 4 avril 2022.
 

En 1974, des militants veulent voir Charles Piaget, le syndicaliste emblématique de Lip, se présenter à la présidentielle. D’autres critiquent cette possible aventure électorale. Autour de cet épisode, c’est toute la question du « débouché politique » des luttes sociales qui est posée. Une enquête de la « Revue du crieur » dont le nouveau numéro est publié jeudi 31 mars.

«  C’est cela que nous avons fait depuis avril 73 : nous avons surpris. » Ces mots, prononcés par Charles Piaget, concluent un petit film militant monté par Chris Marker, Puisqu’on vous dit que c’est possible ( 1973 ). Ils disent l’audace de la grève des « Lip ».

Quelques mois plus tard, début avril 1974, l’incroyable bataille des ouvrières et ouvriers de l’usine Lip de Besançon ( Doubs ) est encore présente dans tous les esprits. Neuf longs mois d’une grève durant laquelle les « hors-la-loi de Palente », nom du quartier où est implantée l’usine, ont défié l’ordre et la légalité capitaliste, cinq ans après Mai-68. En s’appropriant le stock de montres de cette usine horlogère menacée d’un plan brutal de démantèlement et de licenciements, en remettant en route à leur compte les chaînes de montage, les grévistes ont donné corps au mot « autogestion », alors étendard de toute une gauche anti-autoritaire.

Lip, c’est aussi une victoire syndicale, témoignant d’une conduite de l’action exemplaire. Le protocole arraché par la lutte au mois de janvier 1974 assure la réintégration de l’ensemble des salarié·es, sans laisser personne sur le carreau. Si, à côté des sections syndicales CFDT et CGT, un Comité d’action rassemblant syndiqué·es et non-syndiqué·es a été créé, les trois structures ont toujours été liées aux décisions de l’assemblée générale souveraine des grévistes.

La popularisation de la lutte s’appuie sur soixante-quinze « commissions Lip » réparties sur l’ensemble de l’Hexagone, animées par des militant·es venu·es d’horizons divers mais baignant dans le « courant de 68 ». Les Lip défilent sur le plateau du Larzac à l’été 1973. Une manifestation historique rassemble cent mille personnes à Besançon au mois de septembre, dont un tiers de militant·es d’extrême gauche.

Pour beaucoup de celles et ceux qui ont suivi et soutenu la grève, « Lip », c’est aussi un nom : celui du délégué CFDT de l’usine, Charles Piaget. Embauché chez Lip en 1946, syndiqué depuis le premier jour à la CFTC ( qui, « déconfessionnalisée », deviendra la CFDT en 1964 ), membre de l’Action catholique ouvrière ( ACO ) depuis 1957 puis du Parti socialiste unifié ( PSU ) dès sa création, Charles Piaget a déjà une vie de combat derrière lui. Ces neuf mois de grève, il les a animés, démocratiquement, en militant d’une section CFDT autogestionnaire qui a su épouser le rythme de la mobilisation comme les attentes des grévistes. Bien sûr, Lip n’est résumable ni à la CFDT (néanmoins majoritaire ) ni à Piaget qui occupe alors un poste de chef d’atelier. Dans cette usine de mille deux cents salarié·es, la moitié sont des femmes qui représentent les trois quarts des postes d’OS, les moins qualifiés. Et d’autres figures ont émergé de la lutte : Roland Vitot, Jean Raguénès ( prêtre-ouvrier et « âme » du Comité d’action ), Fatima Demougeot, Monique Piton… Mais, indiscutablement, même à son corps défendant, Charles Piaget a été mis sur le devant de la scène.

«  Lip, c’est fini », avait vitupéré le Premier ministre Pierre Messmer à la télévision en octobre 1973. Pourtant, en ce premier trimestre de l’année 1974, les soutiens de la grève bisontine veulent au contraire que Lip « ça continue », bien au-delà de la victoire syndicale obtenue. Ils cherchent une manière de « transformer l’essai ».

C’est que les grèves sont nombreuses et incandescentes en ces années d’insubordination ouvrière. Dans ce contexte marqué par les mobilisations sociales, le PCF et le PS veulent s’appuyer sur le Programme commun de 1972 ( signé avec les Radicaux de gauche ) afin de préparer la conquête du pouvoir. Mais aux yeux des militant·es qui se sont radicalisé·es dans le sillage de 68, cette stratégie réformiste n’est rien d’autre qu’une illusion, voire une trahison, laquelle amènera les partis qui l’adoptent à mettre le frein sur les luttes et à abandonner la perspective d’un authentique pouvoir des travailleurs.

Le président Georges Pompidou, continuateur de l’ordre gaulliste, a passé le cap de la mi-mandat d’un septennat censé se terminer en juin 1976. Mais depuis le début de l’année 1974, plus personne ne doute de la grave maladie dont il souffre. Il meurt le mardi 2 avril 1974 et son décès est annoncé dans la soirée. Le premier tour de l’élection présidentielle anticipée est fixé au 5 mai 1974. Une brèche s’ouvre dans le calendrier politique, qui bouscule les différents scénarios.

«  Un excellent militant syndical »

L’idée d’une candidature de Charles Piaget à l’élection présidentielle surgit. D’où a-t-elle fusé en premier ? Indéniablement de l’espace occupé depuis 1968 par les gauches hétérodoxes et révolutionnaires. À l’aide des travaux des historiens Frank Georgi, qui étudie la CFDT depuis plus de vingt-cinq ans, et Donald Reid, qui a consacré une somme remarquable à l’ensemble du conflit Lip, et grâce à la consultation des archives, on peut reconstituer en détail l’émergence de cette candidature.

Dès le mercredi 3 avril, l’idée est évoquée au cours de discussions informelles à Besançon, d’une part, et lors de la réunion du bureau national du PSU, d’autre part. Piaget, membre du PSU, est averti par téléphone par quelques militants. Il semble indécis. En soirée, une réunion se tient également impasse Guéménée à Paris, dans les locaux de Rouge, hebdomadaire de l’ex-Ligue communiste ( fraîchement dissoute après l’attaque du meeting d’Ordre nouveau en juin 1973 ). Il s’agit de discuter de l’hypothèse d’une candidature révolutionnaire unique autour de Charles Piaget. Sont présents autour de la table : Rouge, La Cause du Peuple ( pour le courant maoïste ), les pablistes de l’Alliance marxiste révolutionnaire ( AMR ), Révolution !, Lutte ouvrière, Pour le communisme et le PSU.

Le jeudi 4 avril au matin, une délégation se rend à Besançon auprès de Piaget. Elle est composée d’Alain Krivine (Rouge), Isaac Johsua (Révolution ! ) et Alain Geismar (La Cause du Peuple). Selon Politique Hebdo, « Charles Piaget l’accueillera comme il a pris l’habitude d’accueillir tout au long de la lutte des Lip, c’est-à-dire à “portes ouvertes”, sur le ton “On peut toujours discuter et réfléchir ensemble” ».

Dans la foulée, Rouge dégaine un communiqué appelant à une candidature unique des révolutionnaires autour de Piaget… et annonce celle de Krivine si le projet n’aboutit pas. Ce qui n’est pas du goût du PSU, engagé dans un débat serré sur le soutien à apporter ( ou pas ) dès le premier tour au candidat déclaré de la gauche « unie », François Mitterrand. Les radios annoncent le projet de candidature Piaget.

On peut être un excellent militant syndical et ne pas avoir la compétence pour être candidat à la présidence de la République.

Edmond Maire

Le lendemain, vendredi 5 avril, la CFDT tient son bureau national. L’instance dirigeante se prononce contre les candidatures d’extrême gauche, y compris celle de Piaget, et pour une candidature unique de la gauche. Lors de la conférence de presse qui suit, Edmond Maire, le secrétaire général de la centrale, prononce une de ces «  petites phrases  » dont il est coutumier : « On peut être un excellent militant syndical et ne pas avoir la compétence pour être candidat à la présidence de la République. » Elle provoque l’indignation de nombreuses équipes et militant·es de la CFDT.

Le dimanche 7 avril, c’est au tour de la direction politique nationale du PSU de se prononcer. La position portée notamment par Michel Rocard et Robert Chapuis, secrétaire national du parti, l’emporte : le principe d’une candidature Piaget est rejeté par quarante-huit voix ( 58 % ) contre trente-cinq ( 42 % ). L’histoire aurait pu en rester là. Piaget lui-même fera état de ses interrogations. « Être désavoué par les deux organisations dont je fais partie, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela pose des problèmes », expliquera-t-il une semaine plus tard dans Libération.

Toujours est-il qu’un « espace Piaget » s’est ouvert dans les premiers jours d’avril 1974. Il s’articule autour de quatre composantes : 1 ) une partie de l’extrême gauche, autour de Rouge notamment ; 2 ) la minorité du PSU ; 3 ) des équipes et des syndiqué·es CFDT ; 4 ) enfin, la presse révolutionnaire « large » – Politique Hebdo et Libération – qui s’engage corps et âme dans le soutien à sa candidature. L’heure est à l’urgence et aucun « comité de liaison » à proprement parler ne se met en place. Le calendrier implique de tracer le chemin en marchant et chaque composante agit à sa manière. Non sans contradictions au sein de cet « espace », les contours politiques de la candidature se dessinent en une petite semaine.

«  Notre option fondamentale  »

Commençons par les deux organisations de Piaget, justement. La CFDT d’abord. Les archives de la Confédération ont conservé quatre-vingt-six courriers et télégrammes reçus au siège de la centrale à propos de la candidature Piaget. Ils arrivent dès le 8 avril. Près de soixante-dix émanent de structures CFDT ( sections, syndicats, Unions locales, départementales et régionales ). Les autres viennent de militant·es ou de groupes de militant·es s’exprimant en leur propre nom.

Une vingtaine de courriers envoyés par les structures de la CFDT désapprouvent la décision du bureau national : la « candidature autogestionnaire » de Piaget, notent-ils, correspond à l’évidence à « notre option fondamentale ». La position inverse est bien moins représentée : à peine dix courriers soutiennent la décision confédérale.

Les autres interventions protestent contre un choix univoque : sans forcément soutenir la candidature Piaget, elles rappellent la nécessaire indépendance du syndicat, soulignent l’existence de plusieurs courants du socialisme et critiquent la précipitation à soutenir François Mitterrand. La plupart de ces prises de position s’insurgent contre les propos d’Edmond Maire sur les « compétences » de Piaget qui « dénotent le mépris souverain qu’a le camarade secrétaire pour les militants de base ». Certains n’hésitent pas à exiger une autocritique.

Et puis il y a ce « militant CFDT d’Olivetti » qui s’interroge dans un courrier publié dans Libération le 8 avril : « Et si voter Piaget, ça voulait dire voter pour soi ? » Parce que « Piaget, c’est les Lip, c’est tout ce que tu crois [ … ]. Ce n’est pas la politique, ce n’est pas le fric, ce n’est pas l’orgueil et la soif du pouvoir. Piaget, c’est toi et tu as envie de voter pour toi. »

Il y a donc une base. Qui existe mais qu’il ne faut pas pour autant surestimer. Car les principaux responsables comme les fédérations nationales de la CFDT se rangent à l’avis exprimé par le bureau confédéral en le confirmant lors d’un conseil national le 11 avril. La CFDT, c’est près d’un million de syndiqué·es en 1974, soit quasiment le double d’avant 1968. Dans cette première moitié des années 1970, l’afflux est réel et la centrale gagne 30 000 syndiqué·es par an. Un sondage du 29 avril vient toutefois rappeler que les syndiqué·es CFDT ont l’intention de voter pour Mitterrand à 54 %… et pour Giscard à 23 %. Seulement 4 % d’entre eux envisagent l’extrême gauche. Le renouvellement tout comme l’évolution de la centrale « à gauche » sont encore récents.

La sociologie politique du PSU, petit parti politique de huit mille militant·es à l’époque, est forcément plus homogène. Mais là aussi, il y a une aile gauche qui s’oppose au projet de se mettre à la remorque des « partis réformistes ». Il s’agit bien de s’appuyer sur celles et ceux qui, « en imposant leur contrôle comme à Lip et au Larzac [ … ], posent la question du pouvoir dans la production et sur toute la société, en contradiction avec le contenu et la stratégie du Programme commun. » D’où la nécessité de proposer une candidature autonome, socialiste et autogestionnaire, autour d’un principe stratégique simple : si l’on veut peser sur une victoire de la gauche institutionnelle et influer sur sa politique une fois au pouvoir, il faut peser avant cette victoire, dès le premier tour. Le militant CFDT d’Olivetti publié par Libération ne pense pas autre chose lorsqu’il imagine un Programme commun gagnant au second tour qui ne serait « accepté comme pis-aller qu’avec l’accord provisoire de tous les Piaget ».

Un candidat choisi par les travailleurs se bat pour tous les travailleurs.

La gauche du PSU refuse en tout cas de rendre les armes. Elle tente le tout pour le tout lors du conseil national extraordinaire du 15 avril, veille du dépôt officiel des candidatures. Charles Piaget, quant à lui, subordonne la suite de l’aventure au choix majoritaire qui y sera fait. Des projets d’affiches sont dessinés. Un slogan est proposé : « Un candidat choisi par les travailleurs se bat pour tous les travailleurs. » Une liste de mots d’ordre est retenue portant, bien sûr, sur les salaires et l’emploi ( « droit de veto des représentants des travailleurs en comité d’entreprise sur toute décision de fermeture d’usine » ), mais aussi sur bien d’autres domaines : le contrôle populaire sur les prix, les loyers, l’école, la formation, la destination des sols ; la revendication de l’avortement libre et gratuit, de la contraception remboursée ; le droit d’organisation syndicale et politique dans l’armée ( les premiers comités de soldats se sont constitués au printemps 1973 parmi les appelés ). Un canevas de campagne est établi qui prévoit le déplacement du candidat sur différents lieux de lutte sociales à travers la France.

«  Pour qu’une force s’assemble »

Dans ce court et intense laps de temps, saturé d’enjeux, ces échanges ne sont pas cantonnés aux vies internes des organisations, tant CFDT que PSU. Parce que le débat s’est construit d’emblée publiquement, des sections CFDT et des comités PSU s’adressent directement au quotidien Libération, créé un an plus tôt, en avril 1973. Le centre de gravité de la candidature Piaget va s’en trouver modifié.

Selon l’équipe de Rouge, qui a pris l’initiative le 3 avril, le positionnement de la gauche réformiste française, qui « multiplie les appels à la sérénité et au respect des formes constitutionnelles », est voué à l’échec. Cette stratégie n’a-t-elle pas, en septembre 1973, « amené le prolétariat chilien à une sanglante défaite » ? La présidentielle doit donc permettre l’expression d’« un vaste courant anticapitaliste qui soit en même temps un cadre de débordement massif des solutions capitulardes des partis réformistes ». Pour l’ex-Ligue communiste, Charles Piaget est l’incarnation même de cette « avant-garde ouvrière large » qu’elle décèle dans la période. Quitte à lui faire endosser une stratégie qui ne soit pas exactement la sienne.

Mais le champ de l’extrême gauche n’est pas unanime. LO a déjà annoncé vouloir présenter sa candidate, Arlette Laguiller, et se méfie du « chrétien » Piaget. Même chose du côté du courant lambertiste qui vient en outre de publier un livre au titre sans ambiguïtés : Les Marxistes contre l’autogestion. L’annonce simultanée d’une candidature Krivine « de secours » fragilise par ailleurs la démarche unitaire de Rouge. L’organisation trotskiste s’en justifie publiquement : « Non, camarades du PSU, de la CFDT, de l’AMR : à aucun moment nous n’avons voulu faire “une manœuvre”. » L’atmosphère est délétère et, dans l’« espace Piaget », celles et ceux qui veulent une candidature plus large souhaitent s’en démarquer.

D’abord en rappelant que Piaget n’est pas à prendre isolément, qu’il s’inscrit dans un collectif. Les Cahiers de mai s’y emploient dès le 9 avril dans un texte qui rappelle l’importance et la prépondérance du tissu militant bisontin. Titre original né dans le sillage de Mai-68, Les Cahiers de mai tiennent une place particulière dans le conflit. Mettant l’expression autonome de la classe ouvrière au cœur de leur action, les militants des Cahiers se sont installés à Besançon comme force d’appui aux grévistes, aidant notamment à la confection de leur bulletin, Lip Unité. Leur ancrage est fort et leurs informations sont fiables : c’est en présence des militants des Cahiers – et de quelques responsables locaux du PSU – que les premiers échanges autour d’une candidature sont organisés chez Piaget, au soir du 3 avril ( alors que Rouge réunit, le même jour, l’extrême gauche dans son local parisien ).

Cette « courte réunion », comme la qualifient Les Cahiers de mai, s’organise dans la foulée de la rencontre hebdomadaire du Collectif Lip, à la Maison pour tous de Palente ( au cours de laquelle la question présidentielle n’a pas été évoquée ). Elle joue un rôle important, puisqu’elle concrétise une idée qui suivait son chemin dans les milieux militants locaux. « Depuis un certain temps déjà, des discussions avaient eu lieu entre militants ouvriers bisontins [ … ] pour exprimer et rassembler, sous une forme ou sous une autre, le courant nouveau qui se développe au cours des luttes sociales ces derniers temps », rappelle l’article du 9 avril des Cahiers. Pas question qu’une initiative en ce sens soit pour autant confisquée par les logiques et appétits d’organisations.

Ce «  courant nouveau », c’est bien sûr celui des luttes sociales, et tout l’« espace Piaget » les convoque afin de s’en revendiquer : les grèves « dures » comme celle du Joint français de 1972, la lutte du Larzac contre l’extension du camp militaire, les mobilisations lycéennes contre la loi Debré du printemps 1973, les luttes des travailleurs et travailleuses immigré·es, les combats féministes…

Charles Piaget c’est le symbole des Lip et que les Lip c’est déjà une image de la société que nous voulons.

Libération

Libération, qui paraît régulièrement depuis fin mai 1973 et qui a « grandi » avec la grève de Lip renchérit : « Qui ne peut voir, qui ne peut espérer aujourd’hui qu’on peut et qu’on doit aller plus loin ? “Piaget candidat” ce n’est pas, contrairement à ce qu’en rapportent la presse et les radios, une initiative mûrie dans les groupes d’extrême gauche. Elle est née simultanément dans la tête de plein de gens. Elle s’est imposée comme une évidence. Pourquoi Piaget ? Parce que Charles Piaget c’est le symbole des Lip et que les Lip c’est déjà une image de la société que nous voulons. » Le quotidien révolutionnaire, tiré à 50 000 exemplaires, s’engage dans la campagne sous cet angle. Politique Hebdo lui emboîte le pas le 11 avril avec sa une au titre explicite : « Oui, Piaget ! », qui montre le syndicaliste prendre la parole, une horloge Lip fabriquée durant la grève au second plan.

Dès le 8 avril une page quotidienne est ouverte dans Libération. Sous l’intitulé « Pour qu’une force s’assemble », l’objectif de la rubrique est de montrer à la fois la diversité et la réalité du mouvement de soutien à la candidature Piaget. Les télégrammes et communiqués y sont reproduits  : de sections syndicales et comités divers ( Chili, Lip, de quartier ), de lycéen·nes, de médecins, de Bordeaux, Guingamp, Lille, Lyon, Paris, Nancy… Des tribunes sont publiées, dont une cosignée par Bernard Lambert, « paysan-travailleur de Bretagne », l’avocat Henri Leclerc et Jean Raguénès du Comité d’action de Lip.

Le soutien de ce dernier, le seul d’une autre figure des Lip qui soit exprimé dans la presse, est important. Il vient rappeler que Piaget est bel et bien ancré dans cette lutte-là, celle des Lip. Mais si c’est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante à en faire une candidature. Le «  porte-parole  » des Lip est aussi présenté comme celui du « nouveau monde », du « socialisme en liberté ». Il s’agit de l’inscrire dans un mouvement élargi où « chaque contestation, chaque lutte représente le fragment d’une alternative socialiste nouvelle, le pointillé d’un nouveau projet socialiste forgé par les gens eux-mêmes », comme l’explique Libération le 10 avril.

Ce « nouveau projet » est forcément distinct de l’ancien, sous sa double déformation stalinienne ( L’Humanité ne pipe mot de la candidature Piaget ) et social-démocrate, dont Mitterrand est le dernier héritier en date. Un courrier signé « un travailleur immigré » ne manque d’ailleurs pas de rappeler dans Libération le rôle que ce dernier, alors ministre de l’Intérieur puis de la Justice, joua dans la répression meurtrière des indépendantistes algériens dans les années 1950.

«  Ceux qui se battent tout autant »

Mais le mercredi 10 avril, alors que la candidature Piaget est fragilisée par le vote négatif de la direction du PSU trois jours plus tôt, une inquiétude apparaît dans les colonnes de Libération. Elle concerne la potentielle « réserve des anti-électoralistes ». S’il faut vraiment « qu’une force s’assemble », il est difficile d’ignorer le courant libertaire né de Mai-68.

Il faut donc convaincre. D’abord en évitant d’opposer par principe « ceux qui se battent dans les usines, et votent Mitterrand et pensent Piaget, et ceux qui se battent tout autant et qui refusent de voter ». Tous font partie de la même famille politique qui veut qu’advienne le « socialisme en liberté ». Ensuite en insistant sur le caractère secondaire, presque accessoire, de la péripétie du scrutin par rapport à un projet de candidature Piaget qui le dépasse et le subvertit. « S’il est possible de détourner des élections présidentielles comme on détourne une bande dessinée, eh bien, pourquoi faudrait-il s’en priver ? », s’interroge Libération dans son éditorial du 10 avril.

Mais l’argument ne convainc pas. Même les « anars de Libération », qui s’expriment comme tels dans le quotidien quelques jours après, restent sceptiques. à leurs yeux, la délégation de pouvoir induite par le projet de candidature comporte bien plus de dangers que d’avantages. Dans le même numéro du journal, c’est à Sartre lui-même qu’il est demandé de répondre aux « groupes libertaires » au détour d’un long entretien où il s’engage ardemment en faveur de la candidature Piaget. Cette candidature, plaide le philosophe, favorisera un retournement anti-hiérarchique du rendez-vous électoral comme de la fonction présidentielle, transformant pour l’occasion le « Piaget-candidat » en « Piaget-destructeur » de la Ve République.

Mais ces lignes ne sont qu’une pirouette rhétorique aux yeux de bien des libertaires. C’est le cas des militant·es de l’Organisation révolutionnaire anarchiste ( ORA ), dont un grand nombre sont syndiqué·es à la CFDT et dont les cortèges se distinguent dans les manifestations parisiennes. Organisation de taille modeste, l’ORA est active dans les réseaux sur lesquels les partisans de la candidature Piaget comptent s’appuyer, à commencer par les « commissions Lip ».

Opposé·es à la logique électorale, les militant·es de l’ORA développent une critique libertaire, dont on trouve par exemple la trace dans ce tract de la commission Lip du XXe arrondissement de Paris, titré « Contre la candidature Piaget ». L’adresse de contact est le 30, rue des Vignoles, local de l’ORA à Paris. Publié avant le 15 avril, le tract donne une série de raisons d’en refuser le principe : une candidature électorale est contraire à « l’esprit de démocratie directe » des assemblées générales ; une candidature Piaget donnerait l’illusion qu’il peut y avoir de « bons dirigeants » ; elle sera subordonnée à l’appel à voter Mitterrand au second tour…

Surtout, le tract met en cause la légitimité même d’une candidature Piaget, en s’appuyant sur le fonctionnement régulier, institué, de la démocratie des Lip : « Seule l’assemblée générale des travailleurs de Lip peut décider, après discussions, d’une éventuelle candidature Piaget. Or personne à la dernière assemblée hebdomadaire n’a posé le problème de cette candidature. [ … ] Nous ne nous soumettrons pas à la décision d’un bureau national de parti, d’un cartel d’organisation, ou d’un comité de rédaction, mais à la décision collective des travailleurs en lutte, comme il est dit dans les contrats des commissions Lip. »

La référence aux contrats des commissions Lip n’est pas innocente. Car ce sont ces commissions qui ont popularisé la grève sur la durée et assuré la vente d’une bonne partie des montres produites dans l’usine autogérée. Le 16 mars, douze d’entre elles se sont encore retrouvées dans une AG des commissions Lip de la région parisienne qui a réuni quatre-vingt participant·es. Une AG qui a rappelé leur attachement au lien direct, presque organique, avec les travailleuses et les travailleurs de Lip, et proposé de poursuivre leur action dans le cadre plus global de la lutte contre les licenciements. Pas dans une candidature présidentielle du plus connu des Lip. Et c’est ce que rappelle fermement la commission Lip XXe.

Sur la même ligne, l’historien et militant Daniel Guérin, gagné au « marxisme libertaire » et ayant récemment adhéré à l’ORA, envoie directement à Charles Piaget un télégramme laconique qui est reproduit dans Libération : « De grâce, cher Piaget, ne prostituez pas l’inoubliable bataille Lip en ramassant sur votre nom à la manière bourgeoise des bulletins de vote dont le nombre sera inférieur à l’écho de vos luttes. » En inversant le régime de priorité ( les luttes d’abord ), il s’agit de remettre les choses dans l’ordre  : à quoi servirait de faire échouer ce que représente Lip dans quelques points de pourcentage au soir du premier tour ? D’accord « pour qu’une force s’assemble » en somme, mais loin des isoloirs.

«  Piaget parmi les siens »

Au-delà de ces critiques libertaires, d’autres objections se font jour. Y compris parmi celles et ceux qui pourraient être partisan·es d’une candidature Piaget. Au risque de voir cette candidature réduite à une «  opération gauchiste  » s’ajoutent deux craintes supplémentaires. D’abord celle de freiner la « dynamique » de la candidature Mitterrand et de l’handicaper au second tour. Un argument que Piaget considère comme une « hypothèse d’école » dans les colonnes de Libération : qu’est-ce qui permet de dire, à coup sûr, que la candidature Piaget nuirait à la candidature Mitterrand ?

D’autant qu’à l’exception des plus radicaux ( dont Sartre ), la plupart des soutiens de Piaget, et Piaget lui-même, ont déjà annoncé qu’ils appelleraient à voter Mitterrand au second tour. Même si Mitterrand ne représente pas seul la gauche, c’est le moins que l’on puisse dire, et que ni sa personnalité ni le Programme commun n’expriment le « courant nouveau ». Reste que, selon Piaget, une candidature révolutionnaire n’a pas un « sens de division contre Mitterrand », c’est bien « une préparation pour “après-victoire” ».

Dans l’entretien qu’il donne à Libération des samedi 13 et dimanche 14 avril, Piaget reconnaît qu’il a pu être « le premier surpris » par l’idée d’une candidature et laisse entendre ses hésitations, « un peu comme la première fois où [ on lui a ] demandé d’être délégué [ syndical ] ». Mais il assume : « Il faut des voix qui expriment ce qu’il s’est passé » depuis Mai-68. Et, même s’il demande à voix haute « si ça vaut le coup », il estime que le projet de candidature peut y contribuer et rassembler, à condition d’être porté collectivement. Car il n’aime pas le rôle de « leader » qui lui est associé dans les grands médias : c’est toujours le collectif qui doit primer.

Il est d’ailleurs quelque chose de difficilement contournable : à mesure que les jours passent, il apparaît clairement qu’au sein même des Lip la candidature Piaget ne fait pas l’unanimité. Dès le 5 avril, des réserves étaient exprimées à Besançon. D’abord sur le fait d’avoir appris ce projet par la radio, en raison de l’empressement de Rouge. Ensuite sur l’intérêt même de l’opération et sur son caractère démocratique, car les Lip ont l’habitude de décider ensemble. Lors d’une réunion, l’un d’eux s’interroge : « Comment pourront-ils donner une sorte de mandat à Piaget pour que celui-ci ne soit pas une personne de plus qui utilise la lutte des autres au profit de ses propres idées ? »

Surtout, la priorité des ex-grévistes est à la vigilance syndicale sur le protocole de fin de conflit de janvier 1974. S’il prévoit bien la reprise de l’ensemble des salarié·es, c’est par vagues progressives. Pour plusieurs des Lip, des « stages-tampons » démarrent tout juste, censés faire la jointure entre la fin de la grève et le retour effectif à l’usine de Palente : il faut veiller à ce qu’ils remplissent bien cette fonction, ne s’éternisent pas et ne se transforment pas en « indemnité de licenciement déguisé ». Lip, ça n’est effectivement pas fini et on a besoin de Piaget à Besançon.

Durant ces deux premières semaines d’avril, un débat public autour d’une « candidature des luttes » a existé et Charles Piaget, s’il s’est déclaré disponible, a sans cesse rappelé qu’elle devait être collective et qu’elle n’irait pas à l’encontre de la décision finale de son parti. Le 15 avril, le conseil national du PSU se tient à Colombes, à huis clos. Les délégués des fédérations départementales expriment leurs mandats : sur 444 exprimés, 151 se prononcent en faveur du projet de candidature Piaget ( 34 % ), 279 pour le soutien à la candidature Mitterrand dès le premier tour (62 %), 13 s’abstiennent. Une minorité quitte le PSU à la suite de ce vote. Piaget reste, et il ne sera pas candidat.

Au-delà des rapports de force internes au PSU et passée cette décision, c’est en « excellent militant syndical » qu’il tire les premières leçons de cette aventure. « En milieu ouvrier, on doit reconnaître que c’est largement défavorable », explique-t-il dans Politique Hebdo le 18 avril. Des soutiens syndicaux, issus de la « CFDT des luttes », il y en a eu mais ils sont restés faibles. Et Piaget d’approfondir : « S’il y avait une assise suffisante dans la classe ouvrière pour soutenir une candidature autonome, ça aurait voulu dire que beaucoup de choses ont changé, que les poids de l’idéologie bourgeoise et de l’idéologie réformiste ont été bien secoués. Ce n’est pas encore le cas. Cela signifie qu’il y a encore fort à faire… »

Le terrain électoral n’était sans doute pas le bon pour engager cette bataille idéologique. La seconde moitié des années 1970 sera celle du processus d’« étatisation des luttes ouvrières », selon l’expression de l’historien Xavier Vigna : la victoire de François Mitterrand en 1981 en sera l’aboutissement et le désarroi stratégique du mouvement social la conséquence.

Les questions posées autour de la candidature Piaget demeurent. La légitimité d’un ouvrier à « faire de la politique » a ainsi pu se poser crûment lors de la première candidature présidentielle de Philippe Poutou pour le NPA en 2012. Celle de José Bové, syndicaliste paysan, a, sur un autre plan, pu être brocardée en 2007 par des militant·es « syndicalistes, par ailleurs communistes libertaires » comme une « fausse bonne idée » car elle emmenait « les mouvements sociaux sur un terrain institutionnel qui leur est étranger, et où ils sont toujours battus ».

Certaines des interrogations, plus générales, qui ont traversé la tentative de la candidature Piaget n’en continuent pas moins de tarauder le mouvement social. Quel est le théâtre majeur, principal, de l’affrontement avec le pouvoir et le capital : les urnes ou la grève et les luttes ? Une articulation est-elle souhaitable ( et même seulement possible ), qui resterait respectueuse de la capacité politique des classes populaires pour et par elles-mêmes ? Peut-on être ouvrier, syndicaliste, autogestionnaire de surcroît, et participer aux élections ? Et est-ce bien utile ? Ces questions mettent en tension l’autonomie du mouvement social, son rapport aux institutions et la recherche d’un débouché politique aux luttes qui puisse être réellement porteur d’une alternative anticapitaliste. « Socialiste et autogestionnaire », comme certain·es l’ont souhaité et peuvent le souhaiter encore.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il n’y aura pas de politique d’émancipation et d’égalité sans l’intervention et les mobilisations directes des classes populaires. Et l’on ne peut que laisser la parole une dernière fois à Charles Piaget qui, dans une intervention à l’occasion du cinquantenaire de Mai-68, rappelait cette évidence : « Il faut le dire haut et fort, aucun raccourci électoral ne permettra de changer la société. »

Théo Roumier


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