La chance inespérée de l’union des gauches

mercredi 11 mai 2022.
 

Après une campagne présidentielle en ordre dispersé, gauches et écologistes vont aux législatives rassemblés sous le drapeau de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale. Cette dynamique inespérée offre la chance d’un changement par la voie parlementaire contre l’absolutisme présidentiel.

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » : depuis longtemps, Edgar Morin popularise cette maxime du poète Hölderlin dont l’inspiration dialectique ne doit rien au hasard – Hölderlin (1770-1843) était l’ami du philosophe Hegel (1770-1831), dont il fut le condisciple à l’Université de Tübingen. Autrement dit, de la conscience du danger peut naître un sursaut salvateur.

C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui en France avec la dynamique, aussi inattendue qu’inespérée, d’union des gauches et des écologistes afin d’imposer un changement de majorité parlementaire et, de ce fait, une cohabitation au président réélu.

Le mérite en revient d’abord à La France insoumise (LFI), qui a su assumer la responsabilité historique que lui confère le score présidentiel de Jean-Luc Mélenchon (21,95 % des suffrages exprimés), lequel est consacré pour la seconde fois leader objectif du camp de l’alternative aux droites réactionnaires et conservatrices, sous leurs divers atours.

Le candidat et son mouvement ont su apprendre de leur erreur de 2017, où cette opportunité n’avait pas été saisie, au point de transformer leur performance partisane en défaite collective des gauches. À l’époque, Jean-Luc Mélenchon avait obtenu 19,58 % des suffrages exprimés quand son challenger à gauche, Benoît Hamon, derrière lequel s’étaient rangés les écologistes, en obtenait 6,36 %, soit précisément la somme des scores obtenus en 2022 par Anne Hidalgo et Yannick Jadot (6,38 % des exprimés).

Le choix de La France insoumise de mener la campagne présidentielle de 2022 sous le label d’une « Union populaire », rassemblant dans son parlement des figures des mouvements sociaux à l’instar d’Aurélie Trouvé, portait déjà la promesse d’une ouverture à la diversité et à la pluralité des gauches démocratiques, sociales et écologistes.

Sans naïveté sur les calculs politiques qui accompagnent la quête du pouvoir, force est de constater que les négociations sans exclusives ouvertes dès le lendemain de la réélection du président sortant ont confirmé cet engagement.

Il est à la mesure du danger qu’a promu et accru cette élection présidentielle : non seulement la menace d’une extrême droite plus puissante que jamais (ses trois candidat·es totalisent 32,28 % des suffrages exprimés au premier tour, contre 27,85 % à Emmanuel Macron), mais surtout la gangrène persistante du débat public, médiatique et politicien, voire intellectuel, par ses obsessions identitaires et inégalitaires, nationalistes et racistes.

Empêcher que l’extrême droite soit au seuil de l’Élysée en 2027

Or, d’expérience vécue, largement documentée sur Mediapart depuis cinq ans, nous savons que le président réélu sera incapable de les faire reculer, voire de les combattre. Jouant sans cesse avec le feu qu’il prétend ensuite éteindre, il n’a pas seulement cédé à l’extrême droite du terrain idéologique, recul dont sa loi sur le « séparatisme » est le symbole, mais il lui a, de plus, offert les ressentiments et colères que suscite sa politique, fond et forme mêlés, une morgue hautaine et prétentieuse se surajoutant à sa violence sociale et policière.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne fait guère de doute que, dans la suite des renoncements ou des reniements accumulés à droite et à gauche ces vingt dernières années, depuis la première alerte lors de la présidentielle de 2002, un nouveau quinquennat sans partage d’Emmanuel Macron hissera l’extrême droite encore plus au seuil de l’Élysée en 2027. Le seul moyen de l’éviter, c’est de ne pas laisser au président réélu ce pouvoir solitaire, en faisant émerger des élections législatives une nouvelle majorité parlementaire qui puisse mener une autre politique.

À cette nécessité antifasciste s’ajoute un impératif démocratique. Cette élection présidentielle a rendu encore plus manifeste l’épuisement du système institutionnel français de la Ve République, au point que les constitutionnalistes eux-mêmes reconnaissent qu’il ne remplit plus sa mission de représentation du corps électoral. Un nombre de plus en plus croissant de citoyennes et de citoyens s’en sentent exclus, ni reconnus, ni concernés.

Mal réélu, car par défaut face à l’extrême droite, le président sortant se retrouve, ainsi que l’a résumé Lionel Jospin dans une formule ciselée, face à « un pays frustré, divisé et troublé à l’aube d’un second quinquennat incertain ». Pourtant, malgré un vote d’adhésion minoritaire (27,85 % des suffrages exprimés, soit 20,07 % des inscrit·es au premier tour), il est en situation de faire tapis, à l’instar d’un joueur de casino, comme ce fut le cas en 2017, où Emmanuel Macron a superbement ignoré la diversité des votes dont il avait profité face à Marine Le Pen.

Si ce scénario se répète en 2022, lui offrant une majorité à l’Assemblée nationale aussi écrasante que soumise, sans contradiction ni contre-pouvoir, une grande part de l’électorat aura de nouveau le sentiment amer d’une dépossession démocratique. En somme, d’avoir été bafouée, ignorée et méprisée. Signaux récents d’une certaine panique élyséenne, les paroles démagogiques déversées ou les débauchages opportunistes tentés ne changeront rien à l’affaire : ce peuple-là a été trop dupé pour s’y laisser prendre.

Une majorité d’électeurs souhaite l’alliance des partis de gauche

L’enquête de terrain d’Ipsos pour France TV et Radio France (échantillon de 4000 personnes inscrites sur les listes électorales) confirme cette faible légitimité présidentielle : 42 % des votant·es du second tour pour Emmanuel Macron y disent avoir eu pour seule motivation le barrage à l’extrême droite. Si l’on y ajoute l’ampleur des abstentions (28,01 % des inscrit·es), augmentées des blancs et nuls (6,23 %), on mesure que la majorité des électrices et des électeurs n’a pas adhéré au projet du président réélu et n’a aucunement souhaité lui signer un chèque en blanc.

Ce que confirment amplement les autres résultats de l’enquête Ipsos : 46 % (contre 34 %) des sondé·es expriment des « sentiments négatifs » sur la réélection d’Emmanuel Macron ; 56 % souhaitent qu’il « perde les législatives et qu’il y ait une cohabitation avec un gouvernement de l’opposition qui l’empêche de mettre en œuvre son programme » ; enfin, 57 % appellent de leurs vœux une alliance des principaux partis de gauche, avec « des candidats communs » aux législatives.

Qu’ils viennent du camp présidentiel ou de la gauche hollandaise, sans compter leurs nombreux relais médiatiques, les cris d’orfraie suscités par la perspective d’une union des gauches et des écologistes en bon ordre de bataille pour les législatives n’en sont que plus sidérants. Les mêmes qui, il y a quelques jours à peine, sermonnaient l’électorat de gauche rétif à faire barrage à l’extrême droite en votant Macron malgré son bilan ne voient pas désormais de plus grand danger qu’une union de la gauche et de l’écologie derrière Jean-Luc Mélenchon.

À les entendre, le péril d’extrême droite se serait soudain évanoui au profit d’une menace plus grave encore, celle d’un alignement des gauches sur l’extrême gauche. Donnant la main à l’habituel refrain horrifié des classes dominantes face aux mobilisations populaires – « Plutôt Hitler que le Front populaire » –, ce conte à dormir debout fait litière de toute l’histoire des conquêtes démocratiques et sociales qui n’ont jamais été octroyées par en haut mais toujours obtenues d’en bas, par la dynamique des mobilisations des premiers concernés, dépassant les querelles boutiquières et les clivages partisans, tout en inspirant et radicalisant les programmes électoraux.

Brossé par de prétendus socialistes qui s’en arrogent le titre sans en avoir l’héritage, tels François Hollande, Bernard Cazeneuve, Stéphane Le Foll, Jean-Christophe Cambadélis ou Julien Dray, sans oublier l’ineffable Manuel Valls, le portrait improbable de Jean-Luc Mélenchon en épouvantail gauchiste ne fait qu’exprimer leur peur panique d’un changement radical, tant ils se sont convertis à l’ordre social dominant.

Il va sans dire que leur bilan, marqué par l’échec et l’opportunisme, n’en fait guère des autorités morales. Peut-être est-ce la crainte de devoir s’y confronter qui les transforme en ennemis intimes du camp dont ils se réclament, au point d’entretenir le fantasme des « gauches irréconciliables », cette machine à diviser la gauche tout entière dont les électeurs et les électrices, par leur vote de premier tour, ont montré l’inanité et démontré la nocivité.

Quant aux cohérences, elles sont à rechercher du côté des accords programmatiques publics signés par les partenaires de la Nouvelle Union populaire plutôt que de celui des attelages baroques du macronisme où, de Jean-Pierre Chevènement à Manuel Valls, en passant par Élisabeth Guigou ou François Rebsamen, une cohorte d’égarés de la gauche cohabite sans états d’âme avec toute la palette des droites conservatrices et réactionnaires, corrompues aussi puisque le sarkozysme y siège en bonne place, presque en figure de proue.

Fadaises donc que cette violente campagne destinée à discréditer la seule bonne et heureuse nouvelle pour le camp de l’émancipation, celui du refus des résignations et des impuissances, dont on comprend qu’elle inquiète ce petit monde arcbouté sur ses intérêts de classe. La vérité, c’est que, loin d’être devenu un extrémiste, le leader de La France insoumise a simplement appris du mouvement de la société elle-même, de ses résistances et de ses luttes, au point d’évoluer sur nombre de questions – l’urgence climatique, la vision de la laïcité, les questions institutionnelles, la pluralité culturelle, etc.

Demeurer lucide sur la part tactique de cette évolution, tant elle reste à approfondir, notamment sur les questions internationales (la relation avec la Russie poutinienne) et les pratiques démocratiques (l’indépendance de la justice et le pluralisme de la presse), n’empêche pas de constater et reconnaître ses avancées concrètes : un engagement électoral accru des jeunesses des quartiers, une représentation renouvelée des classes populaires, l’émergence de nouvelles personnalités, à l’image d’une France multiculturelle.

De ce point de vue, le socialiste que Jean-Luc Mélenchon fut longtemps, au point d’avoir été ministre de Lionel Jospin sous la précédente cohabitation (1997-2002), est en réalité profondément mitterrandien dans son actuelle stratégie de rassemblement. Car, à une époque – les années 1970 – où les désaccords, notamment internationaux, étaient encore plus vifs qu’ils ne le sont aujourd’hui parmi les gauches, François Mitterrand n’a pas seulement maintenu la cap d’une union des partis de gauche.

Le temps presse. Il ne s’agit rien de moins que de remettre la République sur ses bases afin d’éviter qu’elle ne sombre.

Il a aussi, sinon surtout ancré cette dynamique électorale, finalement victorieuse en 1981, dans la participation aux luttes et mouvements qui en constituaient l’assise sociale, lesquels bousculaient ses propres repères politiques et son propre passé gouvernemental. Ainsi, soldant l’inventaire d’un parti trop longtemps égaré dans la gestion du pouvoir étatique au point de tourner le dos à son assise sociale, le premier secrétaire socialiste Olivier Faure ne fait qu’être fidèle au fondateur du PS d’Épinay en 1971 par son choix de rejoindre la dynamique unitaire.

« Reconstruire un grand parti socialiste, écrivait en effet Mitterrand à cette époque dans La Rose au poing, exige que plusieurs conditions soient remplies et d’abord qu’il récupère la confiance de ceux qu’il a pour mission de défendre en les rejoignant sur le terrain des luttes. L’authenticité ne s’invente pas, elle se prouve à l’usage. Fini le temps où l’on pouvait se faire élire à gauche pour gouverner à droite. »

On aura beau jeu – et, à Mediapart, nous n’avons jamais été en reste pour en faire l’inventaire – de souligner combien les quatorze années de mitterrandisme présidentiel furent peu fidèles à cette exigence. Mais cet écart entre la dynamique électorale et l’exercice du pouvoir est aujourd’hui un argument supplémentaire pour saisir la chance de l’Union populaire : elle nous offre en effet l’heureuse opportunité d’une alternance parlementaire et non plus présidentielle, écartant ainsi les risques inhérents au césarisme français, où la volonté de tous est confisquée par le pouvoir d’un seul.

C’est peut-être notre dernière chance, tant les occasions précédentes ont été manquées, par la faute de ceux qui en étaient maîtres. Faut-il rappeler à François Hollande combien nous payons au prix fort son choix de premier secrétaire du PS d’accepter l’inversion du calendrier proposée par Lionel Jospin pour la présidentielle de 2002, redonnant le primat au présidentialisme au détriment du Parlement ? Et se souvenir qu’au lendemain de son élection dix ans après, comme de celle d’Emmanuel Macron en 2017, l’espoir d’une renaissance du parlementarisme fut immédiatement trahi par l’omnipotence présidentielle et ses abus de pouvoir permanents ?

Le temps presse. Il ne s’agit rien de moins que de remettre la République sur ses bases afin d’éviter qu’elle ne sombre. Soudée par la contestation de la monarchie présidentielle et par la défense d’un régime parlementaire, une nouvelle majorité indissolublement démocratique, sociale et écologique n’aura d’autre choix que de faire droit à sa pluralité, à la richesse de ses échanges et à l’inventivité de son collectif.

L’invocation par François Hollande de la ligne rouge européenne qu’aurait franchie Europe Écologie-Les Verts (EELV) en s’alliant à La France insoumise fait sourire si l’on se souvient du reniement en 2012 de son engagement de « renégocier » le Traité européen accepté par son prédécesseur, Nicolas Sarkozy. Et si l’on se souvient surtout que ce sont ses propres ministres écologistes, de conviction sincèrement européenne, qui, à l’époque, animèrent le débat pour lui en faire reproche.

Le système présidentiel étouffe les pluralités, non seulement les dissidences mais aussi les nuances. Il caporalise, uniformise et dévitalise, remplaçant la réflexion critique par la discipline automatique, au prétexte d’une « majorité présidentielle » qui, en privant les députés de la nation de leur libre arbitre, transforme des représentants élus en serviteurs courtisans.

Un parlementarisme rendu à sa légitimité et retrouvant sa crédibilité préservera des tentations de la personnalisation du pouvoir et des divers abus qui en découlent, favoritismes, clientélismes et autres conflits d’intérêts. Car bien sûr elles persisteront, comme en témoigne la réduction propagandiste, par La France insoumise, de l’enjeu des législatives à « l’élection » de Jean-Luc Mélenchon comme premier ministre, ramenant le « nous » de l’Union populaire au « Je » de son leader.

Mais les engagements pris sur la primauté du pouvoir parlementaire, sur ses règles éthiques et sur ses procédures législatives, aussi bien dans les accords conclus cette semaine que dans le programme L’Avenir en commun au chapitre « Démocratie et institutions », sont autant d’antidotes à d’éventuelles dérives contre lesquelles, à l’inverse, une victoire présidentielle ne nous aurait pas forcément prémunis.

Ils se disaient « unis par-dessus toute divergence » face à ce péril, résolus à « sauver ce que le peuple a conquis de droits et de libertés publiques », déterminés à lutter « contre la corruption et l’imposture ».

La finalisation de la Nouvelle Union populaire s’est faite presque au jour anniversaire de la victoire législative du Front populaire, le 3 mai 1936. Ce succès électoral fut suivi d’un soulèvement ouvrier qui arracha à la nouvelle majorité les décisives conquêtes sociales de Juin 36. Mais c’est une autre date qui vient à l’esprit, moment inaugural de ce sursaut alors que les ombres gagnaient l’Europe.

Le 5 mars 1934, trois personnalités intellectuelles représentatives des gauches dans leur pluralité, le philosophe Alain pour les radicaux, l’ethnologue Paul Rivet pour les socialistes et le physicien Paul Langevin pour les communistes, s’unissaient pour lancer un appel commun « aux travailleurs » face à la menace d’extrême droite. Ce fut l’acte de naissance du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.

Ils se disaient « unis par-dessus toute divergence » face à ce péril, résolus à « sauver ce que le peuple a conquis de droits et de libertés publiques », déterminés à lutter « contre la corruption [et] aussi contre l’imposture ».

« Nous ne laisserons pas invoquer la vertu par les corrompus et les corrupteurs,proclamaient-ils encore. La colère que soulèvent les scandales de l’argent, nous ne la laisserons pas détourner par les banques, les trusts, les marchands de canons, contre la République qui est le peuple travaillant, souffrant, pensant et agissant pour son émancipation. Nous ne laisserons pas l’oligarchie financière exploiter comme en Allemagne [le nazisme était arrivé au pouvoir depuis un an – ndlr] le mécontentement des foules gênées ou ruinées par elle. »

Ceux qui, aujourd’hui, font la leçon aux gauches unitaires après n’avoir pas su empêcher le retour à notre époque de ce danger mortel, voire après l’avoir accompagné par leurs lâchetés et cautionné par leurs reniements, semblent des nains comparés à ces bonnes volontés d’hier.

Saisir la chance inespérée de l’union des gauches, c’est tout simplement agir dans la continuité du barrage au néofascisme que signifiait le vote pour le candidat de gauche le mieux placé au premier tour et pour le président sortant au second tour de l’élection présidentielle – dans les deux cas pour éviter soit que Marine Le Pen parvienne au second tour, soit qu’elle soit élue ensuite par lassitude, et par malheur.

En revanche, ne pas saisir cette chance, au point de la caricaturer jusqu’à l’insulte, c’est se faire complice des ombres qui gagnent.

Edwy Plenel


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