L’affaire Dominici et le « mystère » de sa condamnation : une question de langues

lundi 22 août 2022.
 

A l’occasion des 70 ans de l’assassinat de Jack Drummond, des médias viennent de relancer le discours sur « le mystère de l’affaire Dominici », du nom de l’homme déclaré coupable. Presque tous négligent un point essentiel : on sait pourquoi Dominici a été condamné sans preuve alors qu’il aurait dû être acquitté. Explication par une analyse sociolinguistique.

Philippe Blanchet Professeur de sociolinguistique, département Communication et Centre d’Études des Langues, Territoires et Identités Culturelles, université Rennes 2. Membre de la Ligue des Droits de l’Homme et du conseil d’orientation de la Fondation Copernic. Élu national FERC-SUP-CGT. Abonné·e de Mediapart

Attrait du mystère dans la société du spectacle

Dans la société du spectacle, toute occasion de « faire du buzz », d’attirer l’attention et de capter des « consommateurs », est bonne à prendre sur le marché médiatique. C’est parfois justifié par l’anniversaire d’un évènement d’une certaine portée, comme l’a été l’affaire dite Dominici, du nom du vieil homme suspecté puis condamné pour l’assassinat de la famille Drummond la nuit du 4 au 5 aout 1952 au bord d’une route de Haute-Provence. Mais il vaut mieux pour cela entretenir le « mystère », quitte à faire comme si, depuis 1952, on n’avait pas d’élément nouveau pour présenter « l’affaire » autrement. Au-delà du film de 1973, aux effets opacifiants (j’y reviendrai), on voit ainsi le 4 aout dernier BFM titrer « L’affaire Dominici a 70 ans : retour sur le mystère qui l’a conduit à la peine de mort »[1] et La Provence titrer « 70 ans après, les mystères de l’affaire Dominici demeurent dans les Alpes-de-Haute-Provence »[2]. Peu, et surtout des médias locaux de Haute-Provence[3], font allusion aux doutes et aux critiques qui ont été formulés sur les enquêtes et sur le procès. Encore moins évoquent le travail acharné du petit-fils, Alain Dominici, qui a réuni depuis 30 ans de nombreux éléments pour obtenir la réhabilitation de son grand-père[4]. Il y a bien eu la diffusion sur Paris Première (chaine payante) le 5 aout du téléfilm L’Affaire Dominici de 2003 à une heure tardive, à la suite du film de 1973 à une heure de grande écoute. Aucun n’approfondit la question linguistique, pourtant centrale dans cette affaire.

Pourquoi Gaston Dominici a-t-il été condamné ?

Quand on observe les données de l’affaire, on est conduit à se demander pourquoi il a été condamné. Il n’y a en effet aucun élément solide qui puisse soutenir l’affirmation de sa culpabilité. Aucune preuve, pas de mobile, des témoignages contradictoires et des dénonciations incohérentes, ses dénégations constantes (sauf de prétendus aveux très vite contestés, sur lesquels je reviendrai), une enquête entachée de nombreuses erreurs de méthode et de procédure, tout cela ayant été établi et largement diffusé par une bibliographie abondante. En principe, le doute aurait dû bénéficier à l’accusé. Mais la procédure pénale française prévoit, dans un procès pour crime, aux assises, que « l’intime conviction » des jurés est la seule question à poser. On peut s’étonner que, même pour les sujets et les peines les plus graves, on s’en remette à une telle subjectivité voire à un tel impressionnisme, surtout à l’époque où existait encore la peine de mort. Cela dit, cette règle est toujours en vigueur aujourd’hui, selon l’article 353 du code de procédure pénale. L’impression que peut faire un accusé, voire les incompréhensions et les préjugés, jouent potentiellement un rôle dans une condamnation. Dominici a été déclaré coupable sans aucune certitude et condamné à mort en 1954. Comment l’expliquer ?

Une explication sociolinguistique[5]

Dès 1955, Jean Giono, qui avait assisté au procès, a publié ses notes chez Gallimard[6] et y montre que la question linguistique y joue un rôle crucial. En 1957, Roland Barthes consacre quelques paragraphes de ses Mythologies (p. 47-50)[7] au procès Dominici et aux notes de Giono, ajoutant aux analyses du romancier ses analyses de sémiologue, qui confirment l’importance des différences langagières et sociales dans « la tragédie » (dit-il) ce qui s’est joué lors du procès Dominici. Dans un article de 2007[8], l’anthropologue Daniel Fabre, spécialiste du Midi, affirme qu’il faudrait « reprendre de fond en comble l’analyse [du dossier], de ce point de vue ». Patrick Wachsmann s’est penché, en 2017[9], sur les analyses de Giono et Barthes et les confirme de son point de vue de juriste.

Dans un ouvrage à paraitre sur la sociolinguistique, mon collègue Louis-Jean Calvet développe un chapitre sur les problèmes de différences de langues lors de procès dans divers pays, dont l’exemple du procès Dominici à propos duquel nous avons discuté[10]. Il y a réalisé une synthèse des corpus disponibles (notamment l’enquête filmée inédite d’Orson Welles sur l’affaire Dominici[11]) et des études publiées, dont celles citées ci-dessus. Calvet y caractérise une deuxième dimension précise du problème : non seulement G. Dominici, petit paysan provençal, fils d’une immigrée italienne, d’origine très modeste né en 1877 ayant peu été à l’école[12], ne connaissait absolument pas les codes langagiers des enquêtes de police, des séances d’un tribunal et du milieu social des juges, mais en plus, comme la plupart des gens de sa génération dans son environnement provençal de l’époque, il parlait peu et comprenait mal le français, ayant le provençal comme langue première et principale. Il suffit, du reste, de consulter l’important corpus de commentaires autour de l’affaire et de ses suites (dont les propos rapportés par Giono), pour constater que la question linguistique apparait régulièrement : d’une part en écoutant parler certains des protagonistes locaux, dont l’expression est en français très provençalisé alternant avec du provençal, d’autre part en voyant rappelé que Gaston Dominici parlait surtout provençal, peu français, savait à peine lire et écrire, que le provençal (parfois aussi appelé « patois » par certains) était une langue de communication ordinaire dans la famille et dans la société locale en ces années 1950, au point que nombre d’échanges avec les gendarmes avaient lieu en provençal. Giono atteste qu’on l’a informé que les aveux de Dominici ont été prononcés en provençal et « mis en français », ce qui contribue à jeter le doute sur ces déclarations que Dominici a ensuite contestées.

L.-J. Calvet prend l’exemple hautement illustratif de cet échange au tribunal, rapporté par Giono et que Barthes cite sans l’analyser : « Le Président : Êtes-vous allé au pont ? », G. Dominici : « Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été ». Le sociolinguiste l’analyse ainsi : « On parle en linguistique d’interférences lorsqu’un locuteur utilise dans une langue seconde des formes calquées sur les structures de sa langue première. Mais il faut distinguer entre deux types d’interférences, les interférences d’émission, facilement perceptibles puisqu’on les entend (ou qu’on les lit) et les interférences de réception, plus difficilement repérables puisqu’elles produisent de fausses interprétations et qu’on ne peut pas les entendre (…) Dans cette séquence, on trouve ces deux types d’interférences. ‘’J’y suis été’’ est un calque sur le provençal[13], une interférence d’émission, tandis que ‘’allée ? Il n’y a pas d’allée’’ est une interférence de réception[14]. Cet échange témoigne donc de la difficulté qu’avait parfois Dominici à comprendre le français, et il a dû y en avoir d’autres au cours du procès, que Giono n’a pas nécessairement perçues ». Giono donne effectivement d’autres exemples, face émergée d’un iceberg de différences de langues et d’incompréhension mutuelle.

L’analyse de Daniel Fabre est convergente : « la question du langage devient centrale dès que l’on s’efforce de cerner l’étrangeté de Gaston, vieux paysan de langue maternelle provençale dont la scène du tribunal redouble la différence — et la masque, pour une part — en confrontant l’accusé à la rhétorique de ses juges qui le rejette plus encore dans une barbarie révolue ». Car en effet, les hésitations et incompréhensions ou réponses inappropriées de Gaston Dominici sont retenues à charge. Giono commente ainsi : « il hésite avant de répondre, il se trouble. On interprète ce trouble ». Wachsmann considère « le langage de l’institution judiciaire en train de broyer, c’est-à-dire d’annuler puis d’utiliser à ses fins ». Pour Barthes : « la plupart des matériaux élémentaires, analytiques, du langage se cherchent aveuglément sans se joindre »[15]. Wachsmann conclut : « il s’agit de la maîtrise même de la langue » en rejoignant la conclusion de Giono : « il n’y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l’autre : il n’y a que des mots ». D. Fabre confirme d’une formule aussi lapidaire que : « écrasé par le français de l’institution (...) ne maîtrisant plus l’échange, il [Gaston Dominici] finit détruit par ses propres mots ». Wachsmann, juriste, reprend alors la terrible conclusion de Barthes à propos du procès Dominici : « spectacle d’une terreur dont nous sommes tous menacés, celle d’être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu’il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là » (soulignement de PhB.).

Mais cette « disparité des langages » (Barthes), cette différence linguistique profonde, à la fois dans les façons de parler le français et dans les langues principales différentes des interlocuteurs, est totalement négligée dans l’enquête et au tribunal : « N’ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français ? Naturellement tout le monde feint de croire que c’est le langage officiel qui est de sens commun, celui de Dominici n’étant qu’une variété ethnologique, pittoresque par son indigence » remarque ainsi ironiquement R. Barthes.

Le film à succès de Claude Bernard-Aubert, tourné en 1973 avec Jean Gabin dans le rôle de Gaston Dominici, a contribué à occulter la question linguistique et donc à empêcher de « lever le mystère » sur les motivations de la culpabilité assignée à G. Dominici, qui, dès lors, a pu paraitre fondée. Dans une interview donnée en 1973 par Jean Gabin[16], celui-ci déclare bien que : « Tous ces personnages (…) parlent avec l’accent du Midi ou en provençal. Alors il fallait prendre une décision. On pouvait pas jouer avec l’accent du Midi ou parler en provençal. Alors on a parlé comme tout le monde, si j’ose dire. Mais eux et lui, le vieux Gaston, parlaient beaucoup en provençal ». A la question du journaliste évoquant des « réactions locales disant que c’est un film qu’on aurait pas dû tourner », Gabin répond : « Là-bas y a eu des réactions des gens du cru, quoi, m’enfin, nous (…), on s’en est pas occupé ». Le film est ainsi joué uniquement en français, avec des personnages qui le parlent sans aucun provençalisme, pas même un « accent », d’une façon fluide et même un peu familière qui renforce l’illusion d’un usage ordinaire, banal, bien intégré, d’un français relativement unifié.

Le téléfilm de Pierre Boutron, diffusé pour la première fois à la télévision en octobre 2003, avec d’autres grands acteurs dont M. Serrault (G. Dominici) et M. Blanc (commissaire Sébeille), défend la version où Dominici est innocent[17] et où les Drummond ont été assassinés par les services secrets du bloc soviétique (voir plus bas). Mais on y observe le même masquage de la question linguistique, bien que la question de la différence sociale y soit abordée.

Giono conclut clairement : « Tout accusé disposant d’un vocabulaire de deux mille mots [en français][18] serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si en plus il avait été doué du don de parole et d’un peu d’art du récit, il serait acquitté. Malgré les aveux ». Gaston Dominici se retrouve ainsi déclaré coupable d’un récit fictif, élaboré non pas sans lui mais en retournant contre lui ses propres usages linguistiques, ce qui est pire puisque retenu à charge. Pour Wachsmman commentant Barthes, « Ce procès fait à la justice, c’est d’abord le procès fait au langage qui est le sien et en vertu duquel sont prononcées les condamnations » (soulignement de Ph.B.). Barthes, de son côté, s’appuyant sur divers propos tenus par des enquêteurs et sur la plaidoirie de l’accusation, qualifie ce procès de « triomphe de la littérature (…) La justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural ».

Dominici et son monde méprisés par deux autres séries de préjugés

Ce « conte rural » suggéré par Barthes s’appuie sur des préjugés. Gaston Dominici a subi les effets de deux autres facteurs en plus du facteur linguistique : le mépris du monde rural traditionnel par le monde urbain et le mépris des Méridionaux par la France parisienne et septentrionale.

Dans son texte intitulé « Le dernier des paysans : à propos de l’affaire Dominici », D. Fabre a rassemblé toute une série de jugements et de préjugés négatifs à l’encontre de G. Dominici, de sa famille, de son milieu social. Il les résume ainsi : « ‘’êtres primaires’’ toujours prêts à la violence dont témoignerait l’abondance des crimes de sang, l’habitude ancienne du brigandage, la résistance aux lois de l’État, tel est le portrait des montagnards bas-alpins dont Gaston Dominici n’est que la réalisation exemplaire ». Il rapporte qu’« un reporter du Time le voit [il s’agit de G. Dominici] ‘’pauvre et sale comme ses voisins, et comme eux attaché au sol, au vent et à la pluie’’ (6 oct. 1953) car les journalistes anglais, tout comme leurs confrères de la Basse-Provence, portent sur ces hautes terres le regard supérieur de l’urbanité ». Il ajoute, à propos de ce mépris des urbains pour les ruraux : « À Marseille, on ranime les rumeurs sur le pays des gavots[19] ». Or c’est de Marseille que viendra l’équipe de police criminelle dirigée par le commissaire Sébeille. Il ajoute qu’il observe « un effet d’archaïsme nécessaire qui vise à faire de Gaston Dominici un être anachronique, et cela au prix de glissements voire de gauchissements » puisqu’on caricature la situation de Dominici (ainsi il est réputé illettré alors qu’il sait — un peu — lire et écrire le français).

A la lecture[20] et à l’écoute des reportages de l’époque, on est en effet frappé par les désignations de la famille Dominici : « clan », « personnages farouches des hautes terres de Provence ». Gaston Dominici est souvent qualifié de « patriarche », de « pater familias de l’antiquité », de « vieux fauve », de « vieux sanglier », d’« odieuse brute ». Dans le documentaire L’Honneur perdu des Dominici (1996), organisé autour du combat d’Alain Dominici pour disculper son grand-père, Gaston est présenté comme « un homme d’un autre temps » en ajoutant « Comment auraient-ils pu le comprendre ? (…) Des policiers vivant dans leur siècle ne pouvaient que trouver étranges, donc suspectes, les façons d’être et de parler d’un être qui avait déjà plus de 20 ans à la fin du XIXe siècle. Dialogue de sourds. Des paysans usant du patois et de la charrue (…) étaient devenus des survivances qui tardaient à s’effacer » (soulignements de PhB.). Renvoyé par ces préjugés à des comportements de « sauvages », à une « bestialité », G. Dominici faisait « naturellement » figure d’assassin potentiel. C’est un procédé fréquent dans les processus de stigmatisation de groupes humains, de type xénophobe ou raciste.

Giono rapporte d’ailleurs, au-delà de la famille Dominici, que le témoignage du médecin local sur les cadavres, que lui a vus sur place, ne retient pas l’attention, au profit de l’expertise d’un « chirurgien de grand renom » venu de la ville qui n’a pas vu les corps sur les lieux du crime.

Non seulement Dominici est un vieux berger, mais en plus il est Provençal. Gaston Dominici est né en 1877. L’affaire pénale a eu lieu entre 1952 et 1954, dans un contexte où ce qu’on a pu appeler le « racisme antiméridional » ou « l’antiméridionalisme »[21] avait connu une apogée entre 1870 et 1914 et un regain lors de la deuxième guerre mondiale (par exemple chez A. Carrel et chez Céline)[22]. En France, les populations « périphériques » ont fait l’objet d’une sorte de « racisme », surtout au moment du processus d’assimilation à une identité nationale fondée sur le modèle parisien au cours du XIXe et au cours de la première moitié du XXe siècle. C’est notamment le cas des Provençaux et autres Méridionaux, à propos desquels d’ailleurs le mot racisme a été inventé, avec au départ le sens de « privilégier et protéger la race celto-germanique du nord de la France contre la race latino-méditerranéenne du sud ». Issue de la vieille « théorie des climats », cette stigmatisation, affichée par des écrivains célèbres comme E. Renan ou G. Méry, considère les Méridionaux comme passionnels, violents, vantards, en même temps qu’indolents, rusés et comédiens (qualificatifs sur la base desquels G. Dominici est explicitement interrogé au tribunal et présenté dans la presse). De plus, à partir de la fin du XIXe, le personnage type du Méridional, qui était jusque là le Gascon, devient le Provençal. Cette forme de xénophobie n’avait pas disparu dans les années 1950, d’autant qu’elle reste présente en France aujourd’hui, de façon atténuée mais clairement attestée, entre autres, précisément, sous la forme d’une glottophobieanti-méridionale[23] (entre autres populations discriminées pour un prétexte linguistique).

Tout étant lié, Gaston Dominici, à la fois peu francophone, paysan, montagnard, et Provençal, a été perçu à travers des préjugés négatifs qui ont opéré, on en la trace discursive, dans le jugement qu’il a reçu à la fois par la cour d’assises et par le tribunal médiatique. La presse nationale s’est en effet saisie de cette affaire de façon intense et sur la durée (le corpus disponible sur Criminocorpus est de 377 articles et photos entre 1952 et 54). On voit sur les films d’époque des dizaines de photographes à Lurs puis au tribunal de Digne. La photo de G. Dominici fait la une de Paris-Match (n° 254, novembre 1953) et de la presse à sensation, comme Détective (n° 386, novembre 1953). Même une chaine de télévision anglaise décide d’en faire le 1er d’une série de documentaires qu’elle commande à Orson Welles. Lorsque le livre de W. Reymond parait en 1997, il passe au journal de 20h de France 2[24]. Et en 2022, on en parle encore… L’affaire a fait l’objet, on l’a dit, de 2 films à grande distribution en 1973 et 2003.

De plus, l’ensemble de cette couverture médiatique a contribué à l’effet opacifiant de deux manières. La première en masquant la connaissance limitée du français par Gaston Dominici et la place de sa langue provençale. La deuxième en participant à la confusion générale. On a beaucoup noté les attitudes et propos contradictoires et changeants des membres de la famille Dominici, les accusations par un fils qui a tenté d’entrainer l’autre, puis les rétractations, etc. L’ensemble a surtout été interprété comme des « mensonges » (le terme est très fréquent dans les gros titres et dans les interviews des enquêteurs) et donc à charge, largement instrumentalisé par la presse et le gout morbide de l’opinion pour les « faits divers » surtout spectaculaires. Au-delà d’explications ponctuelles, comme le témoignage d’Alain Dominici dans L’Honneur perdu des Dominici sur les méthodes d’interrogatoire policier vécu par son père Gustave et son oncle Clovis dont la situation personnelle d’ainé était difficile, il faut tout simplement essayer de comprendre la panique, la terreur, l’égarement qui se saisissent d’une famille paisible d’agriculteurs d’un petit village tranquille quand elle est brutalement confrontée à la fois au choc d’un crime particulièrement odieux, au bouleversement de leur vie, à une enquête policière et une couverture médiatique très intrusives, avec des accusations et des menaces extrêmement graves, le tout en ayant du mal à comprendre tout ce qui se passe et tout ce qui se dit y compris pour des raisons d’écarts linguistiques et culturels. Tout cela a ajouté des éléments interprétables comme convergeant vers l’idée que le ou les coupables se trouvent forcément dans la famille Dominici, qui habite dans la ferme la plus proche des lieux du crime.

Un autre coupable possible

On voit donc bien pourquoi Dominici a été déclaré coupable de ce triple crime, alors que tout laisse à penser que, hors des écarts linguistiques et des préjugés, il en aurait probablement été acquitté, comme l’a écrit Giono. Condamné à mort en 1954, il a vu sa peine commuée en réclusion à perpétuité par le président de la république R. Coty en 1957 puis il a été gracié par le président De Gaulle en 1960 à l’âge de 83 ans. Il est décédé en 1965.

Un autre aspect du « mystère » de l’affaire qu’on pourrait appeler « Drummond » plutôt que « Dominici » tient dans le fait que d’autres pistes n’ont pas été suivies, dont une qui semble pourtant solide car appuyée sur des éléments concrets non contestés. Pour les raisons vues ci-dessus, l’accusation s’est concentrée sur la famille Dominici, notamment sur Gaston, coupable « idéal ». Or, dès 1952, des éléments étaient apparemment connus de la police française qui ouvrait une autre piste, certes plus compliquée, et dont on parle peu encore aujourd’hui.

L’accès aux archives de la STASI (police politique est-allemande) suite à la chute du bloc soviétique et l’accès aux archives états-uniennes de la Guerre Froide ont permis à un journaliste, William Reymond, de tomber sur un dossier dans lequel se trouve un rapport de la police allemande qui contient les déclarations d’un citoyen allemand nommé Bartkowski, arrêté dès le 9 aout 1952 pour un autre délit, qui avoue être l’auteur, avec deux complices nommément désignés, de l’assassinat de la famille Drummond qu’il dit commandité par le KGB (interrogatoire daté du 12 novembre 1952). Jack Drummond, biochimiste spécialisé dans l’étude des rations alimentaires militaires, s’est avéré travailler pour les services britanniques, en charge d’identifier des scientifiques de l’Est que l’on pourrait faire venir à l’Ouest. Le procès-verbal de police allemand a été transmis aux autorités françaises. Un commissaire français a tiré de ce PV un rapport innocentant Dominici, rapport qu’il aurait ensuite modifié, l’hypothèse étant une instruction politique de ne pas révéler une intervention d’agents de l’Est sur le territoire français. C’est en tout cas ce dont fait état W. Reymond dans son livre Dominici non coupable ; les assassins retrouvés (Paris, Flammarion, 1997), qui ne semble pas avoir fait l’objet de démentis, et sur la base duquel a été tourné le téléfilm de 2003.

Alain Dominici a ensuite coécrit avec W. Reymond un livre argumenté pour demander l’ouverture d’un procès en révision, pourtant correctement motivé[25], pour obtenir la réhabilitation de son grand père[26], rappelant que, dès sa grâce en 1960, Gaston Dominici avait écrit au président De Gaulle pour demander un procès en révision[27].

Il y a donc de bonnes raisons, y compris sociolinguistiques, de s’interroger sur la condamnation de Gaston Dominici. Comme l’écrivait en provençal le poète de la plèbe marseillaise Victor Gelu dans ses chansons parues en 1856 : « Enragea, pleidegea, sia jugea, sia grugea »[28].

Aucune suite n’a été donnée à ces demandes[29].

NOTES

[1] https://rmccrime.bfmtv.com/affaires...

[2] https://www.laprovence.com/article/...

[3] BFM d’ici Haute-Provence le 05/08/2022 : https://www.bfmtv.com/bfm-dici/repl... IciRadio : https://www.dici.fr/actu/2022/08/05...

[4] Alain Dominici et William Reymond, Lettre ouverte pour la révision, Flammarion, 2003 ; Alain Dominici est le personnage central du documentaire d’Alain Dhenaut et Jacques de Bonis, L’honneur perdu des Dominici, 1996, 52’, Saint Louis Productions.

[5] L’analyse (socio)linguistique d’affaires pénales est bien établie quoique peu connue. L’une des spécialistes en France est ma collègue Dominique Lagorgette (http://www.llseti.univ-smb.fr/web/l...). Un cas célèbre est l’expertise réalisée par l’un des pères fondateurs de la sociolinguistique, John J. Gumperz, pour un tribunal californien devant lequel comparaissait pour homicide involontaire par négligence un médecin hospitalier d’origine philippine (anglophone fluide mais de langue première tagalog) que sa façon de parler anglais sous l’effet du stress rendait suspect alors qu’il s’agissait d’un effet de sa langue première. Le médecin a été acquitté.

[6] Jean Giono, Notes sur l’affaire Dominici, Paris, Gallimard, 1955.

[7] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.

[8] Daniel Fabre, « Le dernier des paysans : à propos de l’affaire Dominici », revue Lengas n° 61, 2007, en ligne : https://doi.org/10.4000/lengas.3225

[9] Patrick Wachsmann, « ‘’Une terreur dont nous sommes tous menacés’’ : Barthes et Giono face au procès Dominici », Les Cahiers de la Justice2017/1, en ligne : https://www.cairn.info/revue-les-ca...

[10] Je le remercie de cette discussion et de son autorisation de m’appuyer ici sur ce chapitre.

[11] Unexemplaire brut du film a été déposée en 1978 aux archives du Centre National de la Cinématographie de Bois d’Arcy et étudié par Christophe Cognet, réalisateur natif de Marseille, qui en a tiré en 2000 un documentaire L’affaire Dominici par Orson Welles, La Huit Production / Gray Film Sipirs / Euro-London-Film disponible en ligne :

https://www.youtube.com/watch?v=vGz.... Synthèse dans l’émission de France-Culture https://www.radiofrance.fr/francecu...

[12] L’instruction n’est rendue obligatoire de 6 à 13 ans en France qu’en 1882 (Loi Ferry) mais, d’une part, la liberté est laissée aux familles de donner une instruction familiale ou d’envoyer les enfants à l’école, et, d’autre part, la mise en place effective et généralisée de l’école publique a pris plusieurs années. Gaston Dominici enfant travaillait pour aider sa mère à survivre et a été placé dans une ferme à l’âge de 10 ans, en 1887 donc.

[13] En provençal le verbe être (« èstre ») se conjugue avec lui-même comme en italien (« siéu esta » littéralement « je suis été » correspond au « j’ai été » français).

[14] En provençal, « aller » se dit « ana » (du latin andare), forme relativement éloignée du français, et le mot français « allée » a été emprunté sous la forme « lèio » pour désigner uniquement une rangée de plantation, par exemple « uno lèio de piboulo » signifie « une allée de peupliers ». Quand G. Dominici entend « allé », il le rapproche du mot provençal « lèio », d’où le malentendu.

[15] Traduisons pour qui ne parlerait pas le français du sémiologue : « les mots et les phrases des acteurs institutionnels, d’une part, et de Gaston Dominici, d’autre part, se croisent sans se comprendre ».

[16] Archive INA disponible ici : https://www.radiofrance.fr/francein...

[17] Cf. interview de M. Serrault et M. Blanc sur TF1 la veille de la 1ère diffusion : https://www.youtube.com/watch?v=8pv...

[18] Les discussions quantitatives sur le nombre de mots utilisés en français par G. Dominici, 30, 35, 40, selon Giono, environ 300 selon D. Fabre, n’apportent rien de significatif face aux 1500 à 3000 mots du français usuel et des « milliers de mots » (Giono) du Président du tribunal, et aux exemples concrets d’incompréhension y compris sous-jacente (les interférences de réceptions signalées par L.-J. Calvet).

[19] « Gavot » est le nom par lequel on désigne en provençal et en français local les Provençaux de la montagne. A l’origine péjoratif (il signifie « goitreux »), il a aujourd’hui perdu cette connotation, sans pour autant, hélas, que les moqueries des urbains de basse Provence contre les Hauts-Provençaux ruraux aient cessé.

[20] Sur le site criminocorpus.org

[21]Georges Liens, « L’image du Provençal et le ‘racisme’ envers les Méridionaux au XIXe siècle », Actes du 96e Congrès national des sociétés savantes, Toulouse, 1971, p. 143-154 ; Patrick Cabanel et Maryline Vallez, « La haine du Midi : l’antiméridionalisme dans la France de la Belle Époque », dans Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2001, Toulouse, vol. 126, p. 87-97, en ligne : https://www.persee.fr/doc/acths_176...

[22] Sarah Al-Matary, « Des rayons et des ombres. Latinité, littérature et réaction en France (1880-1940) », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, https://journals.openedition.org/cd...

[23] Blanchet, Philippe et Clerc Conan, Stéphanie, , Je n’ai plus osé ouvrir la bouche... Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre, Limoges, Lambert-Lucas, 2018 ; Médéric Gasquet-Cyrus, « La discrimination à l’accent en France : idéologies, discours et pratiques ». Dans Cyril Trimaille & Jean-Michel Eloy, Idéologies linguistiques et discriminations, Paris : L’Harmattan, 2012, p. 227-245.

[24] https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu...

[25] « La révision d’une décision pénale définitive peut être demandée au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’un crime ou d’un délit lorsque, après une condamnation, un fait nouveau se produit ou un élément inconnu de la juridiction au jour du procès est révélé. Il est nécessaire que ces éléments d’information inédits soient de nature à établir l’innocence du condamné ou à faire naître un doute sur sa culpabilité ». (https://www.courdecassation.fr/la-c...)

[26] Alain Dominici et William Reymond, Lettre ouverte pour la révision, Flammarion, 2003.

[27] https://www.decitre.fr/livres/lettr...

[28] « Enragez, plaidez, vous êtes jugé, vous êtes grugé », dans Lou Boues de Cugeo (Le Bois de Cuges, c’est-à-dire le traquenard, surnom qu’il donne au palais de justice). Texte en ligne sur http://cathare13.chez-alice.fr/cult...

[29] La contre-enquête réalisée en 1955-56 après la condamnation de G. Dominici, sur la base de ses nouvelles déclarations, limitée à l’hypothèse d’un autre coupable chez les Dominici, n’a pas permis d’établir d’éléments probants et donc d’ouvrir un procès en révision. Elle a néanmoins conduit au désaveu du commissaire Sébeille et probablement joué un rôle dans la transformation de peine accordée en 1957 à G. Dominici.

Apoudoun : En 2016, une pièce de théâtre bilingue français-provençal d’André Neyton a mis en relief la problématique linguistique et sociale du procès Dominici : http://www.moigastondominici.fr


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