Du mauvais usage de la morale PAR Denis Sieffert
Depuis qu’un rapport de l’Autorité des marchés financiers (AMF) a jeté plus qu’une suspicion sur les dirigeants d’EADS, coupables possibles, sinon probables, d’un gigantesque délit d’initiés, l’indignation est à son comble parmi les syndicats et les salariés d’Airbus Industrie, et jusqu’au sein du patronat. Souvent sincère, parfois feinte. Mais personne n’a eu de mots plus durs pour les suspects que la présidente du Medef. « Si les faits sont avérés, s’est indignée Laurence Parisot, je n’ai que du mépris pour des gens qui se comportent ainsi ; c’est tout sauf des patrons ! » Qui dit plus ? Qui dit mieux ? On ne saurait surenchérir, sauf à outrepasser les limites de la correction. Hélas, cette vertueuse condamnation n’est pas dépourvue d’arrière-pensées. La ficelle est apparente. En traitant comme des délinquants les patrons-actionnaires d’EADS, Mme Parisot défend la corporation. Habilement, elle transforme les présumés coupables en « moutons noirs » du capitalisme financier. Ceux-ci ne sont plus dans son propos les produits du système, mais des marginaux qui en trahissent l’esprit. Ils sont les apostats de cette religion de l’honnêteté dont le Medef serait le temple et Mme Parisot la grande prêtresse. On voit bien le procédé. Pour sauver l’arbre, la patronne des patrons s’empresse d’élaguer la mauvaise branche. Elle fait certes son métier, mais est-elle tellement convaincante ? Les « initiés » qui sont dans le collimateur de l’Autorité des marchés financiers ne sont pas une poignée mais une vingtaine de très hauts dirigeants des groupes Lagardère et Daimler-Chrysler, actionnaires d’EADS, ainsi que d’Airbus.
Eu égard à leur nombre et à leurs fonctions, il est difficile de les faire passer pour des voleurs à la tire égarés dans un milieu qui n’est pas le leur. Mais posons-nous surtout cette autre question : quel patron-actionnaire, informé au mois d’avril que ses actions vont s’effondrer au mois de juin, choisirait de rester l’arme au pied ? Quel financier déciderait par grandeur d’âme et esprit de sacrifice de regarder partir en fumée des dizaines de millions alors qu’il n’a qu’un geste à accomplir pour sauver sa mise, voire la faire fructifier ? Mme Parisot elle-même aurait-elle agi différemment ? On en doute. Car le vice n’est pas tant dans le comportement individuel de ces personnages que dans un système qui dans son essence même oppose leurs intérêts aux intérêts de l’entreprise dont ils ont la responsabilité. C’est donc bien tout le capitalisme financier, celui des patrons actionnaires et des stocks-options, qui est à l’origine de cet énorme scandale. Les initiés (nous parlons ici sous réserve que leur culpabilité soit établie) ont agi en vertu d’une logique implacable. Le véritable scandale réside dans la mécanique d’un système qui permet à des patrons-actionnaires de s’enrichir indépendamment des résultats de leur entreprise, et de faire supporter tous les risques aux salariés. Car, ne l’oublions pas, le plan dit « Power 8 » prévoit toujours dix mille suppressions d’emplois à Airbus, dont plus de quatre mille enFrance.
Si Mme Parisot veut faire de la morale, qu’elle s’empresse de demander la suppression de ce plan ! Mais il n’y a pas que les salariés d’Airbus qui risquent de payer les pots cassés. Carledélit d’initiés a un autre bout. SiM. Lagardère a pu vendre au meilleur prix et en catastrophe des actions dont il savait qu’elles allaient chuter, c’est évidemment qu’il a trouvé acheteur. Un gogo. Un grand naïf, pas initié pour deux sous (ou deux euros), celui-là ! Et ce benêt qui achète à prix d’or au moment où les milieux d’affaires bruissent d’une rumeur d’effondrement de l’action, c’est la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Dans l’opération, cet établissement public, qui a pour mission de financer le logement social et dont les bénéfices alimentent le budget de l’État, aurait perdu deux cents millions d’euros. Et voilà que nous sommes invités à croire la fable selon laquelle la CDC aurait racheté les actions promises à l’effondrement en croyant « faire une affaire », et sans en référer au gouvernement d’alors. Il y a tout dans cette histoire. L’enrichissement gigantesque de quelques-uns sur le dos des salariés, des services publics et, finalement, de toute la société. Et il y a même ce fâcheux hasard du calendrier qui achève de lui donner son sens profond : le 4 octobre, alors même qu’éclatait le scandale EADS, la ministre de la Justice installait le « groupe de travail sur la dépénalisation de la vie des affaires ». N’est-ce pas assez pour que l’on cesse de réduire l’affaire EADS à une question de morale individuelle, comme le font non seulement Laurence Parisot mais aussi la plupart des grands médias ?
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