La grosse ficelle des « extrêmes » ou la solution Nupes

samedi 5 novembre 2022.
 

Vous en mangerez matin, midi et soir : « la Nupes, c’est l’extrême gauche » et « les extrêmes se rejoignent ». Cette petite musique de fond, dont le volume ne cesse d’augmenter, signe une opération politique menée à gros sabots par la macronie et une palanquée d’éditorialistes, notamment depuis les législatives de juin dernier. Avec la motion de censure déposée par la Nupes et votée par les députés RN soucieux d’isoler LR dans leur soutien de facto au gouvernement, ce refrain est monté en gamme. Pour masquer la fragilité du pouvoir en place et son coup de force permanent à base de 49.3, les marcheurs et leurs alliés agitent l’épouvantail d’une « extrême gauche » enfin « démasquée », dessinant les contours d’une « alliance RN/Nupes ». Rien que ça. De bien grosses ficelles…

Soyons sérieux. Un minimum de culture politique permet de savoir combien la LFI pas plus que la Nupes ne peuvent être qualifiés d’extrême gauche. Un seul instant de lucidité conduit à affirmer qu’aucun gouvernement commun entre le RN et la Nupes ne sera jamais possible, ni même envisagé une seule seconde. Une simple analyse de cette rhétorique de brouillage suffit à comprendre la manipulation idéologique visant, d’un même geste, à assimiler le RN et la Nupes en dangers symétriques et à diviser la Nupes, pour empêcher toute alternative de ce côté-là de l’échiquier politique et tenter de rattacher à la macronie la partie la plus modérée de la gauche.

Nous aurions tort de balayer d’un revers de la main cette confusion entretenue à dessein. C’est à nous, membres de la Nupes et sympathisants d’un idéal émancipateur, de tenir tête avec esprit de cohésion aux contre-vérités répétées en boucle et d’avancer sur notre axe commun. Une sérieuse bataille de récit se joue : loin de toute attitude défensive, il faut y prendre part avec cohérence et clarté sur le fond.

La Nupes n’est pas l’extrême gauche, c’est une nouvelle proposition politique Résumons à gros traits la différence entre le projet porté par la Nupes – et même par la seule LFI ! -, d’une part, et celui de l’extrême gauche, qui s’incarne en France notamment à travers Lutte Ouvrière et le NPA[1], d’autre part. Avec la Nupes, nous avons l’objectif de prendre le pouvoir institutionnel, en recherchant une majorité issue du suffrage universel. L’extrême gauche, elle, a pour caractéristique de centrer sa stratégie sur le mouvement social et la préparation de la grève générale, les élections ne représentant au fond qu’une simple occasion de faire entendre son discours. Ce n’est pas une nuance, c’est une divergence stratégique.

En filiation directe avec le courant « révolutionnaire » tel que défini par Rosa Luxembourg qui exhortait – contre Bernstein – à choisir entre réforme et révolution, l’extrême gauche contemporaine ne veut pas jouer le jeu des « institutions bourgeoises ». Ce qui compte par-dessus tout pour elle, c’est le rapport de force de classe en dehors des institutions. En nous proposant pour gouverner le pays, nous – la Nupes – avons participé sérieusement à la compétition électorale et affirmé une volonté de diriger l’État. Cela ne signifie pas qu’à la Nupes, nous considérions qu’il suffise de gagner les élections pour renverser le capitalisme et le productivisme ou que l’on ne se mêlerait pas de mobilisation populaire. Avec LFI, nous soutenons activement les mouvements sociaux et nous avons appelé à plusieurs reprises à des marches dans la rue – la dernière, le 16 octobre, était à l’initiative de toute la Nupes -, preuves que nous ne nous contentons pas des tribunes institutionnelles. Car nous avons pleinement conscience qu’aucun changement en profondeur n’est possible et durable sans un peuple en mouvement. Notre volonté de gagner dans les urnes ne signifie pas non plus un défaut de conscience sur la nature de classe de l’État, telle qu’analysée par de nombreux sociologues et auteurs marxistes – même si nous avons encore besoin d’en saisir toute la complexité et la dimension contemporaine. Mais notre but en tant qu’organisations politiques, en tant que rassemblement porteur de 650 propositions concrètes, c’est bel et bien d’accéder aux responsabilités pour changer ce qui peut l’être, le plus vite possible, avec l’appui d’un peuple conscient et actif. Nous nous intégrons donc au système démocratique existant, même si nous en sommes de fervents critiques et que nous aspirons à sortir de la monarchie présidentielle, à accroître le socle des droits et la participation citoyenne. Nous sommes convaincus que des marges de manœuvre substantielles existent pour améliorer ainsi le quotidien des Français là où il régresse depuis tant de décennies. Par d’autre lois, d’autres réglementations, d’autres choix à la tête des ministères, d’autres discours au sommet de l’État, il est possible, à condition d’un large soutien populaire, de sortir du dogme néolibéral et productiviste, de la sacro-sainte réduction des dépenses publiques, de l’obsession de la compétitivité et des logiques consuméristes. Articulé à la liberté, l’égalité peut et doit redevenir un moteur de l’histoire sans attendre un hypothétique « Grand Soir » que nul ne peut organiser, ni prédire même s’il en rêve.

Marteler que nous sommes d’extrême gauche, c’est vouloir nous décrédibiliser pour accéder au pouvoir, nous mettre dans un petit coin du spectre politique, nous associer à une image majoritairement perçue, quoiqu’on en pense, de façon péjorative. Et ce d’autant que s’ajoutent à l’envi d’autres qualificatifs caricaturaux visant La France Insoumise, fer de lance de la Nupes. Ainsi serions-nous violents et anti-démocratiques. Je veux bien reconnaître le besoin de dé-viriliser toujours plus notre mouvement, d’avancer vers davantage de pluralisme[2], je veux bien discuter de certains mots employés par nos différents porte-parole mais la caricature et la mauvaise foi devraient avoir ses limites en politique. Non, nous ne préconisons pas la violence pour prendre le pouvoir. Jamais et nulle part – on peut toujours tordre des formules à l’envi, la réalité de nos partis pris stratégiques, de nos propositions qui visent à abaisser le niveau de violence partout dans la société ou encore de nos pratiques concrètes est têtue. Ceux qui alimentent cette perception semblent souvent ne rien voir de la violence bien réelle du pouvoir en place, une violence à la fois sociale et porteuse de répression croissante des acteurs des mouvements sociaux.

La véhémence de certaines de nos apparitions publiques a vocation à exprimer la colère légitime qui traverse notre pays. Si, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je plaide pour que nous gagnions en solennité, voire parfois en mesure sur les mots et les formes que nous employons, il faut bien comprendre qu’une partie du succès de la LFI aux présidentielles et législatives tient à cette capacité à donner une voix humanisée et en phase avec les exaspérations de notre temps, loin du ton policé et technocratique devenu triste norme. Notre discours est radical au sens où il prend les problèmes à la racine, notre projet vise un changement en profondeur de la société : nous ne devons pas perdre ce fil parce qu’il est juste sur le fond et qu’il a été porteur de dynamique politique. En revanche, nous avons à progresser pour tenir une ligne de crête à même de battre en brèche la vision caricaturale de ce que nous sommes et capable de rassembler davantage de nos concitoyen.nes, jusqu’à bâtir une majorité.

La LFI à « l’extrême gauche » et le PS en « gauche de gouvernement » : voilà la dichotomie entretenue pour mieux briser l’union nouvelle. Ainsi se serait mariés la carpe et le lapin. Enfermés dans des cadres d’analyse hérités du passé, les commentateurs manquent singulièrement de renouveler leur approche en saisissant le nouveau, qui pour une part est un renouveau. Ma conviction est que la gauche que nous formons avec la Nupes est celle qui allie réforme ET révolution, au sens de Jaurès prônant une « évolution révolutionnaire ». Le programme qui nous relie rompt avec les politiques néolibérales et la vision que nous développons ensemble porte des ruptures profondes avec la société injuste et destructrice qui consume les êtres humains et la nature.

La gauche que nous formons vise à gouverner mais dans l’expression « gauche de gouvernement », il faut entendre la répétition, c’est-à-dire celle qui a déjà gouverné. Or nous ne voulons pas gouverner comme avant, comme les autres, comme on l’entend communément. Je plaide pour que nous refusions, la Nupes et chacune de ses formations, de rentrer dans des cases préconçues pour défendre l’originalité de notre démarche pour le XXIe siècle, alliant le social et l’écologie, la volonté de réformes et la visée radicalement transformatrice.

L’extrême centre brouille les repères pour mieux régner En attendant, le rouleau compresseur n’a pas fait dans la dentelle. Écoutez Nathalie Loiseau, députée européenne Renaissance et ancienne du GUD, organisation étudiante d’extrême droite, sur France Inter : « ils font semblants d’être d’accord mais ils n’ont aucun problème à se mettre ensemble. [Au Parlement européen], extrême droite et extrême gauche ont souvent des votes très similaires » (sic). Mentir, quoiqu’il en coûte. Gérald Darmanin, qui trouvait Marine Le Pen « trop molle », enfourche le pas : « Y a t-t-il eu une négociation de la honte entre la France Insoumise et le Rassemblement national sur la motion de censure ? ». Emmanuel Macron quelques heures plus tard : « Ils n’ont pas de majorité, mais ils ont surtout prouvé qu’ils étaient prêts socialistes, écologistes, communistes, LFI, à se mettre main dans ma main avec le RN ». N’en jetez plus, l’absurdité ou plus exactement le cynisme est à son comble.

Qui peut croire que la Nupes pourrait constituer une majorité avec l’extrême droite ? Personne puisque tout nous oppose. Les représentants du RN sont obsédés par l’identité, nous par l’égalité. Ils parlent crise migratoire et sécuritaire, nous avons la crise sociale et écologique à la bouche. Ils veulent moins de taxes et s’opposent au rétablissement de l’ISF, nous voulons augmenter la fiscalité des hyper-riches et taxer les profits. Ils rêvent de rétablir l’ordre ancien, nous visons le progrès humain. Ils s’en prennent aux prétendus assistés qui touchent la CMU ou le RSA, nous estimons que les assistés sont les entreprises du CAC 40 qui touchent des aides de l’État sans contreparties et les héritiers des familles les plus fortunées qui s’enrichissent quand le grand nombre s’appauvrit. Ils aiment la monarchie, nous voulons une nouvelle République. Ils saluent les victoires de Trump, Orban ou Meloni, nous les dénonçons et les combattons. Ils veulent purifier la nation en excluant les immigrés et les musulmans, nous voulons raviver les principes républicains pour que vivent la liberté, l’égalité, la fraternité. Ils nourrissent la guerre civile, nous voulons la paix. Tout nous sépare, et tout le monde le sait. Alors à quoi bon alimenter la chronique d’une improbable, impossible, impensable alliance ?

L’expression « les extrêmes » permet de mettre dans le même sac deux alternatives possibles mais diamétralement opposées à la macronie, de les rendre infréquentables et équivalentes, d’exploser tous les repères qui permettent aux citoyen.nes de se forger un avis, une conviction. Elle contribue à installer l’opposition entre « extrémisme » et « modération », pour mieux enterrer celle entre progressisme et conservatisme[3], pour dépolitiser par une approche technocratique centrée sur la prétendue efficacité des choix et non plus leur sens. Ce qui jaillit, c’est toute l’intolérance de l’extrême centre[4] à l’égard de ce qui ne cadre pas avec son juste milieu arbitrairement proclamé, ce qui rompt avec son prétendu « cercle de la raison »[5]. L’expression sert enfin à faire peur et à diviser pour mieux régner. Les macronistes rêvent d’une implosion de la Nupes. Ils voudraient séparer le bon grain de l’ivraie. Pour récupérer une partie d’électorat qui leur a échappé, résisté. Pour empêcher qu’une issue émancipatrice ne les renverse.

Nous savions déjà que la macronie est davantage une passoire qu’un rempart à l’extrême droite. Sous le précédent quinquennat, des digues idéologiques se sont brisées avec la loi asile-immigration ou certains discours reprenant les présupposés de l’extrême droite. Aujourd’hui, le pouvoir en place participe activement de la banalisation de celle-ci, comme l’a montré son installation d’une vice-présidence RN à l’Assemblée nationale. Pendant que le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, affirmait vouloir « avancer ensemble avec le RN à l’Assemblée », le clan Le Pen a accédé à la Cour de justice de la République. La Nupes est devenue la cible privilégiée des macronistes à l’heure de la notabilisation du RN avec sa complicité.

Gérald Darmanin nous avait prévenu en lançant ce mot d’ordre lors de la campagne des législatives : « mobilisez-vous contre l’extrême gauche ! ». À l’arrivée, selon le ministère de l’Intérieur, l’écart entre la Nupes et « Ensemble » (Renaissance, Horizon et Modem) était de 21.000 voix aux élections législatives de juin. Selon Le Monde, la Nupes était même en tête de 80.000 voix. Le mode de scrutin fait que ce faible écart ou cette avance ne se traduit pas en nombre de députés. Il n’en reste pas moins que, rassemblés avec la Nupes, nous sommes un danger pour eux à l’heure de la tripolarisation du champ politique.

Sans doute la macronie fait-elle le curieux pari de tenir son assurance-vie avec l’extrême droite. Or non seulement elle joue avec le feu mais elle contribue à dédiaboliser et à faire monter le RN. Leur obsession du moment, c’est de fracasser la Nupes. Il nous revient de ne pas tomber dans leur piège. Il nous revient de mener la double bataille contre le gouvernement et contre l’extrême droite. Il nous revient de rester soudés parce qu’en mille morceaux, nous ne pouvons pas gagner. Il nous revient d’avancer avec cohérence tout en préservant notre diversité, seule manière de consolider la Nupes. Il nous revient de ne donner aucun bâton pour nous faire battre.

La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont peur. Ils ont raison. Nous sommes la solution. À condition de ne pas brouiller les pistes de notre stratégie commune, de rester lucide sur les rapports de force actuels dans la société, de travailler plus que jamais à l’alternative sociale et écologique, seule issue positive à ce monde malheureux. Et de ne pas laisser le récit macroniste et médiatique s’imposer à nous mais de s’échiner à l’écrire.

Clémentine Autain


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