Huit milliards… et moi et moi (Jean-Luc Mélenchon)

mardi 29 novembre 2022.
 

Le 15 novembre dernier, l’ONU a estimé que la population mondiale a atteint les huit milliards d’individus. Une fois de plus, pour quelques jours, l’attention est demandée pour le plus grand bouleversement en cours dans l’histoire humaine depuis à peine plus qu’un demi-siècle. Le nombre des humains a explosé sous les yeux d’une génération. La mienne. Il y avait 2,5 milliards d’habitants au milieu du XXe siècle, quand je suis né. Depuis la fin de 2011, nous étions plus de 7 milliards. Les femmes et les hommes de ma génération ont donc été contemporains de presque deux doublements successifs de la population totale de la planète. Aucune génération auparavant n’avait connu cela.

L’accélération du rythme de cette progression frappe d’abord. Quelle accélération ! On la mesure mieux si l’on se souvient qu’il aura fallu deux cent mille ans depuis nos premiers ancêtres pour atteindre le premier milliard de personnes vivant en même temps. C’était au début du dix-neuvième siècle. Mais il aura suffi de cent ans pour passer de deux à six milliards. Depuis, le rythme d’augmentation s’affole. Car il n’aura fallu que cinq ans pour compter à nouveau un milliard d’êtres humains supplémentaires entre 2009 et 2014… Oui, il n’aura fallu que cinq ans pour réaliser une augmentation qui avait pris auparavant deux mille siècles !

Le nombre porte en lui une dynamique imparable. On en connait le moteur. Croître, c’est se multiplier encore davantage à la génération suivante. Il faut alors satisfaire des besoins sans cesse croissants. Et il faut donc continuellement trouver les techniques et les matières premières qui rendent cela possible.

La question que cela pose ne concerne pas seulement le rythme d’accroissement de la population. Le nombre de personnes lui-même compte. Passer d’un à deux milliards de personnes vivant en même temps, ce n’est pas la même chose que de cent mille à deux cent mille. Pensons à l’impact sur la nature à laquelle ces masses prennent de quoi vivre, réalisons les conséquences sur la façon d’occuper le territoire et de s’organiser pour vivre en société ! Il est frappant de constater comment l’envol de toutes les courbes montrant l’aggravation dramatique des prédations humaines sur la nature commence avec l’envol du nombre des êtres humains à la moitié du vingtième siècle.

Le nombre met donc en cause le mode de consommation et de production des biens matériels. Plus grand est le nombre plus devrait être grand l’esprit de parcimonie dans le recours aux ressources. Mais le système capitaliste lui fonctionne à l’inverse. Il doit augmenter sans cesse le rythme de circulation de l’argent qui devient de la marchandise avant de devenir de nouveau de l’argent. Il doit donc sans cesse créer de nouveaux besoins, augmenter la rapidité de l’obsolescence des produits, étendre le domaine du jetable, niveler les goûts et les pratiques consuméristes pour élargir le marché des produits de masse.

Les paliers d’augmentation du nombre des humains expliquent sans doute le rythme particulier visible dans le déroulement de l’Histoire. En effet, on observe à chaque doublement de la population mondiale un changement radical de la condition humaine elle-même. Ce fut le cas avec le passage de la cueillette à l’agriculture, des outils de pierre à ceux en métal, de la chasse à l’élevage et combien d’autres choses de cette importance qui ont tout changé. Ces grands changements s’opèrent sans bruit d’abord. Nous en savons encore quelque chose. La preuve sous nos yeux, en 2013. C’était l’année du passage à sept milliards d’individus sur terre. Sans bruit et sans écho, cette année-là, il s’est consommé davantage de poissons d’élevage que de poissons pêchés en mer. C’est donc l’année où l’humanité est passée, en mer, de la cueillette à l’élevage.

En ce sens général, on voit comment l’Histoire de l’humanité est d’abord celle de l’évolution du nombre des individus qui la composent. C’est dans cette évolution que réside la dynamique de la civilisation humaine quand on considère celle-ci comme un tout. Tous les autres phénomènes sociaux sont les enfants plus ou moins directs de cette donnée de base.

Certes, la bataille pour la répartition des richesses fonde bien vite une lutte des classes dans toutes les formes de société. Elle s’étend bientôt à tous les domaines de la vie en commun. Mais considéré au plan large de l’histoire longue la lutte pour la répartition des richesses n’est possible qu’à partir d’un certain niveau de développement complexe de la société humaine. Et ce dernier a pour origine première le nombre des êtres humains. Dans cette dimension du regard, la lutte des classes apparaît comme conséquence de l’Histoire et non comme sa cause. De plus, l’évolution du nombre des humains produit un impact permanent sur les sociétés même quand le mode de production et d’échange reste le même. Du coup, à chaque séquence de l’histoire il faut faire le lien entre le nombre des individus vivants et la forme particulière du développement de la société. Ce lien anime chaque forme de société et reste un facteur explicatif essentiel des évènements qui s’y déroulent. La société contemporaine est directement en proie aux impératifs particuliers que l’augmentation du nombre des humains impose à tous les systèmes sociaux dans l’histoire. Peut-être fallait-il que les choses en soient au point où elles sont à présent pour que nous mesurions l’importance de ce facteur.

Le nombre change la nature des phénomènes humains. Voyez comment il aura suffi d’une très brève période, tout juste un demi-siècle pour que se forment ces immenses étendues urbanisées sans bord dans lesquels vivent les lecteurs de ce texte. Mais combien ont-ils pu s’en rendre compte ? Le phénomène décolle en 1950. Et en cinquante ans, seulement 60 % de la population mondiale s’est installée dans un espace urbain ! C’est déjà 80 % sur le continent américain et en Europe. Pourtant, durant de longs millénaires, la vie humaine s’était déroulée en petits groupes de nomades éparpillés. Puis se formèrent les premières communautés sédentaires et les villes ensuite. Puis les siècles ont coulé par centaines. Certes, des villes éblouissantes ont émergé et certaines comme Rome ont fondé des empires qui parfois rayonnent toujours en nous. Bien sûr, l’ère moderne a fait sa large place aux villes. Mais encore au milieu du vingtième siècle, 80 % de la population du globe vivait aux champs. À peine 20 % en ville. Ce monde-là a disparu. Sans retour. Ainsi se sont abolies en même temps sur toute la planète, des différences de conditions de vie et de forme de civilisation qui ont été identifiantes pendant des dizaines de siècles.

L’organisation de l’espace urbain transcrit les dominations qui s’exercent entre ceux qui le peuplent. Dans ces conditions l’organisation physique de la ville est non seulement un fait matériel mais aussi une structure sociale et culturelle globale. Les conflits d’intérêts que contient notre société s’y transposent en quelque sorte comme des réalités physiques. Chacun le sait : quand on nomme son quartier, on en dit plus long qu’une simple adresse ! La répartition sociale de l’espace produit ses enjeux. Pour l’essentiel, ceux-ci finissent souvent par se résumer assez simplement : quelles sont les possibilités d’accès de chacun aux services vitaux dont dépend l’existence quotidienne. Comme la possession du feu a pu être un enjeu de base pour les premiers groupes humains, l’accès aux réseaux collectifs est la condition d’une existence dans la ville sans fin.

Je viens de résumer la théorie de l’ère du peuple dans les trois dimensions qu’elle met en relation. D’abord le nombre qui accroit la prédation sur la nature. Il met en cause le mode de consommation comme source de la catastrophe écologique en cours. Ensuite la Ville comme forme d’organisation des rapports sociaux de la population. Enfin l’accès aux réseaux collectifs comme enjeu de survie et moteur des luttes sociales.

Le nombre et l’individu. Encore reste-t-il à se méfier des mots qui pourraient nous tromper. Car hier encore, une ville c’était une zone délimitée au milieu de la campagne. À présent, ce que nous nommons de cette façon, c’est tout autre chose. Il s’agit dorénavant d’un habitat qui s’étire parfois sur des centaines de kilomètres. Ce n’est pas seulement une concentration humaine qui s’étale. C’est un espace social. Toutes les relations des êtres humains entre eux s’inscrivent dans les relations qu’il impose. Ils y participent sans alternative possible. Ce monde nouveau, le monde tout urbanisé, est celui d’une population travaillée par des tensions qui lui sont injectées dans les veines par son lieu de vie. L’urbanité formate l’humanité. De la sorte, cette manière de vivre fixe l’identité, les capacités d’action et les limites des êtres humains dans tous les domaines. En ce sens, Homo urbanus, est la nouvelle génération de Sapiens, l’espèce dont nous sommes membres, tous, sans exception.

Voici une conséquence inattendue de cette ère du grand nombre. La singularité individuelle est un fait essentiel de notre temps. L’émergence de l’hyper individu est un résultat direct de la société du grand nombre. Encore une fois, cela va contre ce que suggère l’intuition. Pourtant, le lien entre l’explosion du nombre et l’affirmation de l’individu est mécanique. Plus les personnes sont nombreuses plus elles sont intégrées dans des chaines longues d’interdépendances qui se construisent pour chacun d’une façon différente selon ses besoins et ses demandes. L’individualisation aiguë observable aujourd’hui peut sembler évidente et nous avons tendance à penser qu’il en a toujours été ainsi. Ce n’est pas le cas. Le temps long est fait pour l’essentiel de sociétés où les individus ne pouvaient se penser et s’assumer autrement que comme stricte composante du groupe. On peut dire qu’ils appartenaient au groupe au sens le plus le strict du mot. Cette appartenance s’étendait à tous les domaines et elle prévalait évidemment dans tous les registres des représentations culturelles.

Plus récemment, chacun a été encore longtemps défini par des liens stables et limités qui nous posaient aux yeux des autres et donc aux nôtres. Liens dans la famille, dans le quartier, l’immeuble, dans la hiérarchie du métier. Tous ces ancrages sont devenus changeants et trop volatils pour établir une fois pour toutes, à nos propres yeux, qui nous sommes tout au long d’une vie. C’est plutôt l’inverse : à mesure que le nombre s’étend et que la mécanique sociale devient complexe, chaque élément de la communauté humaine se trouve davantage défini par des interdépendances qui s’étendent très largement en dehors du groupe humain étroit dans lequel il évolue. S’y ajoute un foisonnement croissant et changeant de numéros d’ayant droit, de matricules, d’identifiants et de mots de passe dont chacun est seul à connaître le détail, les croisements et les raisons d’être. Enfin l’individualisation de notre temps rencontre son monde. Les injonctions publicitaires narcissiques, les valeurs dominantes de réussite individuelle au prix de l’écrasement des autres, la compétition généralisée pour l’emploi, le salaire, le logement poussent au chacun pour soi et parfois même à la guerre de tous contre chacun.

Au demeurant, la culture marchande qui domine tous les échanges sociaux construit un dressage intime de chaque instant où chacun est appelé à exprimer son goût particulier. Que ce goût soit largement formaté et que sa singularité soit en bonne partie une illusion est un autre sujet.

Dans ce contexte, l’individu mute lui aussi. Il devient à son tour une autre entité. Celle que nous nommons « une personne ». La personne, c’est l’individu quand on le considère du point de vue de l’ensemble des liens sociaux qui composent chacun en particulier. L’individu devient une personne à cet instant où il lui faut assumer la cohérence de cet entrelacs. Dit autrement : pour que l’individu devienne une personne il lui faut maîtriser sa propre vie. Il doit en quelque sorte prendre le pouvoir sur ce qui le constitue. Ce processus est invariant d’échelle. Il commence par le pouvoir sur soi, sur les conditions effectives de sa vie de chaque jour. Et il n’y a qu’un pas de là jusqu’au point où il devient question de prendre le pouvoir sur les moyens qui la rendent possible. C’est là que se trouve la racine du changement d’état qui nous intéresse. Cette volonté de prise de pouvoir porte un nom. Vouloir exercer le pouvoir sur les moyens sociaux qui rendent possible son existence c’est la citoyenneté. Le processus qui fait de l’individu une personne est le même qui pousse celle-ci à devenir citoyenne. Plus l’individualisation spontanée se renforce, plus la citoyenneté lui est nécessaire. Et plus il reçoit de sa condition de vie urbaine une conscience sociale et politique produite par les murs qui l’entourent. Au total donc, le grand nombre produit à la fois l’individualisation des rapports sociaux, la personnalisation des individus et leur exigence de citoyenneté. Tel est le point d’ancrage de la dynamique de la révolution citoyenne.


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