Cet ouvrage (L’Harmattan, coll. Débats laïques, 2023) du philosophe Gérard Bouchet dont l’activité professionnelle fut consacrée à la formation des enseignants, s’attache à la crise présente de l’École républicaine. L’école publique d’aujourd’hui transforme l’élève en consommateur d’une société où le néolibéralisme règne en maître. Elle ne répond pas aux besoins de la démocratie moderne de former des individus libres et des citoyens éclairés.
Partant de ce diagnostic, Gérard Bouchet rappelle que l’idée d’une instruction généralisée conçue à la fois comme un besoin collectif et comme un droit individuel garanti par l’autorité publique, date du XVIIIe siècle. La Révolution française a opéré un renversement complet par rapport à la méfiance aristocratique de l’instruction du peuple. Jusqu’alors, par crainte de soulèvements incontrôlables, le pouvoir politique monarchique déléguait à l’Église le soin d’assurer l’éducation du peuple. Cependant, ce moment fondateur ne sera mis en œuvre que sous la Troisième République. G. Bouchet relève opportunément que Ferdinand Buisson citait le conventionnel Gilbert Romme pour qui « l’instruction publique n’est ni une dette ni un bienfait de la nation, c’est un besoin ».
En contrepoint de cette rupture historique radicale, les philosophes du XVIIIe siècle ont théorisé la dialectique vivante d’un ordre politique affranchi d’une légitimation religieuse et d’une éducation qui vise l’autonomie maximale des individus. Ainsi la conquête de l’autonomie individuelle était-elle présentée par Kant comme une sortie de l’homme de sa « minorité » entendue comme une incapacité à pouvoir penser et décider sans la direction d’autrui. Rousseau, quant à lui, publia la même année, en 1762, son Contrat social, et Émile ou De l’éducation.
Ce projet émancipateur engage une vision d’une humanité perfectible. À rebours des caricatures qui réduisent le progressisme à une croyance dogmatique en un sens de l’histoire, G. Bouchet montre que le méliorisme rompt avec une représentation religieuse de l’humanité selon laquelle l’être humain est incapable de quelque amélioration que ce soit. En l’absence de l’idée de perfectibilité humaine mise en avant par Rousseau, le but de l’éducation n’est pas d’instruire les hommes, mais de les prédisposer à obéir à la loi divine au sein d’un ordre socio-politique présenté comme immuable.
Gérard Bouchet montre que cette vision d’une humanité perfectible qui s’affirme au XVIIIe siècle engage simultanément un rationalisme critique qui promeut la raison entendue comme une capacité à prendre du recul vis-à-vis de ses propres actions et de ses propres pensées. Ainsi l’école républicaine d’aujourd’hui peut-elle se ressourcer philosophiquement dans le lien d’un projet politique radical et d’un volontarisme éducatif, mais également dans l’association de la rationalité critique à la perfectibilité humaine. Cette double articulation nous semble fournir d’utiles repères intellectuels, en forme de nœuds dialectiques.
Cependant, le choix inattendu de cinq références : Talleyrand, Condorcet, Quinet, Jaurès, Alain, comme penseurs de l’École républicaine pour la démocratie contemporaine, constitue l’originalité principale du livre.
Ainsi G. Bouchet évoque-t-il le rapport que Talleyrand présenta à l’Assemblée constituante en septembre 1791 qui affirmait que « l’Homme ignorant est à la merci du charlatan et beaucoup trop dépendant de l’homme instruit » de sorte que les hommes reconnus égaux et déclarés libres depuis 1789 demeurent en situation de dépendance en l’absence d’instruction. Bouchet note opportunément que Jaurès salua le rapport de l’ancien évêque.
Le plan Talleyrand fut écarté. Le célèbre rapport de Condorcet (1792) prit le relais. Tout en rappelant les propositions célèbres du Rapport relatif à l’organisation de l’instruction publique, Gérard Bouchet insiste sur le besoin, selon Condorcet, d’une formation permanente « assur(ant) aux hommes dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances ou d’en acquérir de nouvelles », l’instruction ne devant pas « abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ». G. Bouchet retient également de Condorcet la distinction cardinale pour un enseignement laïque entre ces deux modes d’exercice de la pensée que sont la croyance et le savoir. « On peut croire si l’on sait qu’on croit. Le danger serait de croire que l’on sait lorsqu’on se contente de croire », écrit Bouchet. À travers Condorcet, on remonte à Descartes qui dit aux hommes de secouer le joug de l’autorité et de ne reconnaître que celle qui aurait l’assentiment de leur raison.
La troisième référence revient à L’enseignement du peuple d’Edgar Quinet (1849) qui préconise que l’instituteur reste dans son école en dehors de la servitude de tout dogme, tandis que le curé demeure dans son église. « Au premier le monde de la raison, au second le monde des miracles », écrivait Quinet. La vocation de « l’instituteur laïque » est de parler de ce qui est universellement partageable. Précurseur de ce qui deviendra l’école laïque, Quinet constituera pour Ferdinand Buisson et pour Jules Ferry une source inspiratrice majeure.
Cependant, la réalisation de l’école laïque ne deviendra effective qu’au retour des républicains au pouvoir en 1877 avec les lois des années 1880, tout particulièrement celle du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire. Bouchet souligne le caractère contradictoire de ces lois, à la fois progressistes et conservatrices, l’école primaire demeurant disjointe du secondaire réservé à l’élite sociale. Il convient donc de ne pas idéaliser l’école de Jules Ferry en l’imaginant suffisante pour répondre à nos besoins contemporains. Gérard Bouchet pointe la célèbre lettre circulaire de Ferry aux instituteurs (1883) souvent considérée comme la vérité complète et définitive de la laïcité scolaire. L’instituteur y est présenté comme « l’auxiliaire et (…) le suppléant du père de famille ». « Demandez-vous, écrivait Ferry, si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. » Il s’agit pour Ferry de ne pas « froisser » le père de famille en vue de s’assurer la paix sociale[i].
À l’inverse de Ferry, Jaurès n’est nullement obnubilé par la volonté de préserver la tranquillité sociale, quoi qu’il en coûte à l’école républicaine. Jaurès estime que la mission de l’école n’est pas d’adapter les générations nouvelles à l’ordre social existant, mais de leur permettre de devenir acteurs d’une société nouvelle qui réalisera les promesses de la République. Ce qui ne se peut, disait Jaurès, si l’école s’arrête « au seuil du problème social ». On comprend en quoi Jaurès qui est, après Talleyrand, Condorcet et Quinet, la quatrième référence de Gérard Bouchet, se démarque franchement de Ferry. Avec Jaurès, l’esprit rationaliste de la laïcité scolaire permet d’éprouver les fondements de tout ordre social.
Avec Alain, Gérard Bouchet retrouve sous un angle directement scolaire l’exigence jauressienne de l’autonomie d’une raison émancipatrice et d’une école affranchie de la contrainte de satisfaire la famille. « L’école fait contraste avec la famille et ce contraste même réveille l’enfant », écrivait Alain dans ses Propos sur l’éducation (1932). Alain s’avère également utile pour faire saisir que la finalité de l’école républicaine n’est pas de se conformer aux lois du marché et à ses impératifs d’adaptabilité. Le temps patient de l’école enveloppe celui du raisonnement sur ses propres erreurs en vue d’une autocorrection la plus joyeuse et la plus inventive.
Par sa manière stimulante de relier cinq auteurs (Talleyrand, Condorcet, Quinet, Jaurès, Alain), Gérard Bouchet fait apparaître les sinuosités de la construction historique de l’école républicaine. Il rappelle les combats qui ont été menés et, à travers eux, ceux qui restent à reconduire, tant l’école publique est aujourd’hui malmenée par le dogme utilitariste. L’école républicaine émancipatrice reste à construire — à reconstruire, à réinstituer — après des décennies de désorganisation avec une accélération d’une brutalité sidérante ces cinq dernières années. Ce qui s’est fait dans l’histoire peut être défait ; et ce qui a été défait peut être refait.
Dans ce projet de reconstruction, ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage de G. Bouchet d’éviter la nostalgie passéiste d’un « âge d’or de l’école laïque de Jules Ferry » qui n’a jamais existé. Il n’y a pas lieu en conséquence de nier la pertinence d’analyses qui pointent l’influence du milieu familial et social sur le parcours scolaire des élèves. Cela n’empêche pas Gérard Bouchet d’insister sur les méfaits de l’avalanche de réformes non évaluées qui déstabilisent l’école depuis plusieurs décennies. Ce n’est sans doute pas un hasard si des réformateurs autoproclamés préconisent des potions miraculeuses allant dans le sens de la liquidation de l’école républicaine, par sa mise en conformité aux injonctions du néolibéralisme contemporain.
Ces mises au point salutaires vitalisent la contestation de la démagogie qui fait croire qu’à l’école même, toutes les convictions seraient respectables. Ce relativisme est une abdication qui va à l’encontre de ce qu’une démocratie des droits de l’homme attend de l’école républicaine. Dans cette perspective, la réhabilitation de la figure de l’enseignant conçu comme un intermédiaire entre l’élève et les connaissances indispensables à l’exercice de la pensée libre, s’impose aujourd’hui comme une tâche concrète. Encore faut-il que les professeurs soient eux-mêmes recrutés et formés en ce sens. Sur cet enjeu aussi, la fine connaissance, l’érudition et l’expérience de Gérard Bouchet nous sont précieuses.
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