Co-auteur de la Nouvelle École capitaliste (La Découverte, 2011), ce sociologue, membre de l’Institut de recherches de la FSU, décrypte les conséquences de la logique d’entreprise appliquée, chaque année un peu plus, à l’éducation.
Vous expliquez dans votre dernier ouvrage La nouvelle école capitaliste que notre système scolaire est aujourd’hui à un « tournant historique ». Lequel ?
Christian Laval. Au-delà des réformes connues du gouvernement Sarkozy, comme la destruction des postes ou la suppression de la formation des enseignants, l’école et l’université sont l’objet depuis une vingtaine d’années d’un changement plus profond. Au gré d’une succession de mesures, parfois peu perceptibles, se construit, brique après brique, un autre modèle éducatif que nous appelons la nouvelle école capitaliste. Ce modèle n’est, certes, pas encore entièrement réalisé, on peut encore le contenir et le combattre, mais c’est une tendance bien réelle.
Qu’est-ce qui la caractérise ?
Christian Laval. Selon ce modèle, l’école a désormais une fonction qui se voudrait essentiellement, voire exclusivement, économique. La connaissance, qu’elle soit élaborée par la recherche ou diffusée dans l’école, est envisagée comme une valeur économique et intègre la logique dominante de l’accumulation du capital.
Comme cela se concrétise-t-il ?
Christiant Laval. L’aspect le plus visible est lorsque l’enseignement devient une affaire d’achat et de vente. On le voit, par exemple, avec la montée de l’industrie du soutien scolaire ou le développement actuel de différentes formes de coaching payant. On le voit également avec l’accroissement de la part du privé dans le financement de l’école et l’université. Tout cela relève d’un phénomène de marchandisation. Mais il ne faut pas s’arrêter-là. Moins visible mais plus fondamental, on s’aperçoit que la norme sociale du capitalisme tend à devenir la règle de fonctionnement des systèmes d’enseignement qui sont régulés de plus en plus par la concurrence. De fait, les politiques néolibérales importent dans le champ éducatif et au sein même du service public les logiques propres au marché. Plus qu’à une marchandisation, on assiste donc à une « mise en marché » des services publics d’enseignement, avec des écoles et des universités qui, même si elles restent publiques, tendent à fonctionner comme des entreprises. L’exemple le plus concret est la loi LRU qui instaure de manière délibérée une concurrence entre les universités. C’est également, dans le premier et le second degré, l’assouplissement, voire la suppression, de la carte scolaire qui conduit aussi à une mise en concurrence des établissements.
Quels sont les effets de cette mise en concurrence ?
Christian Laval. Elle a des effets considérables sur le fonctionnement des systèmes scolaires. Partout où elle a été mise en place, comme en Angleterre, en Nouvelle-Zélande ou encore en Australie, elle aboutit à une polarisation sociale et ethnique des établissements. Les études comparatives internationales sont, sur ce point, sans ambiguïté. C’est donc en toute connaissance des conséquences que ces politiques ont été conduites dans notre pays comme dans d’autres, et qu’elles ont été soutenues aussi bien par la droite que par la gauche socialiste. Une unanimité qui dit bien à quel point la norme néolibérale a été imposée et intériorisée par tous les gouvernements.
Qui ces politiques servent-elles ?
Christian Laval. Cette compétition, bien évidemment, favorise les groupes sociaux qui ont des capitaux culturels, des réseaux, bref, les familles les plus riches, celles qui peuvent payer du soutien scolaire ou des écoles qui réclament des droits d’inscription très élevées. C’est donc un facteur supplémentaire de reproduction sociale et cela explique, très largement, pourquoi les inégalités scolaires en France, non seulement ne se réduisent pas mais s’accroissent. Mais ce n’est pas tout. De manière plus générale, ces systèmes éducatifs, régis selon les orientations néolibérales, doivent rendre des services aux entreprises en étant directement soumis aux impératifs d’employabilité et en calquant leur organisation sur la hiérarchie professionnelle. Ce qui est recherché n’est pas tant la diffusion d’une culture commune mais l’organisation du système scolaire en fonction des différents seuils d’employabilité requis par l’économie elle-même. La nouvelle école capitaliste se structure donc non seulement comme un marché mais elle se met également au service des marchés ! Avec pour objectif de produire du capital humain directement utilisable par les entreprises à des niveaux de compétence différenciés selon les besoins en main-d’oeuvre.
La logique d’apprentissage par « compétences », développée actuellement dans les écoles, va-t-elle dans ce sens ?
Christian Laval. Tout à fait. La logique des compétences n’a rien à voir avec des considérations pédagogiques relevant d’une philosophie éducative plus progressiste. Ce serait un contre-sens de l’analyser comme un élément de dispute classique entre « pédagos » et enseignants « traditionnels ». Ce sont des experts économistes des organisations internationales ou intergouvernementales, comme l’OCDE ou la Commission européenne, qui ont défini ces niveaux d’employabilité différents, avec un niveau minimal qu’on appelle le « socle commun de compétences clés ». Ce sont donc d’abord des considérations économiques qui déterminent aujourd’hui les contenus d’enseignement.
Cette école soumise au marché est-elle réellement nouvelle ?
Christian Laval. Lorsque Bourdieu et Passeron écrivent La reproduction au début des années 70, l’école sert bien la reproduction sociale mais son fonctionnement interne n’est pas entièrement et directement soumis à une norme sociale capitaliste. Aujourd’hui, cette norme pénètre jusque dans la classe, dans le geste professionnel et le contenu de l’enseignement. Cette transformation de l’école se fait de manière très opaque puisque la justification de cette logique de compétences relève, officiellement, de considérants pédagogiques. Ce que croient d’ailleurs encore certains syndicats ou partis politiques.
N’ont-ils pas un peu raison de la croire ?
Christian Laval. L’histoire même de ce socle de compétences démontre quelle logique est à l’uvre. Le point essentiel est de bien comprendre que nous avons progressivement abandonné les grandes orientations démocratiques du 20e siècle, en particulier la référence au plan Langevin-Wallon. Ce mouvement de réformes progressistes et démocratiques a été en quelque sorte "retourné" et détourné par la réforme néolibérale. Dans certains pays, comme l’Angleterre, la rupture a été tranchée à l’époque de Margaret Thatcher. Dans d’autres pays, cette rupture est moins nette et certains pensent encore que par « réforme » on doit et on peut encore entendre le prolongement du grand mouvement de démocratisation des systèmes éducatifs qui s’est produit au XXe siècle. Ils n’arrivent pas à comprendre que derrière les mêmes mots se cachent des réalités opposées. Le mot « réforme » ou celui de « compétence » ont changé de signification depuis vingt ans. Désormais, ces termes appartiennent à des logiques qui n’ont plus rien à voir avec le progressisme scolaire, ils participent de l’imposition de la norme néolibérale.
Comment analysez-vous les oppositions, y compris au sein de la gauche, autour de cette question du « socle de compétence » ?
Christian Laval. Les oppositions actuelles entre partis de gauche ou entre syndicats sur la question du « socle de compétences » relève d’une grande confusion. Le problème stratégique d’aujourd’hui est de retrouver le grand élan de l’école démocratique qui a été trahi et détourné par la réforme néolibérale telle qu’elle est promue aujourd’hui par l’OCDE et l’UE. Cette confusion est liée, me semble-t-il, à une méconnaissance du fait qu’à partir des années 80 et 90, la réforme néolibérale devient l’objectif central de l’Union. Il suffit de lire la littérature européenne sur la formation et l’éducation pour se rendre compte que le projet d’harmonisation scolaire et universitaire à l’échelle européenne n’a strictement rien à voir avec ce qu’on entendait avant par réforme démocratique. Elle n’a d’autre but que de mettre l’école en phase avec le nouveau capitalisme.
Dès 2000, l’argumentaire de la stratégie de Lisbonne, qui veut faire de l’Europe "l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde", déploie ce programme de transformation des systèmes éducatifs, faisant de la connaissance un facteur exclusivement économique au détriment des dimensions et motivations morales, culturelles, politiques de la transmission des savoirs Les « compétences » y sont considérés comme des habiletés professionnelles négociables sur le marché, des "marketable skills" pour reprendre la traduction anglaise complète qui équivaut à nos "compétences" et non plus des connaissances requises pour comprendre le monde, penser ce que l’on est et ce que l’on fait. Ces nouvelles orientations économicistes et utiliaristes de l’école attaquent au plus profond les fondements humanistes sur lesquels sont construits les systèmes éducatifs européens. Il s’agit là, et je pèse mes mots, d’une véritable autodestruction de l’héritage européen. Le capitalisme colonise l’école par le biais de politiques publiques qui, au fond, introduisent dans l’école la norme capitaliste.
Les débats actuels sur l’école vous semblent-ils à la hauteur des enjeux ?
Christian Laval. Pour ce qui est de l’UMP, rien ne freine plus la droite dans son projet de construction de l’école la plus purement capitaliste qui soit. Il s’agit de façon très ouverte de mettre en place une école concurrentielle, fonctionnant pour l’élite, et qui vise à faire de chaque établissement une petite entreprise avec à sa tête un "patron" qui aura tout pouvoir sur les enseignants. C’est en somme un programme à la fois néolibéral et néoconservateur des plus radicaux. Pour ce qui est du programme des socialistes, ce qui est frappant, c’est sa pauvreté. Il donne l’impression d’une simple répétition d’orientations très anciennes tirées des rapports des années 70 ou 80. C’est un programme, si on peut l’appeler ainsi, qui ne parvient pas à saisir le contexte nouveau dans lequel nous sommes. Les socialistes se sont interdit de comprendre depuis trente ans que l’école était soumise de plus en plus à une norme néolibérale. Lorsqu’ils promeuvent l’autonomie des établissements, ils ne semblent pas du tout comprendre que cette autonomie peut être prise dans des sens très différents et que, dans le contexte actuel de concurrence entre établissements, elle peut avoir des effets extrêmement négatifs sur l’objectif officiel que se donne le programme de lutte contre les inégalités. Il y a là une méconnaissance, volontaire ou non, du nouveau paradigme mondial de l’éducation.
Quelle résistance peut-on construire dans cet environnement dominé par la norme néolibérale ?
Christian Laval. On est en train d’observer des luttes très intenses dans le champ de l’enseignement. C’est devenu un domaine hautement conflictuel. La mobilisation des élèves, des étudiants, des parents, des enseignants, montre que l’école n’est pas hors des combats sociaux. Au contraire, je dirais même que l’école est au centre des nouvelles luttes de classes. A l’échelle mondiale, les luttes contre le néolibéralisme se focalisent très souvent sur le domaine scolaire et universitaire. Depuis quatre mois, les étudiants chiliens combattent le modèle néolibéral qui s’est mis en place depuis la dictature de Pinochet. Non seulement, ils luttent contre le modèle de l’école privatisée et concurrentielle mais ils entrainent l’ensemble de la société à combattre la totalité du modèle néolibérale. D’une certaine façon, le terrain scolaire et universitaire, extrêmement sensible comme on le voit partout, peut être le lieu de cristallisation d’une opposition plus globale aux orientations néolibérales. Cela se voit au Mexique, en Grèce, au Portugal, dans l’ensemble du mouvement mondial des indignés. On est déjà entré dans une phase de mobilisation et de contestation qui dépasse le cadre de l’école. Dès lors, que reste-il à faire ? On peut constater aujourd’hui l’absence d’un modèle alternatif crédible. Il faut donc réinventer l’école démocratique et comprendre qu’elle ne pourra se déployer dans le cadre d’une société aussi inégalitaire où le capitalisme à imposé sa loi dans toutes les sphères de l’existence. Nous ne pouvons pas réinventer l’école démocratique si nous ne réinventons pas un projet de société démocratique. Mais les choses viennent. On voit bien aujourd’hui que la démocratie est menacée jusque dans son coeur par la logique financière. On observe également l’émergence de processus révolutionnaires qui pose la question de la réinvention d’une société où la démocratie serait "réelle". Ce qui supposerait une nouvelle école démocratique.
A quoi devrait ressembler cette nouvelle école démocratique ?
Christian Laval. Elle aurait plusieurs dimensions. Elle devrait s’organiser autour de la lutte contre les inégalités scolaires, laquelle ne va pas sans une lutte contre les inégalités sociales. Elle devrait également comporter une refonte des enseignements qui devraient avoir pour principe de donner aux élèves les moyens de la participation la plus active à la vie politique. Ceci supposerait le déploiement plus ambitieux d’ instruments de compréhension d’un monde devenu plus complexe, ce qui voudrait dire, par exemple, une place autrement plus importante donnée aux sciences sociales, à l’histoire, à la philosophie, pour que tous les élèves et les étudiants puisent mieux comprendre dans quel monde ils vivent, et quelle orientation lui donner. Cela voudrait dire aussi que la vie démocratique à l’intérieur du fonctionnement de l’école elle-même soit mieux organisée, soit plus effective, ce qui implique une rupture avec le mode managérial du règne des petits chefs et des petits patrons qui a été mis en place dans le cadre du "nouveau management public". Cela supposerait également que la pédagogie s’inspire bien plus de pratiques coopératives dans l’organisation de la classe et dans les façons d’apprendre. La synthèse de toutes ces dimensions pourrait constituer une sorte de programme directement opposable au modèle de la nouvelle école capitaliste et s’intégrer au projet plus global de la « démocratie réelle », comme le disent les indignés du monde entier.
Date | Nom | Message |