Festival de Cannes : « Anatomie d’une chute », on se pâme pour la palme

mardi 6 juin 2023.
 

Ruben, tu nous as bien eus, tout est pardonné ! Complètement dingue, un miracle, on l’avait demandé et on l’a eu. Justine Triet et son Anatomie d’une chute décrochent la récompense suprême. Soit très exactement le film le plus honnête, brillant et bouleversant de cette édition souvent brouillonne et désaccordée dans ses propositions de cinémas les plus hétérogènes, entre vieux briscards et gestes conceptuels. A 44 ans, Triet est la plus grande cinéaste française en ce moment et ce depuis la découverte à Cannes de sa Bataille de Solférino, dans la petite sélection off de l’Acid, suivi par Victoria à la Semaine de la critique et Sibyl, déjà présenté en compétition. On ne peut que féliciter le jury mené par le Suédois Ruben Ostlund pour ce choix, et c’est bien la preuve qu’un cinéaste avec lequel on n’a pas d’affinités de point de vue peut nous combler au-delà de tout en décernant une nouvelle palme d’or française à une réalisatrice, deux ans seulement après le couronnement du Titane de Julia Ducournau, par ailleurs membre de ce jury avisé.

Ce quatrième long métrage, fruit d’une coécriture de Triet avec son compagnon Arthur Harari (« le plus intime que j’ai jamais écrit », dit-elle dans son discours), s’édifie sur une rivalité artistique au sein d’un couple, Samuel qui mijote des projets de grand œuvre mais n’y arrive pas et Sandra qui a déjà écrit plusieurs romans à son actif et connaît un grand succès. Le corps du mari frustré est retrouvé le crâne fracassé au pied du chalet familial et c’est le début d’une enquête, puis d’un procès pour déterminer s’il s’agit d’une chute accidentelle, d’un suicide ou d’un crime. Si les deux précédents films de Triet jouaient de kaléidoscopes existentiels fracassés, celui-ci repose sur une même fureur de dépiautage analytique mais à travers un théâtre de paroles, dans le jeu des questions-réponses, plaidoiries et punchlines d’un procès où chacun découvre à quel point, jamais, rien n’est simple ou descriptible en seulement une couleur, un fait, une opinion. Toute certitude est réversible et on chemine ici vers la vérité au bon soin du fils orphelin de Sandra et Samuel, un enfant musicien et aveugle.

Cinéma plus sadique que le monde qu’il prétend décrire

On peut juger stupéfiant que le jury ait pris le parti de réserver le deuxième rang à l’autre film où joue l’actrice Sandra Hüller, celui de Jonathan Glazer. Tout le monde s’attendait à ce que The Zone of Interest s’attire le maximum d’admiration du jury présidé par Ostlund, cinéaste marionnettiste et grand fan du maître froid autrichien Michael Haneke, qui n’en finit pas d’influer sur le cinéma mondial-cannois. Film-dispositif d’une grande ambition formelle et conceptuelle, le Glazer, « adapté » du roman du même nom du tout juste disparu écrivain anglais Martin Amis – sans rien garder de sa fiction pour se focaliser sur son cadre – s’attaque à un sujet plus fort que lui. Anti-narratif, ou faisant semblant de l’être, et spectaculaire, en faisant semblant de ne pas l’être, The Zone of Interest reconstitue la vie quotidienne « réelle » de la famille du commandant (et concepteur) du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le haut gradé SS Rudolf Höss, avec sa femme Hedwig, leurs enfants et domestiques (déportées) dans une belle maison moderne avec un grand jardin – séparée par rien d’autre qu’un mur des infrastructures de la mort industrielle, chambres à gaz et crématoires, qui laissent échapper sons, lueurs, fumées et retombées de cendres.

Tourné avec une dizaine de caméras fixes installées sur les décors et activées à distance pour suivre les déplacements des acteurs et actrices, le film utilise les ressources de la téléréalité et de la vidéosurveillance sans renoncer à une forme de splendeur froide et millimétrée, faisant signe vers le Grand Art. Ce qu’il reconstitue rigoureusement, sans l’imaginer, Glazer nous le met à la face, ou plutôt nous place dedans (tous seuls avec eux et des caméras) comme pour nous faire sentir et avouer que nous sommes du côté des bourreaux, un petit frisson de culpabilité dont on peut ne pas vouloir faire l’expérience – voire que nos vies actuelles, qui ont leur part de dénis et clivages, entrent en analogie avec la situation des Höss ou de tout spectateur de leurs existences (la fameuse « dissonance cognitive » de notre impossible innocence dans un monde mauvais…) – on pourra trouver ça, de la part d’un film prétendant à un tel degré de subtilité et d’audace, irresponsable ou ridicule, au choix. Quand le cinéma se fait plus sadique encore que le monde qu’il prétend décrire et dénoncer, il vaut à Cannes son pesant d’or. Mais pas la palme, pas cette année.

Grand pot-au-feu des films primés

Dans cette confrontation au sommet se retrouvent et se confrontent donc, à la première et deuxième place, deux visions radicalement opposées du cinéma : l’installation concept de Glazer, fascinée par une idée glacée du mal absolu, est en tous points, en termes de forme et contenu, l’inverse du Triet qui part de l’idée de crime pour mieux s’acheminer vers la complexité des sentiments et de leur langage. L’intelligence de la parole profuse et ambiguë de l’une l’emporte donc ce samedi soir sur le silence pétrifié et cruel de l’autre – avec la grande actrice Sandra Hüller au milieu, au plus près d’elle-même dans Anatomie d’une chute, au plus loin dans The Zone of Interest, donc aux deux pôles les plus extrêmes du rapport possible entre le cinéma et la vie. Après ce haut match théorique, le reste des médaillés du palmarès risque l’oubli dans le grand pot-au-feu des films primés.

Réjouissons-nous tout de même, parmi les très bonnes nouvelles de ce palmarès, de ce que Thien An Pham remporte la caméra d’or pour son hypnotique premier long métrage l’Arbre aux papillons d’or. Trois heures de flottement traversées de visions nocturnes composées par un cinéaste vietnamien de 33 ans qui s’est formé sur le tas, grâce à un petit boulot de vidéaste de mariage, et qui fut aidé pour ce film d’une époustouflante maîtrise formelle par une bande d’amis pour la plupart formés lors du tournage. Un jeune homme y recherche la grâce à travers les montagnes brumeuses du Vietnam, une épopée du doute et du manque largement autobiographique et qui se mue, aux derniers instants, en manifeste panthéiste. En 2019, le court métrage de Thien An Pham Stay Awake, Be Ready avait remporté le prix Illy lors d’un premier passage à la Quinzaine ; avec cette caméra d’or, la sélection s’honore une fois de plus d’une belle découverte.

Autre joie esthétique et politique, le retour à l’écran de l’adorable et stoïque Aki Kaurismäki (grand prix en 2002 pour l’Homme sans passé) lui vaut le prix du jury. Après avoir annoncé son arrêt du cinéma en 2017, le Finlandais, travaillé par les nouvelles de la guerre en Ukraine qui inquiète en première ligne son pays, s’y est remis pour tourner les Feuilles mortes, romance prolétarienne entre deux travailleurs précaires, exploités et virés de partout mais qui finissent par se trouver l’un l’autre, après mille obstacles et pas mal de karaokés. Chaplinesque et épuré, toujours à la fois solennel et hilarant : le nouveau Kaurismäki en est bien un. Le jour où il fera un mauvais film, il n’y aura vraiment plus d’espoir, pour l’humanité ni pour personne.

Espoir ténu mais espoir quand même

Le reste du palmarès s’égrène plus classiquement dans une popote diplomatique avec un prix de la mise en scène pour le moins déroutant pour Tran Anh Hung et sa Passion de Dodin Bouffant, une célébration tout en glissando sur omelettes luisantes et plans énamourées de bottes de persil et jatte de crème fraîche, qui ressemblent souvent à un archétype dopé de publicité pour un retour à la nature, à la bonne France perdu des terroirs et au respect pour les grands codes bourgeois. On a rarement vu des seconds rôles approcher avec une telle humilité respectueuse ceux qui les emploient ou les virent quasiment à coups de pompes.

Déjà récompensé vendredi par la Queer Palm, Monster reçoit le prix du scénario, exploration du drame d’un collégien que sa mère croit victime de harcèlement scolaire. La structure du scénario (que ne signe pas Kore-eda pour la première fois depuis 1995, mais Yuji Sakamoto), décline la même histoire au prisme de trois points de vue partiels et divergents, avant de lever le secret sur un amour enfantin, empêtré dans la honte et le malentendu. Un sentiment de redondance épuise la croyance que l’on veut bien investir dans le récit tout en allers-retours et fausses pistes superflues, jusqu’à son dénouement mimi tout plein.

Chambre d’écho particulièrement bruyante

Le prix d’interprétation féminine est allé à Merve Dizdar, l’actrice principale du film de Nuri Bilge Ceylan les Herbes sèches. Elle en est la marge lumineuse, puisque à l’inverse du héros, qui n’en finit plus de se draper dans son pessimisme, elle fait de sa condition de femme atteinte de handicap le moteur d’un espoir – ténu, mais espoir quand même. Le come-back ringard et attendrissant du palmé 1984, Wim Wenders, 77 ans, s’appuie exclusivement sur deux choses, en plus de sa propre nostalgie pour l’époque des cassettes audios de Lou Reed : les sublimes toilettes publiques ultra-design du quartier de Shibuya, à Tokyo, récemment redessinées et rénovées, et le célèbre acteur japonais Koji Yakusho (dix ans de moins), vu au cours de sa longue carrière chez Imamura, Aoyama, Kiyoshi Kurosawa ou Iñárritu, qui récure et astique en solitaire les cuvettes immaculées tout au long de Perfect Days. Une idée simple, mettre ensemble ce qu’on aime, en ficeler un petit film un peu mièvre et un peu amer – aigre-doux ! – et se retrouver en compétition, pour une performance d’acteur sans éclaboussure, gardant une part de mystère sous les litres de pschitt-pschitt (un cinéma un peu trop propre), récompensée par le prix d’interprétation masculine.

Si le plus grand danger qui peut menacer un festival comme Cannes c’est la progressive indifférence à son égard, face à ses clichés, à son folklore et ses enjeux, cet alliage répétitif de star-system show-off et d’une défense auteuriste dont on peut soupçonner, du fait de la contestation légitime des mœurs des plus riches d’une part et de la crise de la cinéphilie de l’autre, qu’elles sont deux jambes potentiellement désarticulées et pour un grand écart plus si évident ni de bon goût. L’édition 2023 du moins aura intéressé, pas forcément en raison des films eux-mêmes que du climat électrique qui les entourait ou parce que la manifestation dans son ensemble a paru redevenir une chambre d’écho particulièrement bruyante, contradictoire et par le fait vivante. On l’a vue d’entrée de jeu avec les débats autour de la présence du film Jeanne du Barry en ouverture et le retour en fanfare de Johnny Depp, avec tous les honneurs plénipotentiaires du tapis rouge (puis une standing ovation de dix minutes) quand il est toujours persona non grata à Hollywood. La tribune signée par plus d’une centaine d’acteurs et actrices français publiée par Libération dénonçant « les positionnements politiques affichés par le Festival de Cannes » dans la foulée de la rupture d’Adèle Haenel, puis quelques jours plus tard, la protestation des précaires des festivals faisant monter, en parallèle à la véhémence post-MeToo, la colère de rémunérations insuffisante et d’une difficulté collective à tenir le coup dans un environnement d’inflation des prix et de baisses des subventions publiques.

Vision d’artiste souveraine, toujours en chantier

Pour la première fois, on est sorti de la période de convalescence post-Covid où tout le monde était prudent, conscient que le cinéma et tout le secteur qui tournait autour de lui avait pris un sérieux coup dans l’aile. La résilience générale et les bons chiffres de fréquentation des salles en Europe, et en tout particulièrement en France, ont rallumé la flamme et vu réapparaître une envie générale d’en découdre. En lien direct avec le reste du pays – c’est possible, Justine Triet l’a prouvé en recevant son prix, déter et inattendue, abrégeant les politesses pour en venir au politique : « Le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites, cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur, de plus en plus décomplexé, éclate dans plusieurs domaines. Evidemment, socialement, c’est là où c’est le plus choquant. Mais on peut aussi voir ça dans toutes les hautes sphères de la société. Et le cinéma n’y échappe pas. La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous. Ce prix, je le dédie à toutes les jeunes réalisatrices, jeunes réalisateurs et à ceux qui n’arrivent pas aujourd’hui à tourner. Cette place que j’ai prise il y a quinze ans dans un monde un peu moins hostile qui considérait encore possible de se tromper et de recommencer. » Tous ceux qui craignaient que la mobilisation sociale, historique, se fasse oublier à Cannes en auront eu pour leur compte. Ceux qui craignaient qu’elle perturbe le Festival ou réémerge avec esclandre aussi.

Telle la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, qui a réagi au discours avec une extraordinaire rapidité (comme elle l’avait fait, le 24 avril, lors de la cérémonie des Molières). « Heureuse de voir la palme d’or décernée à Justine Triet, la dixième pour la France ! Mais estomaquée par son discours si injuste. Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas. » L’inquiétude d’un démantèlement du modèle de l’exception culturelle gronde depuis des mois dans le milieu du cinéma, défiant le rêve macroniste d’une Silicon Valley à la française. Initialement envisagé comme un projet de série, Anatomie d’une chute témoigne du meilleur de ce que la recherche et le tâtonnement peuvent produire hors de tout souci de recettes ou d’efficacité. C’est une vision d’artiste souveraine, toujours en chantier, préservée de la mode, des diktats toujours plus bruyants que des thuriféraires du modèle américain de « réussite » et de mise aux normes du marché (généralement escorté d’un discours anti-subventions) essayent petit à petit d’imposer en France.


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