Un rapport parlementaire révèle dix ans de connivence entre la Russie et le RN

jeudi 8 juin 2023.
 

Alors que le Rassemblement national essaye d’imposer son narratif à propos de la commission d’enquête dédiée aux ingérences étrangères, Mediapart révèle le contenu de son rapport qui fustige l’alignement du parti d’extrême droite sur la Russie de Vladimir Poutine.

Le cas spécifique du Rassemblement national

Le rapport note que si l’influence qu’exerce la Russie sur la vie politique française touche des personnalités de différents bords politiques, une relation « privilégiée » a lié les autorités russes et le Front national, devenu Rassemblement national.

Comment se manifeste la spécificité du cas RN par rapport aux « cas isolés » qu’on retrouve dans d’autres partis politiques ? Lors de son audition, l’eurodéputé socialiste Raphaël Glucksmann – qui avait présidé une commission sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne en 2021 – a estimé que la proximité idéologique avec le régime russe se doublait, dans le cas du RN, de manifestations de soutien explicite et réitéré à l’égard du Kremlin. L’élu dit en effet avoir constaté « une atmosphère générale qu’on ne retrouve pas, par exemple, au Parti populaire européen (PPE) » : « Le fait que M. Fillon ait accepté de travailler pour le régime russe, pour le système poutinien, ne détermine pas la position politique de l’ensemble du PPE. En revanche, les eurodéputés [du RN] qui ont été sanctionnés [par le Parlement européen] ont suivi la ligne politique de leur mouvement. »

Cela s’inscrit dans un mouvement plus large à l’échelle européenne, a expliqué Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP), parlant d’une « internationale fortement encouragée par le Kremlin » : de nombreux partis d’extrême droite ont soutenu ou soutiennent encore la Russie en Europe (l’AfD en Allemagne, le mouvement de Matteo Salvini en Italie, mais aussi en Estonie, en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie).

Cet alignement total sur le discours russe laisse songeur…

La rapporteuse (Renaissance) Constance Le Grip Le lien entre la Russie et le Front national est « ancré dans la durée », rappelle la rapporteuse, Constance Le Grip. Dès les années 1960, Jean-Marie Le Pen a noué des contacts avec des nationalistes russes. Ce lien s’explique tout d’abord « par une forte convergence de vues avec le pouvoir russe sur un certain nombre de valeurs politiques et de questions géopolitiques » (hostilité à l’Otan et plus largement aux États-Unis notamment). Et la « croyance en une Russie image d’Épinal éternelle, orthodoxe, défendant “l’homme blanc” et la chrétienté ». À partir de 2011 et l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front national, cette « stratégie de rapprochement politique et idéologique » avec le Kremlin va « se structurer et s’accélérer » : le rapport estime que le parti d’extrême droite est devenu la « courroie de transmission efficace » du discours officiel russe. « Cet alignement total sur le discours russe laisse songeur… », écrit Constance Le Grip.

Cela prend la forme de « contacts fréquents » entre frontistes et responsables russes ; de visites d’élus FN/RN en Russie, mais aussi en Crimée ou dans le Donbass (pour observer des élections organisées par les séparatistes pro-russes, et condamnées par la communauté internationale) ; de rencontres entre Marine Le Pen et des personnalités des cercles du pouvoir (le président de la Douma, le président de la commission des affaires étrangères de la Douma, le vice-premier ministre), et par « une demande insistante et formulée pendant plusieurs années de rendez-vous officiel avec Vladimir Poutine », qui la recevra officiellement au Kremlin le 24 mars 2017, soit moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle française.

À LIRE AUSSI L’argent russe du Rassemblement national 17 décembre 2014 Ce rapprochement se matérialise aussi par des votes au Parlement européen des élus RN (détaillés dans le rapport) qui « s’alignent systématiquement sur l’intérêt du régime russe ». Mais aussi et surtout par des financements, tenus secrets et révélés par Mediapart : deux prêts russes octroyés au Front national (9 millions d’euros) et à son fondateur Jean-Marie Le Pen (2 millions) en 2014, année de l’annexion de la Crimée. « Le Rassemblement national est le seul parti français financé en partie par un prêt [russe] », relève le rapport.

La rapporteuse Constance Le Grip retrace la chronologie de ce rapprochement et relève qu’« à chaque “crise” géopolitique provoquée par la Russie », le Rassemblement national a « assuré M. Poutine de leur soutien ». Marine Le Pen s’oppose par exemple avec virulence, en 2015, à la décision prise par le président François Hollande d’annuler la vente de navires de guerre, deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie – « alors même qu’elle est hostile aujourd’hui à la livraison d’armes à l’Ukraine attaquée par la Russie… », remarque le rapport. Elle a aussi toujours contesté toute « annexion » de la Crimée en 2014, parlant d’un « rattachement » issu d’un vote libre de ses habitants, sur un territoire qui fut russe pendant « deux siècles » ; alors même que ce référendum d’autodétermination a été jugé illégal par la France, et la communauté internationale. « Tous ses propos sur la Crimée, réitérés lors de son audition par la commission d’enquête, reprennent mot pour mot les éléments de langage officiels du régime de Poutine », estime le rapport.

Le rapport note que l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a marqué « une atténuation des prises de position pro-russes du Rassemblement national et de Mme Le Pen », qui a « condamné sans ambages » cette agression militaire de la Russie. Mais la candidate du RN a tout de même déclaré, dans sa conférence de presse consacrée aux questions internationales, en avril 2022, que, dès lors qu’un accord de paix serait trouvé entre l’Ukraine et la Russie, la France devrait travailler à un « rapprochement stratégique entre l’Otan et la Russie ».

Et par plusieurs votes, les élus RN ont pris leurs distances, refusant par exemple de soutenir, à l’Assemblée nationale, une résolution condamnant le « crime d’agression » commis par la Russie. Surtout, le discours du Kremlin a continué d’être relayé par l’eurodéputé Thierry Mariani, figure du RN et pro-russe assumé. Sur Twitter, le 19 mars 2022, l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy a par exemple estimé que le bombardement russe du théâtre de Marioupol, qui aurait fait environ 600 morts, était une « opération d’intoxication » de l’Ukraine.

Le nouveau président du RN, Jordan Bardella, « sans doute conscient des dégâts provoqués sur l’image du parti par le tropisme pro-Kremlin », souligne la rapporteuse, s’est lancé, en février 2023, « dans une opération de réhabilitation du Rassemblement national » en opérant « un début de virage dans la position du parti sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ». Ce début de virage, « cousu de fil blanc » selon certains, peut être vu comme « une volonté de poursuivre, sur le plan international, la “normalisation” du parti, tentée sur d’autres thématiques par Marine Le Pen », conclut le rapport, à l’image de la stratégie de la première ministre italienne d’extrême droite Giorgia Meloni.

Dans son rapport, Constance Le Grip revient longuement sur les prêts étrangers décrochés par le RN au fil des années : le prêt russe de 9 millions d’euros (racheté par une obscure entreprise de location de voiture moscovite, puis par une société aéronautique dirigée par d’anciens militaires proches des services secrets de l’armée russe), le prêt de 8 millions octroyé en 2017 par Laurent Foucher, un Français lié aux autorités russes par de mystérieux accords, via une banque basée aux Émirats arabes unis, le prêt de 10 millions d’une banque hongroise en 2022. Elle rappelle que la cheffe de file du RN s’est montrée « fort peu curieuse », « ou alors fort évasive sur ses souvenirs », sur l’origine des fonds de ces prêts. Notamment s’agissant du prêt de Laurent Foucher, qui était « apparemment insolvable » à l’époque, et qui a été mis en examen pour blanchiment d’argent à Genève.

Pour tenter d’éclaircir les choses, la rapporteuse a effectué deux contrôles sur place et sur pièces à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), et à Tracfin – l’organisme antiblanchiment de Bercy à l’origine de plusieurs signalements à la justice sur les commissions versées en marge des prêts russes.

Dans les documents contractuels qu’elle a pu consulter auprès de la CNCCFP, aucun élément ne laisse apparaître que le Front national apportait des garanties contre l’octroi du prêt russe. Or une absence de garanties de la part de l’emprunteur constitue un avantage considérable eu égard aux exigences qui s’appliquent ordinairement à ce type de transaction, relève-t-elle. Il ressort aussi de l’audition du président de la CNCCFP que le rééchelonnement du prêt russe (dont le remboursement a été décalé de 2019 à 2028) constitue, pour le Rassemblement national, « un avantage certain et conséquent », ce qui contredit le discours selon lequel le RN n’a jamais bénéficié d’un « traitement de faveur » de la part de ses créanciers russes.

« L’ensemble de ces circonstances conduit à s’interroger sur les motivations qui ont conduit à l’octroi de ces prêts par des établissements russes au FN puis au RN, alors que le parti a multiplié les marques de soutien et de proximité envers le pouvoir russe », conclut le rapport, qui liste les éléments, révélés par Mediapart au fil des années, alimentant l’hypothèse de contreparties politiques aux financements russes (SMS troublants d’un responsable du Kremlin parlant de « remercier » Marine Le Pen, voyages dans le Donbass considérés comme « une contrepartie au prêt » par son ancien conseiller international, Aymeric Chauprade).

Face à ces éléments, Marine Le Pen avait répondu à la commission que ces prêts étrangers n’avaient pas changé « d’un iota » la ligne géopolitique du parti, et que c’est « contraint et forcé » que celui-ci était allé chercher un prêt hors des frontières de l’Union européenne, faute d’obtenir de financement d’une banque française ou européenne, malgré l’envoi de « deux cents lettres » à des établissements bancaires.


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