Interview de Sarkozy au « Figaro » : version complétée par Mediapart

mardi 29 août 2023.
 

Russie, Kadhafi, corruption, Afrique : « Le Figaro » a présenté un Nicolas Sarkozy ne craignant pas de « bousculer le politiquement correct ». Ni la réalité des faits, aurait pu ajouter le quotidien. Mediapart produit donc une version complétée « exclusive » de l’entretien.

Comme une sorte de jeu estival, Le Figaro a surpris son monde en proposant un texte à trous, mercredi 16 août, autour de l’interview « exclusive » de l’ex-président de la République Nicolas Sarkozy.

Ce dernier est en pleine promotion de son nouveau livre Le Temps des combats, à paraître le 22 août aux éditions Fayard, trois ans après Le Temps des tempêtes. Entre-temps, l’ancien chef de l’État avait aussi publié en 2021, année de ses condamnations à de la prison en première instance dans les affaires Bygmalion et Bismuth, un autre ouvrage fort à propos, puisqu’il était intitulé Promenades.

Guerre en Ukraine, corruption en Afrique, problème de « délinquance » en France : tout y passe dans l’entretien fleuve accordé par Nicolas Sarkozy au directeur de la rédaction du Figaro Magazine Guillaume Roquette et au grand reporter Charles Jaigu.

Seulement, les journalistes et l’ancien président ont omis dans leurs questions et réponses de rappeler des éléments de contexte – contrats avec la Russie, condamnations, etc. – pourtant essentiels à la compréhension des choses. Mediapart a donc complété l’entretien.

Sur la Russie et la guerre en Ukraine

Question du « Figaro » :

Parmi les combats que vous avez connus, certains nous rapprochent de l’histoire immédiate. En 2008, vous aviez partiellement réussi à raisonner Vladimir Poutine. Aujourd’hui, il ne veut plus rien entendre…

Extraits des réponses de Nicolas Sarkozy :

L’échec vient de loin. Il est séculaire. Et je veux ici rendre hommage à Hélène Carrère d’Encausse, qui nous a hélas quittés. Elle a été une grande passeuse de l’histoire russe pendant quarante ans. Mais je ­reviens à votre question. Les Russes sont des Slaves. Ils sont différents de nous. La discussion est toujours difficile et a suscité beaucoup de malentendus dans notre histoire commune. Malgré cela nous avons besoin d’eux et ils ont besoin de nous. J’ai eu de profonds désaccords avec Vladimir Poutine, j’ai pris mes responsabilités en 2008, quand j’étais président du Conseil des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne.

[…]

On ne peut pas s’en tenir à l’idée étrange de « faire la guerre sans la faire ». Nous serons obligés de clarifier notre stratégie, surtout si cette guerre devait durer. La diplomatie, la discussion, l’échange restent les seuls moyens de trouver une solution acceptable. Sans compromis, rien ne sera possible, et nous courrons le risque que les choses dégénèrent à tout moment. Cette poudrière pourrait avoir des conséquences redoutables.

Ce qu’ils auraient pu rappeler :

Étrangement, Nicolas Sarkozy comme les journalistes occultent un élément de contexte fondamental : l’argent. Et plus précisément : l’argent russe reçu par l’ancien président de la République depuis son départ de l’Élysée en 2012.

L’ex-chef de l’État a pourtant conclu en 2019 un contrat de conseil pluriannuel, dont le montant total s’élève à 3 millions d’euros, avec le groupe d’assurances russe Reso-Garantia, contrôlé par les milliardaires Sergey et Nikolay Sarkisov, comme l’avait révélé Mediapart. Début 2020, il a reçu 500 000 euros en provenance de Russie au titre de ce contrat sur son compte à la banque Edmond de Rothschild, ce qui a provoqué l’ouverture d’une enquête préliminaire par le Parquet national financier (PNF) à la suite d’un signalement de Tracfin, le service de renseignement de Bercy..

Un an avant la conclusion de ce contrat, Nicolas Sarkozy vantait les mérites de Vladimir Poutine lors d’une soirée à Moscou organisée en novembre 2018 par le Russia Direct Investment Fund (RDIF), principal fonds souverain de l’État russe. Au même moment, l’ancien président a touché 300 000 euros d’une mystérieuse entité, portant le même nom qu’une des filiales de RDIF, comme l’a révélé Mediapart.

Comme le montre une vidéo de l’événement, Nicolas Sarkozy avait rappelé au cours de cette soirée sa grande proximité avec Vladimir Poutine, le présentant comme un « ami » de « toujours », « parce que c’est un homme avec qui on peut parler, y compris quand on a des désaccords ». Les Ukrainiens peuvent aujourd’hui en témoigner.

À la fin de son intervention, l’ancien président français, visiblement ravi de sa prestation, affirmait aussi à l’attention du président de RDIF Kirill Dmitriev : « C’est la première fois que tu m’invites ici, l’année prochaine, je veux être invité aussi. »

Enfin, selon des témoignages recueillis par Mediapart en mai 2022, l’intermédiaire Alexandre Djouhri, particulièrement proche de l’ancien président français à l’époque, a pour sa part réclamé « 5 à 7 % » de commission aux dirigeants de Naval Group lors de la vente des navires Mistral à la Russie, vente finalement annulée par François Hollande après l’invasion de la Crimée en 2014.

Sur la Libye de Mouammar Kadhafi

Question du « Figaro » :

Avez-vous donné l’ordre d’éliminer Kadhafi ?

Réponse de Nicolas Sarkozy :

Certains ont osé dire que j’aurais donné cet ordre. Cette polémique ­indigne s’est effacée devant les faits. Ce qui se passait en Libye était une action collective coordonnée, conduite par l’Otan. Bien plus tard, le clan Kadhafi s’est vengé en prétendant avoir financé ma campagne. Aucune trace du moindre financement n’a pu être trouvée après onze années d’enquête ! Je ne regrette pas cette intervention en Libye. Ce n’est pas la France qui a déclenché le printemps libyen. Ce pays sombrait dans le chaos. Si nous n’étions pas intervenus, il y aurait eu des milliers de morts.

Ce qu’ils auraient pu rappeler :

Il n’y a tellement rien dans le dossier des financements libyens que, après dix ans d’enquête judiciaire, le Parquet national financier (PNF) a demandé, dans un réquisitoire définitif signé le 10 mai 2023, le renvoi devant un tribunal correctionnel de l’ancien président de la République et de trois de ses ex-ministres. Mais cette information, qui a fait le tour de monde, a peut-être échappé aux journalistes du Figaro.

Dans ce dossier, l’ancien chef de l’État français est soupçonné d’avoir noué avec le dictateur libyen un pacte de corruption avant l’élection présidentielle de 2007 et d’avoir ensuite favorisé les intérêts économiques, diplomatiques, juridiques et sécuritaires de son régime.

Sur la corruption

Question du « Figaro »

On connaît la corruption de nombreux pays africains, qui absorbent les aides du monde entier et le détournent pour l’enrichissement de ­quelques-uns…

Réponse de Nicolas Sarkozy :

Je ne dis pas que c’est facile. C’est même tout le contraire. C’est un immense défi. Cela supposera évidemment de changer les règles de la concurrence au niveau européen. Il ne s’agit pas de financer des infrastructures qui profiteraient aux ­entreprises russes, turques ou chinoises. Mais nous n’avons pas le choix. Agir ou subir, tel est le dilemme.

Ce qu’ils auraient pu rappeler :

La corruption ne s’observe pas qu’en Afrique. Pour la première fois dans l’histoire de la République française, un ancien chef de l’État a d’ailleurs été reconnu coupable en appel dans une affaire de corruption. C’était le 17 mai 2023, et cela concernait un certain Nicolas Sarkozy.

Propriété de la famille Dassault, Le Figaro connaît également bien le phénomène. À la tête du groupe de presse jusqu’à sa mort en 2018, Serge Dassault a lui-même été condamné, en 1998, pour des faits de corruption en Belgique dans le cadre de l’affaire Agusta (achat d’hélicoptères de combat). Le système d’achat de votes mis en œuvre à Corbeil-Essonnes a aussi donné lieu à la condamnation, en 2020, de l’ancien bras droit de Serge Dassault.

Enfin, le nouveau livre de Nicolas Sarkozy est édité par Fayard, qui vient d’être avalé par son ami Vincent Bolloré. Lequel milliardaire est actuellement poursuivi, après avoir échoué à conclure une procédure par un plaider-coupable, pour la corruption présumée de deux présidents africains (Faure Gnassingbé au Togo et Alpha Condé en Guinée-Conakry), en échange de la prolongation d’une concession portuaire.

Sur les affaires judiciaires

Question du « Figaro » :

Votre quinquennat s’éloigne dans la mémoire des Français, et quand ils ont de vos nouvelles, c’est au travers de la chronique judiciaire. Comment vivez-vous cette situation ?

Réponse de Nicolas Sarkozy :

Je ne pense pas que ma place dans la vie des Français se réduise aux procédures qui sont intentées contre moi. Mes rencontres avec les Français ­durant mes nombreux déplacements me montrent qu’ils font la part des choses. D’abord parce que j’ai fait face sans jamais me dérober. J’ai été perquisitionné, auditionné des centaines d’heures.

Ensuite parce que les Français seraient bien en peine de ­résumer ce qu’on me reproche. ­Personne n’y comprend rien. Est-ce que j’ai détourné de l’argent ? Est-ce que j’ai fraudé le fisc ? Y a-t-il eu le moindre enrichissement personnel ? Non, non et non ! Personne n’a été plus contrôlé, examiné, vérifié que je ne l’ai été. Si quoi que ce soit de réellement répréhensible avait été trouvé et prouvé, cela se saurait. Je reste serein car la vérité finira par triompher. C’est juste une question d’endurance. Et croyez-moi : je n’en manque pas !

Ce qu’ils auraient pu rappeler :

« Si quoi que ce soit de réellement répréhensible avait été trouvé et prouvé cela se saurait », affirme Nicolas Sarkozy. On ne peut que partager ce constat.

L’ancien président a été condamné à un an de prison ferme pour financement illégal de campagne dans l’affaire Bygmalion. Il a fait appel (procès en novembre 2023). Il a aussi été condamné à trois de prison, dont un ferme, pour corruption et trafic d’influence en mai 2023 en appel dans l’affaire Bismuth. Il a formé un pourvoi en cassation et déjà promis de saisir la Cour européenne des droits de l’homme s’il était débouté.

Il est aussi menacé d’un procès pour corruption, financement illégal de campagne, recel de détournement de fonds publics et association de malfaiteurs dans l’affaire des financements libyens, depuis que le PNF a demandé son renvoi en mai 2023.

Au-delà de sa situation pénale personnelle, c’est tout l’entourage de l’ancien président de la République, depuis ses mentors jusqu’à ses plus proches collaborateurs, qui est aujourd’hui dans le viseur de la justice

Sur le policier maintenu en détention à Marseille

Question du « Figaro » :

Gérald Darmanin a-t-il raison de vouloir inscrire dans la loi l’interdiction de placer des policiers en détention provisoire ? N’est-ce pas une décision qui doit être prise au cas par cas ?

Réponse de Nicolas Sarkozy :

En ce qui concerne les policiers mis en cause à Marseille, ou ailleurs, il faut s’en tenir aux principes. On met en prison quelqu’un avant le jugement principalement pour deux raisons. Soit parce qu’il y a un risque qu’il fasse disparaître des preuves, soit parce qu’on craint qu’il fasse pression sur des témoins.

Ce n’est pas le cas de ce policier soupçonné de violence. Il n’est certainement pas au-dessus des lois, mais il n’est pas en dessous non plus. Son maintien en liberté ne faisait pas obstacle à la ­recherche de la vérité.

Ce qu’ils auraient pu rappeler :

La « recherche de la vérité » importe visiblement bien peu à Nicolas Sarkozy. En effet, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, devant laquelle le policier de Marseille a fait appel de son incarcération, a précisément considéré, dans sa décision rendue le 3 août 2023, que la détention provisoire était indispensable pour éviter toute concertation entre les mis en examen avant leurs interrogatoires .

Pendant l’audience, l’avocat général avait également soutenu que la détention du fonctionnaire de police était aussi le seul moyen de « préserver l’information judiciaire », en évitant la concertation frauduleuse entre les mis en examen, qui s’étaient téléphoné juste après avoir reçu leurs convocations à l’IGPN, ou une éventuelle destruction de preuves.

Antton Rouget


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