"L’être humain n’est pas préparé à ce genre d’impact" : le rugby est-il ou non un sport de combat ?

vendredi 22 septembre 2023.
 

La conquête. L’impact. La percussion. La bataille de la mêlée. Le lexique du monde du rugby est truffé de termes empruntés à celui des sports de combat. Ni ring ni cage sur la pelouse, pas de gants, aucun arbitre pour compter un athlète au sol ou mettre fin au match prématurément quand l’une des deux équipes subit trop. Mais des notions ancrées dans l’ADN d’un sport collectif basé sur l’idée du défi physique.

Pourtant, les avis divergent sur la question, à commencer par ceux des deux tacticiens phares du rugby français actuel. Pour le sélectionneur du XV de France Fabien Galthié, la comparaison tient. Critiqué pour n’avoir pas su protéger son ouvreur Romain Ntamack après sa grave blessure lors d’un match de préparation, entraînant son forfait pour l’ensemble de la Coupe du monde, le patron des Bleus se voulait pragmatique.

"Il y a un débat et on l’entend. On est très déçus des forfaits sur blessure, mais le rugby est un sport de combat", estimait-il à l’issue du match. Mais du côté du Stade Toulousain, le son de cloche est tout autre. Pour le manager des champions de France Ugo Mola, il s’agit avant tout d’"un sport d’évitement". "Pendant des années, le rugby a été porté par des personnes qui pensaient que c’était un sport de combat. On l’a même souvent vendu comme un sport de combat ultime.

"Mais c’est le MMA, ça, pas le rugby", tranchait-il dans les colonnes du JDD.

"La mêlée, c’est la pique !"

Alors, évitement ou combat, qu’en disent ceux qui ont un pied dans chaque monde ? "Ça a d’abord toujours été un sport d’esquive, dans l’évitement, comme en boxe avec l’esquive rotative ou latérale, mais aussi un sport de rentre-dedans avec la démolition du mec d’en face", analyse Vincent Moscato, ancien international français et animateur du Super Moscato Show sur RMC.

"Le but n’est pas de le mettre KO, mais de l’user physiquement, poursuit l’ancien rugbyman également passé par les rings pour des combats de boxe chez les poids lourds. Il y a plusieurs façons de pouvoir passer : dans les intervalles ou sur le corps du mec. A partir du moment où l’usure de l’adversaire est envisageable et envisagée, ça devient un sport de combat par la rudesse des plaquages et des rucks et l’élimination physique de ton adversaire. Ça devient un sport de combat à une différence près : c’est le seul sport de combat collectif. C’est du MMA collectif avec un ballon."

Connaisseur des deux mondes, l’ancien rugbyman file une métaphore pour affiner l’explication : "La mêlée fermée est faite pour donner la pique, comme un picador donnerait la pique à un taureau pour l’user pour qu’il ne garde pas toute sa vigueur, avant que le torero vedette ne rentre dans l’arène. Autrement, il y aurait probablement beaucoup plus d’accidents du torero. La mêlée, c’est la pique !"

Patron du MMA Factory, Fernand Lopez connaît bien le combat. Le coach et manager de Ciryl Gane connaît également bien le rugby, pratiqué dans son Cameroun natal – "J’ai fait partie de la première équipe nationale" – puis en France du côté de Saint-Ouen, Clichy, Pontoise ou encore l’US Métro. Contraint d’arrêter le sport en raison d’une blessure, il a tout de même occupé pendant deux ans le poste de président d’honneur de l’association du rugby de la diaspora camerounaise.

"On est sur un sport où il y a 80 minutes de combats entrecoupés de courses, détaille-t-il. Quand j’ai la balle, j’ai quinze personnes en face de moi qui ont le droit de me plaquer, d’aller au combat au corps-à-corps et de me faire tomber. Pour me défendre face à cette forme de lutte, il y a le raffut. Je vais tendre mon bras pour raffûter le gars qui vient en face de moi, mettre l’alignement segmentaire parfait qui va me permettre de pousser l’épaule ou la tête du gars et de le repousser, ou même de rentrer tête en premier, tête en bille. Je vais compter sur la structure de mon corps et de ma colonne vertébrale pour imposer une biomécanique qui va le faire tomber à son tour."

Sur le terrain, le combat se retrouve partout. Et tout le temps, ou presque. "Dans un pack, reprend Lopez, les plus expérimentés vont pousser en biais pour créer une hyperinclinaison des cervicales qui va mettre mal à l’aise ceux qui restent droits et les obliger à reculer. Tu tombes plusieurs fois et tu dois te relever plusieurs fois, recommencer les plaquages. Il y a des postes comme le troisième-ligne aile, le ’flanker’, qui va répéter ces phases où il va plaquer ou percuter des gens. Ça lui fait des phases de combat énormes."

L’évolution des morphologies

Et si le combat, individuel comme collectif, a toujours fait partie du rugby, il a pris de l’importance avec le temps. Car le rugby a évolué et ses acteurs avec lui. Sur les vingt premières années de son professionnalisme, de 1995 à 2015, le temps de jeu effectif a doublé, passant de vingt à quarante minutes. Le poids des rugbymen, lui, a augmenté de 10% en moyenne sur la même période.

"Avec la masse physique et les préparations physiques des joueurs, le rugby correspond de plus en plus à un sport de combat", résume Vincent Moscato. Plus les impacts augmentent, plus la dimension physique compte, et plus il faut des "beaux bestiaux" pour y faire face. "Le morphotype du rugbyman s’est métamorphosé, explique-t-il. Les trois-quarts étaient des mecs qui faisaient 60 kilos. Aujourd’hui, ils approchent des 100 kilos. Mais ils sont capables de faire du 10 secondes au 100 mètres. (…) La notion d’engagement physique a changé. Aujourd’hui, il est plus global, plus de l’ordre du CrossFit, d’un sport hybride. Tout le monde est dans la même course : comment faire pour avoir un deuxième ligne capable de sauter très haut, parce que très grand, mais aussi d’être puissant, ce qui nécessite des charges incroyables pour le développement de la force, et endurant ?"

Ancien pilier et talonneur, Fernand Lopez constate l’évolution à travers ses "collègues" de la première ligne : "A l’époque, dans le pack, où il y avait le combat, on avait des personnes au physique endomorphe, un peu comme moi ou Moscato, trapus, courts sur jambes, des mecs qui avaient une facilité à prendre de la masse, solides mais pas forcément endurants. Aujourd’hui, le morphotype d’un rugbyman est un mésomorphe, des gars qui ont une taille bien répartie avec le poids correct et capables de faire à peu près tout. Les demis de mêlée sont capables de percuter et d’aller faire du nettoyage en mêlée, et pourtant ce sont des mecs censés être légers et rapides. Le curseur s’est déplacé."

A la manière d’un boxeur qui abîme son adversaire petit à petit jusqu’à lui éteindre la lumière sur un KO, le rugbyman va chercher l’usure qui fera plier le camp opposé. Et dans un jeu où tous les corps ont pris la direction du dieu grec, la note peut s’avérer salée.

"De plus en plus, les équipes craquent sur les vingt dernières minutes car elles pètent physiquement puis moralement, rappelle Moscato. "Tu te blesses beaucoup plus au rugby qu’à la boxe. C’est beaucoup plus traumatisant. J’avais moins peur avant un match qu’avant un combat. Mais le danger était pire. Les accidents ont été pires."

Les corps ont évolué, le risque aussi.

En trois ans, entre les saisons 2012-2013 et 2015-2016, les sorties définitives sur blessure en Top 14 ont ainsi augmenté de 40%. Les postes les plus exposés, la première ligne (piliers et talonneur), représentaient 26% de ce total, un taux qui montait à 43% en rajoutant les demis de mêlée et d’ouverture. Malgré la mise en place du protocole commotion cérébrale il y a un peu plus de dix ans, une étude britannique de 2021 basée sur 44 joueurs de l’élite montrait que 23% des sujets présentaient des anomalies dans la structure cérébrale de la substance blanche du cerveau (qui permet la connexion avec les neurones).

"Ça devient ultra dangereux", souligne Lopez.

"Ça reste le corps humain et il n’a pas été préparé pour prendre des impacts comme ça. Avec le temps, on a pu faire des voitures plus déformables pour mieux dissiper la force de l’impact sur un choc. Mais l’être humain, on ne peut pas beaucoup le déformer. On parle d’impacts entre mecs qui ont chacun un quintal sur la balance. On a commencé à le voir avec Jonah Lomu lors de la Coupe du monde 1995 en Afrique du Sud. Quand un mec comme ça te rentrait dans la tête, tu te demandais où tu vivais. Il traversait les gens car l’être humain en face n’était pas préparé à ce genre d’impact", explique le patron de la MMA Factory.

Dans une discipline qui a de plus en plus viré vers le défi physique, l’idée de préparer les rugbymen via les sports de combat fait donc sens. Et inversement.

"Il y a beaucoup d’entraînements de boxe en rugby", précise Moscato. "On a déjà vu l’équipe de France solliciter l’équipe de lutte pour du travail de plaquage, de structuration dans la mêlée, appuie Lopez. L’équipe d’Angleterre l’a fait aussi pour aller chercher ces appuis-là, cette position, ce combat dans le combat durant les mêlées." Le coach de MMA sait se servir de son passé dans son présent : "Contre Jairzinho Rozenstruik, une des consignes données à Ciryl Gane était : ’plaquage de rugby’. Ça m’arrange au lieu de dire takedown ou amenée au sol, car ça peut plus être confondu, et ça a du sens. Je lui dis : ’Ne va pas lutter vraiment pour la lutte, va faire un peu de rugby. Quand tu lui mets une grosse série de coups de poing, j’aimerais que tu changes de niveau et que tu mettes juste un plaquage de rugby, un gros impact avec un barrage des jambes derrière qui va créer une rupture d’équilibre’. C’est quelque chose qu’on utilise pas mal et c’est le point le plus commun avec le combat."

"Un sport rugueux, difficile"

Fernand Lopez aime aussi emprunter une chose au rugby : son état d’esprit. Ce côté guerrier, similaire à celui nécessaire quand on monte dans une cage pour combattre.

"Le rugby est un sport de durs", estime-t-il. "Que ce soit des femmes ou des hommes, ce sont des personnes dures car c’est un sport rugueux, difficile. Par exemple l’hiver, par -7°, où tu dois mettre la main sur la balle alors que tu n’as même pas de gants et qu’un mec vient poser ses vis de 14 sur la main. C’est un sport vraiment dur et ça m’aide souvent pour la casquette ’préparation mentale’. Ça m’aide à coacher mes gars, à leur dire : ’Ce n’est pas juste faire le MMA quand c’est bien, il faut qu’on sache qu’on aura des moments difficiles et qu’on doit aller au charbon et morfler’"

Aller au charbon. Encore un parallèle lexical entre deux mondes qui se ressemblent dans le fond. Et qui partagent un dernier parallèle. Mettre un boxeur ou un combattant de MMA poids lourd face à un poids léger n’a aucun sens et représenterait un gros danger pour le plus petit. Tout comme mettre des équipes trop inférieures face à l’élite de l’ovalie pourrait ressembler à un jeu de massacre, n’en déplaise à ceux qui aimeraient voir ce sport afficher un visage plus universaliste en mettant tout le monde au même niveau.


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