Il y a six ans, Bezalel Smotrich, alors jeune membre de la Knesset dont c’était le premier mandat [31 mars 2015 au 7 février 2023], a publié son « Plan décisif », une sorte de « but ultime » concernant le conflit israélo-palestinien. Selon cet élu d’extrême droite, qui est aujourd’hui ministre des Finances d’Israël et surintendant pour le gouvernement en Cisjordanie, la contradiction inhérente entre les aspirations nationales juives et palestiniennes ne permet aucune forme de compromis, de réconciliation ou de partage. Au lieu d’entretenir l’illusion qu’un accord politique est possible, la question doit être résolue unilatéralement une fois pour toutes.
Il préconise d’annexer dans son intégralité la Cisjordanie. les préoccupations démographiques seront atténuées en offrant aux 3 millions de résidents palestiniens un choix : renoncer à leurs aspirations nationales et continuer à vivre sur leur terre avec un statut inférieur, ou émigrer à l’étranger. Si, au contraire, ils choisissent de prendre les armes contre Israël, ils seront qualifiés de terroristes et l’armée israélienne se chargera de « tuer ceux qui doivent être tués ». Lorsqu’on lui a demandé, lors d’une réunion au cours de laquelle il a présenté son plan à des personnalités religieuses sionistes, s’il entendait également tuer des familles, des femmes et des enfants, Bezalel Smotrich a répondu : « A la guerre comme à la guerre » (Haaretz en hébreu, 14 mai 2017).
Dans la mesure où il a fait l’objet d’une attention publique, le « Plan décisif » a été perçu, dès sa publication, comme délirant et dangereux, même parmi les commentateurs politiques israéliens les plus importants. Pourtant, un examen des médias et du discours politique israéliens actuels montre qu’à propos des opérations actuelles de l’armée sur/à Gaza, une grande partie du public a complètement intériorisé la logique du plan de Smotrich.
En fait, l’opinion publique israélienne au sujet de Gaza, où la vision de Smotrich est mise en œuvre avec une férocité que même lui n’avait peut-être pas prévue, est aujourd’hui encore plus extrême que le texte lui-même du « Plan décisif ». C’est parce que, dans la pratique, Israël retire de l’ordre du jour la première possibilité offerte – une existence inférieure, « dépalestinisée » – qui, jusqu’au 7 octobre, était l’option choisie par la plupart des Israéliens.
Emigration ou anéantissement La sidération totale face à l’attaque meurtrière du Hamas et le refus de la resituer dans le contexte de décennies d’oppression témoignent d’une posture israélienne qui se demande vraiment pourquoi les Palestiniens ne se sont pas contentés de leur statut de prisonniers à Gaza, n’ont pas remercié Israël pour sa générosité en permettant à quelques milliers de personnes de travailler pour des salaires minimes [1] sur les terres d’où leurs familles ont été expulsées, et n’ont pas apporté des fleurs à leurs occupants.
En réalité, combien d’Israéliens se souciaient de la situation à Gaza tant que les Palestiniens ne tiraient pas de roquettes ou ne franchissaient pas la clôture pour investir nos communautés ? Qui s’est donné la peine de demander à quoi renvoie le « calme » dans l’enclave assiégée ? Pour la plupart des Juifs israéliens, les plus de deux millions de Palestiniens de Gaza auraient dû se taire et se résigner à mourir de faim [2]. Mais aujourd’hui, même cette option n’est plus satisfaisante, ce qui pousse les Israéliens à se rallier à un nouvel ultimatum pour Gaza : l’émigration ou l’anéantissement.
Dans le contexte actuel, l’émigration est souvent présentée comme une démarche humanitaire, permettant généreusement aux civils palestiniens de quitter la zone des opérations armées. En réalité, près des trois quarts de la population de Gaza ont été déplacés de force depuis le 7 octobre, principalement depuis le nord, et l’armée israélienne continue de les pilonner dans toutes les zones de la bande.
Par ailleurs, l’émigration est présentée sous la forme de plans de transfert massif de Palestiniens hors de Gaza, plans sérieusement envisagés par les hauts fonctionnaires et les responsables israéliens. Pour une grande partie de l’opinion publique israélienne, les Palestiniens sont plus faciles à déplacer que les meubles d’un appartement.
Etant donné que l’expulsion de la population de Gaza est parfaitement sensée pour la plupart des Israéliens, le refus des Palestiniens de se soumettre à la puissance du régime israélien est perçu comme une menace existentielle et une raison suffisante pour les anéantir. Il est vrai que les horribles massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre dans des collectivités civiles ont bafoué ce qui peut être le cadre de la résistance légitime à l’oppression. Néanmoins, la grande majorité des Israéliens ne voyaient absolument pas d’inconvénient à ce que des tireurs d’élite tuent et mutilent des Palestiniens qui manifestaient en masse devant la barrière de Gaza lors de la Grande Marche du retour [de mars 2018 à décembre 2019]. A leurs yeux, aucune forme de protestation contre l’occupation n’est légitime.
Ce n’est pas seulement la conception de Smotrich qui s’est installée dans le cœur du public depuis le 7 octobre, mais aussi sa rhétorique. Dans son introduction au « Plan décisif », Smotrich écrit : « L’affirmation selon laquelle “le terrorisme découle du désespoir” est un mensonge. Le terrorisme naît de l’espoir – un espoir de nous affaiblir. » Le public israélien a également adopté la rupture du lien entre le terrorisme, d’une part, et le désespoir et la résistance, d’autre part. Dans le climat actuel, toute tentative d’évoquer ce lien est immédiatement dénoncée comme justifiant les crimes du Hamas.
La terrible « smotrichisation » du public israélien s’incarne dans la volonté totale de sacrifier la vie du moindre Palestinien de Gaza pour la victoire ultime que le ministre d’extrême droite a promise dans son plan. C’est l’indifférence inquiétante face au nombre considérable d’enfants morts, et l’intériorisation complète de l’idée que toute tentative de lutte et de liberté de l’autre côté de la barrière doit être anéantie, quel qu’en soit le coût humain.
Ce processus ne s’arrêtera pas et ne peut pas s’arrêter à la barrière de Gaza. La logique de Smotrich s’infiltre déjà dans l’approche de l’Etat à l’égard de ses propres citoyens palestiniens, qui font face à des niveaux de persécution et de répression qui rappellent le régime militaire de 1949-1966. Ce n’est pas une coïncidence si les voix de cette communauté sont presque totalement absentes de la scène publique ces jours-ci. Ils sont soumis à des arrestations et à des mises en accusation pour avoir simplement affirmé leur identité nationale.
Dans un pays où poster une vidéo de shakshuka [plat maghrébin] à côté d’un drapeau palestinien conduit à l’incarcération, le processus de « smotrichisatio » et d’intériorisation de sa conception « décisive » est déjà bien avancé. Il est difficile d’imaginer les implications de ce processus sur la possibilité de réhabilitation de la société israélienne malade après la guerre et de jeter à nouveau les bases d’une lutte pour une société partagée. (
Orly Noy
• Article publié sur le site du magazine israélien +972, 10 novembre 2023. Une version de cet article a d’abord été publiée en hébreu sur Local Call. Traduction A l’Encontre le 13 novembre 2023
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