Liquidation du fret ferroviaire – Macron et Bruxelles à la manœuvre

mardi 19 décembre 2023.
 

Fret ferroviaire. Il suffit de prendre le bus ou la voiture pour s’en rendre compte : les camions saturent les routes. Chaque année, ce sont près de 140 milliards de tonnes par kilomètres qui empruntent les routes du pays. En comparaison, le fret ferroviaire n’a déplacé que 36 milliards de tonnes-kilomètres en 2021. Un train de 35 wagons représente 55 camions de 32 tonnes. L’équation est vite résolue.

Dans les années 1980, le réseau ferroviaire français était reconnu pour sa qualité dans le monde entier et l’un des plus étendus d’Europe, 30% supérieur à celui de l’Allemagne. Aujourd’hui, ce même réseau allemand est 2,5 fois supérieur au nôtre dans ce pays d’outre- Rhin pourtant réputé pour la fragilité de son Etat et la défaillance coutumière de ses infrastructures publiques.

En cause ? Le dogme de la « concurrence libre et non faussée » appliquée au fret ferroviaire en 2006. Sur cette base, Emmanuel Macron et les néolibéraux de la commission européenne organisent le sabotage constant du Fret pour le liquider durablement. Un « scandale écologique et social » ont dénoncé syndicats (dont la CGT et la Confédération paysanne), usagers, et organisations politiques (dont LFI) en mai dernier. Dans une tribune, ils ont appelé à « sauver le fret ferroviaire » en créant un « grand service public unifié ». Notre article.

Les réformes néolibérales : armes de destruction massive du fret

Un exemple de ces réformes est celle de la SNCF en 2018. On peut la résumer en trois axes principaux : fin du statut de cheminot pour les nouvelles embauches (qui comporte de nombreux avantages sociaux pour un métier très dur physiquement, qui se retrouve alors précarisé) ; la SNCF devient une société anonyme à capitaux publics, sa logique n’est plus celle d’un service public, mais celle d’une entreprise qui cherche avant tout le profit. Enfin, la réforme de 2018 prévoit l’ouverture des lignes régionales (TER…) à la concurrence en 2019 et en 2020 pour les TGV.

Dans la foulée, plusieurs régions se sont empressées d’ouvrir leurs TER à la concurrence : Auvergne-Rhône-Alpes, Pays de la Loire… le tout en faisant passer cela comme une avancée et un progrès, quitte à revoir leurs ambitions à la baisse par la suite. C’est le cas de la Présidente de région Bourgogne-Franche-Comté (PS) qui ne manque pas de se mettre à dos les cheminots par la même occasion.

Sur la gestion du réseau ferroviaire en général, et sur le fret en particulier, c’est en réalité une même vision technocratique qui est partagée, par les gouvernements successifs, les directions de la SNCF, les exécutifs régionaux, mais aussi la commission européenne.

En mai dernier, cette dernière menaçait la France de sanctions. Mauvaise gestion du réseau ferroviaire ? Non : l’Etat français est tout simplement trop présent dans le fret ferroviaire. Cette intervention étatique jugée trop forte fausserait la sacro-sainte « concurrence libre et non faussée ». Résultat, les ultra-libéraux de la commission européenne, pour ne pas froisser cette règle, sont prêts à supprimer 500 emplois (10% des emplois du fret ferroviaire français) et 30% du trafic. Face à ces attaques sur le modèle ferroviaire français, où l’État joue encore un rôle important (certes, de moins en moins), les gouvernements libéraux ne prennent aucune initiative politique et n’ont aucune vision de moyen-long terme.

Ils se contentent d’accompagner la chute, le déclin du fret ferroviaire. Pour preuve, la réaction du ministre Clément Beaune à l’annonce de la commission européenne à propos de la ligne de primeurs Perpignan-Rungis, tout juste rouverte. Il « s’engage à ce qu[elle] continue, quel que soit l’opérateur qui l[a] fasse tourner », et sur le possible successeur de Fret SNCF, il faudrait qu’il soit « si possible public ». Quelle conviction !

Il faut dire que la France a toujours été une bonne élève dans la casse de son régime ferroviaire. Pour satisfaire les critères de Maastricht sur le déficit public, le pouvoir en place crée en 1997 le Réseau Ferré de France (RFF) et lui transfère la dette de la SNCF pour alléger celle de l’Etat. Résultat : le RFF est asphyxié économiquement en quelques années seulement. Puisque son rôle est de gérer le réseau ferroviaire en autonomie financière totale, l’Etat ne doit absolument pas l’aider financièrement pour ne pas contrarier Maastricht…

Pour achever le RFF, les péages et les prix du fret se sont envolés, et RFF a rejoint la SNCF après une réforme de 2012. Il faut attendre 2019 pour que l’Etat mette la main à la poche pour alléger la dette du nouveau SNCF Réseau. Et les dégâts continuent. La place de la SNCF dans le fret ferroviaire chute sans cesse. En 2021, elle passe sous la barre symbolique des 50% de tonnes transportées par kilomètre, tandis qu’une autre entreprise du groupe SNCF, Captrain, devient la deuxième entreprise du secteur. Ce qui peut laisser dubitatif sur l’utilité de l’ouverture du réseau à la concurrence.

Fret ferroviaire : un déclin constaté depuis des années

À plus large échelle, ce sont 15 000 km de voies ferrées qui ont disparu en 20 ans dans le pays, ce qui empêche même les entreprises de transporter leurs marchandises efficacement. À titre de comparaison, le réseau ferré français total comportait 29 000 km en 2019. Il n’en a pourtant pas été ainsi. Dans les années 80, le réseau ferroviaire français était le plus étendu d’Europe, 30% supérieur à celui de l’Allemagne. Aujourd’hui, ce même réseau allemand est 2,5 fois supérieur au nôtre. En parallèle, le réseau autoroutier français a été multiplié par 5 depuis les années 70.

Ce sont donc des choix politiques à long terme qui ont été faits depuis 40 ou 50 ans, dont le système ferroviaire français (et ses usagers) paient encore les conséquences aujourd’hui. Surtout que les gouvernements libéraux des vingt dernières années ne font rien pour inverser la tendance. En résumé, les technocrates européens veulent casser ce qu’ils considèrent comme une injuste mainmise de l’Etat sur le fret français, et les technocrates français exécutent sans trop d’imagination les directives de Bruxelles.

Pourtant le fret ne pèse pas autant que cela dans le transport de marchandises en France. En Europe, en moyenne 18% des marchandises sont transportées par train : c’est le double de la France. Mais ce n’en est pas assez pour la commission européenne, qui exige que la SNCF laisse à la concurrence 30% de ses contrats, pour environ 20% de son chiffre d’affaires apporté par le fret.

Un relatif consensus du secteur

La situation est telle que syndicats de salariés du ferroviaire et entreprises de fret sont d’accord (au moins sur le constat), ce qui est assez rare pour être souligné. Les syndicats protestent contre les suppressions et précarisations de postes que ces réformes néolibérales entraînent.

Mais il semble que l’ouverture à la concurrence n’ait même pas profité à énormément d’entreprises privées : la carcasse n’est pas assez rentable pour les vautours capitalistes. On ne compte que 8 entreprises qui ont su tirer leur épingle du jeu de la privatisation du fret ferroviaire. En Allemagne, dont le modèle est tant loué par nos néolibéraux français, ce sont 160 entreprises qui ont su dépecer le fret allemand pour « créer de la valeur » ;

Mais ce déclin ne s’observe pas qu’à travers de grands chiffres. Il se ressent aussi dans la pratique par les professionnels du secteur. Selon ces derniers, le fret passe toujours « en dernier », ne compte pas aux yeux des dirigeants de la SNCF et des gouvernements.

Concrètement, la SNCF n’entretient presque pas les infrastructures, par intérêt et/ou par manque de moyen, alors même que la demande de fret est forte de la part des industriels. Pourtant, rien ne semble fait pour répondre à cette demande. Par exemple, la SNCF demande aux transporteurs de réserver les sillons de rails qu’ils comptent utiliser 9 mois à l’avance. C’est impossible de prévoir autant à l’avance pour les transporteurs, et il n’est pas rare que la SNCF ferme un sillon parfois moins d’une heure avant l’horaire prévu (pour des raisons diverses : travaux…). Or les travaux sur les voies se font souvent de nuit… c’est-à-dire aux mêmes horaires privilégiés pour le fret.

Et quand des travaux sur une voie sont prévus en même temps que le passage d’un convoi de fret, ce dernier doit attendre, parfois des heures, avant de passer. Ajoutons que ces travaux sont externalisés au profit d’entreprises (qui gèrent aussi les autoroutes), réalisés par des sous-traitants, voire des sous-traitants de sous-traitants. Ce qui engrange des dépenses publiques moins contrôlées et plus élevées. Comme le résume le secrétaire de la CGT des cheminots de Vierzon via Reporterre : « il suffit d’un grain de sable pour qu’une desserte soit annulée ».

Il y a aussi grand besoin de remettre à niveau des infrastructures vétustes, rénover le réseau, adapter les signalisation, les gabarits… Par exemple, les machines françaises ne comportent pas de remorques p400, hautes de 4 mètres, déjà en application dans le reste de l’Europe. Mais cela nécessite d’importants travaux publics, et donc un peu de planification, ce que nos technocrates ne veulent pas entendre.

L’écran de fumée de Macron et de ses alliés

Mais alors que répondent les libéraux ? Face à la désindustrialisation de la France, du déclin du ferroviaire, que prévoient-ils ? Comment couplent-ils leurs « solutions » à la crise écologique ? En février dernier, Elisabeth Borne mettait sur la table 100 milliards d’euros pour tout le secteur ferroviaire… Sur 15 ans. Pour lesquels deux tiers de la somme restent à trouver. Un plan qui laisse même la droite sénatoriale perplexe. Il est de plus encore impossible de savoir combien sur ces 100 milliards d’euros seront dédiés au fret.

On a en réalité affaire à une manipulation de la part du gouvernement, qui avance un chiffre en apparence impressionnant, avant de relativiser cet investissement. Celui lui permet de se donner une image à la fois d’écologistes et de fervents défenseurs de la réindustrialisation. Reprenons ce chiffre de 100 milliards sur 15 ans.

Selon Mediapart, seuls 900 millions seront effectivement dédiés au fret ferroviaire d’ici la fin du quinquennat, pour un total de 4 milliards d’euros sur 9 ans. Si le ministère des Transports vante une « modernisation sans précédent », celle-ci reste à relativiser. Outre-Rhin, l’Etat allemand investit dans son fret 8,6 milliards… par an, dont 8,3 milliards sont payés par la taxe sur les transports routiers (qui prend en compte les émissions de CO2, l’usure de la route et la nuisance sonore des camions).

En prenant les mêmes données sur un temps plus long, les résultats ne sont guère meilleurs. Entre 2007 et 2019, l’État français a investi 5,3 milliards dans le fret, puis a investi 170 millions dans SNCF Réseau en 2018. On aurait pu s’attendre à davantage de la part des gouvernements néolibéraux, surtout quand on sait que les transports provoquent 31% des émissions de gaz à effets de serre français.

Cela n’empêche pas le ministère de la Transition Écologique d’annoncer en grande pompe que, sur l’année 2020, le transport ferroviaire de marchandises a augmenté de 14,3%, atteignant 10,7% dans le transport total de marchandises en France. Évidemment, il y a toujours un “mais”.

Comme dit plus haut, cette hausse intervient après plusieurs décennies de déclin, ce qui fait relativiser cette annonce. De plus, on voit ici aussi une manipulation par le cadrage des données : le graphique du ministère prend pour étayer la réussite du gouvernement l’indice base 100 en 2015.

Ce qui fait passer la hausse de 2020-2021 pour plus haute qu’elle ne l’est réellement. Si par exemple on prend une échelle de temps plus longue, la hausse paraîtra alors beaucoup moins impressionnante : en 2018, le trafic du fret ferroviaire a diminué de 30% par rapport à 2003. Ainsi les chiffres du ministère, s’ils ne sont pas faux dans l’absolu, prêtent à confusion du fait du biais de cadrage.

L’évolution du secteur ferroviaire ne va pas non plus dans le sens du gouvernement. Si le premier confinement a fait baisser les prix du fret ferroviaire, ce dernier a vite rebondi, avant de connaître une relative stagnation jusqu’à la fin 2021…puis de réaugmenter vitesse grand V dès 2022. L’inflation touche aussi ce secteur, et la modeste hausse du fret ferroviaire en 2020-2021 pourrait donc se retrouver freinée par la soudaine augmentation des prix de ces derniers mois.

Le déclin du fret ferroviaire a de multiples causes. La désindustrialisation, en plus des milliers d’emplois supprimés sur plusieurs années, a fait baisser la demande dans ce secteur. Couplons cela à l’inactivité des gouvernements depuis au bas mot 20 ans, et il est clair que le fret ferroviaire n’est clairement pas la priorité des dirigeants néolibéraux.

Enfin, l’idéologie néolibérale, au pouvoir à Bruxelles et à Paris, prône ce désengagement de l’Etat : le capitalisme a besoin de nouveaux marchés, alors il en crée d’autres. La casse des services publics crée de fabuleuses « opportunités » de « créer de la richesse », tant pis si ça se fait sur le dos de l’environnement, des cheminots, des usagers… Elle finira bien par ruisseler sur nous de tout façon, non ?

Par Alexis Poyard


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message