Cinéma : « Guerre » de Lars Norén : comment vivre après l’horreur ?

samedi 16 mars 2024.
 

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

« Guerre » du dramaturge suédois décédé du Covid-19 en 2021 est mis en scène par Christian Benedetti. Au Théâtre-Studio d’Alfortville jusqu’au 16 mars. On ne sort pas de cette pièce comme l’on y est entré. Courez-y.

Guerre de Lars Noren se passe après une guerre. Celles d’hier ? Celles d’aujourd’hui ? On y entend l’Allemagne, l’Italie, l’Amérique… Mais « Guerre » se passe après toutes les guerres. Les guerres qui sont là et rôdent. Notre article

« L’homme est le seul animal qui se raconte des histoires, c’est ce qui fonde son humanité » – Edward Bond

Le théâtre et la guerre, c’est une vieille histoire. Dès le début. Eschyle écrit « Les Perses », la guerre vue du point de vue de l’adversaire défait. Et tout au long de son histoire. Shakespeare dépeint celle des deux Roses ou le sanglant « Titus Andronicus ». Jarry en représente l’absurdité et la cruauté dans sa saga UBU. Genet en décrit l’obscénité dans « Les Paravents ». Edward Bond avec « Pièces de guerre » détaille notre monde face à la destruction atomique. Le monde et l’humanité réduits à néant…

« Le but du théâtre est l’humanité. Il doit affronter les limites. Il doit tenter de comprendre ce que sont les êtres humains et comment ils créent leur humanité ». Edward Bond – Petit dictionnaire du théâtre

« Guerre » de Lars Norén raconte le retour du front d’un homme. Après l’armistice. Il est devenu aveugle. La déflagration a atteint aussi son foyer. Sa femme ne l’aime pas. Une de ses filles se prostitue… Au-delà des balafres et des blessures, tous les fronts sont ouverts. Ceux de toutes les dominations. Les hommes sur les femmes. Les adultes sur les enfants. La pauvreté sur toute une famille. Les vainqueurs et les vaincus. La guerre est partout. S’introduisant dans chaque faille ou faiblesse. Métonymie d’une société. Concentration de toutes les barbaries. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », écrit Carl von Clausewitz. Face aux face-à-face.

On a dit : « La der des der ». « Plus jamais ça ». Et après les crises : « Plus rien ne sera comme avant ». Et tout se prolonge. Une guerre, c’est forcément une défaite. « Guerre » parle de l’onde de choc et des cicatrices qui ne se referment pas. B., la mère peut bien tenter de coudre tant qu’elle voudra les plaies sont béantes. L’après devient le temps du « C’était mieux avant ». Une illusion.

« Guerre « est une pièce héritière de toute la tragédie. On y rencontre le père aveugle comme chez Œdipe de Sophocle. Mais à peine trouve-t-il une de ses filles pour le conduire. Les deux frères ne se sont pas encore tués comme Etéocle et Polynice dans Antigone. Duel à l’image éternelle des frères ennemis. De Romulus et Rémus à Abel et Caïn en passant par Moïse et Ramsès ou Abu Bakr et Ali

Comme toujours, les femmes sont la cible des hommes et de leur oppression. Le patriarcat se cumule au reste. La mère n’a pas arrêté la guerre comme la « Lysistrata » d’Aristophane. Ni l’écrasement de ses enfants. Elle a la tentation de Médée. Dévorer ses filles ?

L’envie de fuir comme refuge. Le rêve est impossible. Dans les têtes et dans les faits. Fuir, ce n’est pas seulement partir. Comment fuir l’autre ? Avec qui ? Comment se fuir soi-même ?

« Si ce qui arrive parait tel que des êtres humains ne puissent pas permettre que de telles choses arrivent, c’est que vous n’avez pas lu les histoires de votre temps » – Edward Bond – Pièces de guerre

Dans son écrin du Théâtre-Studio d’Alfortville, Christian Benedetti créé un espace scénique simple. Quelques chaises. Une table. Deux matelas et un portemanteau. Un cadre de porte comme une arche – sépare le dedans du dehors. La poussière extérieure fait trace dans la maison. Les personnages se suivent à leurs empreintes. La prison du monde n’a pas de mur. Au loin, caché, les maisons d’un village. Mais cela pourrait être un cimetière. On pense au « Manifeste du Dogme 95 » de Vintenberg et Lars Von Trier. Les Danois voisins de Norén le suédois.

Les acteurs laissent parler le texte de l’auteur. Une langue brute, claire et tranchée. Un parler direct. Sans figures de styles. Sans belles phrases. Quelques dictons. Les mots comme des sentences. Pas de second degré… Mais un poème choral discordant. Les personnages chuchotent ou crient. Ils s’adressent à l’autre comme si l’air était miné. De toutes façons, ils n’ont pas grand chose à dire. Qu’auraient-ils à dire de plus grave que ce qui s’est passé. Pas de psychologie justificatrice. Encore moins de pathos. Les faits se révèlent peu à peu. Leurs corps disent mieux leurs souffrance. L’enfant est le témoin de tout.

Les cinq acteurs sont sublimes. Ils jouent donc ils sont. Musicalement. Comme un quintette à vent. Celui de Schônberg par exemple. Sur scène, le cri ne peut plus passer. Il reste en travers de la gorge. Le silence a gagné. Face à l’horreur. Benedetti taille les silences. Entre les personnages. Retenue de la tension. Laisser le texte et les personnages poursuivre en nous. “Même la guerre est quotidienne.” dit Marguerite Duras dans « Des journées dans les arbres ».

Aucun de ces personnages n’est mort de la guerre. Physiquement. Sauf le chien. Mais il reste peu de vie en chacun. Beaucoup de fantômes. En ces temps de guerre, les pères auraient dû enterrer leurs enfants. Le père affirme qu’il est un héros de la guerre. Mais on ne sait que ses humiliations. De toute façon, la guerre ne grandit jamais les hommes. Les sentiments – amour, pitié, colère… – n’ont pas totalement disparu. Ils ne sont pas des monstres. Des humains dans leur monstruosité Leurs sentiments sont recouverts par les faits. « J’ai faim ». « J’ai soif ». « J’ai peur ». « Ou vais-je dormir ? ». Énergie de la survie . Comme disait Brecht : « L’homme est bon, mais le veau est meilleur ». Il n’y a plus de veau.

« Il est juste que nous mangions, mais manger ne nous rendra pas justes. Nous aurons faim de justice Sans justice, notre faim grandit jusqu’à nous faire dévorer la terre. Edward Bond » – Le crime de XXIe siècle

Lars Norén disait « Je veux casser le mur entre le théâtre et le monde parce qu’au théâtre vous pouvez trouver des solutions aux problèmes sociaux ». La mise en scène de Christian Benedetti c’est aujourd’hui. La tempête souffle sur le globe. Les boucheries naissent un peu partout. Et on croit que ce serait sans conséquences ? Le fait divers fait société. La guerre s’introduit dans notre intime. Les chaussures de villes ont remplacé les bottes. Moins de bruits peut-être pour un même danger. « Guerre » n’est pas si loin de nous. Si nous n’y prenons garde.

Edward Bond, le grand dramaturge anglais qui vient de disparaître, écrivait : « La tragédie n’a rien à voir avec la soumission au destin, elle ne purge les spectateurs de rien du tout. Les horreurs qu’on voit quand on regarde une tragédie nous importent parce que nous sommes conscients qu’elles arrivent dans une situation humaine. La tragédie, c’est la reconnaissance de la responsabilité d’être humain, par conséquent de votre responsabilité du monde. Le but de la forme théâtrale est de rappeler leur innocence aux spectateurs en la leur montrant – comme quelque chose qu’on connaît, mais qu’on essaie d’oublier ».

Dans « Guerre », Christian Benedetti nous bouleverse et nous grandit en portant l’œuvre de Norén dans les pas des mots de Bond. Le poème rencontre l’actualité.

Par Laurent Klajnbaum


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