L’Océanie, champ de bataille politique et économique entre la Chine et les États-Unis

lundi 3 juin 2024.
 

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La Nouvelle-Calédonie en crise se trouve au centre d’une région longtemps dominée par les États-Unis et ses alliés de façon incontestable, mais où l’influence chinoise se développe rapidement.

La crise en Nouvelle-Calédonie s’inscrit dans un contexte régional marqué par l’intensification, depuis quelques années, de la rivalité sino-étasunienne. Pékin et Washington rivalisent d’influence dans le Pacifique pour avoir le contrôle de cet espace stratégique, mais aussi pour maîtriser certaines ressources clés dans le nouvel âge industriel actuel.

Pendant longtemps, le Pacifique a été un « lac étasunien ». Dès 1898, les États-Unis arrachent les Philippines à l’Espagne et annexent Hawaï. Après la Seconde Guerre mondiale, le Pacifique est contrôlé entièrement par Washington et ses alliés. C’est, pour les États-Unis, une zone de défense de leur flanc ouest à plusieurs « lignes », dans lesquelles les îles du Pacifique jouent le rôle de rideau défensif.

Ces dernières sont alors soit sous domination directe des États-Unis (Guam, Hawaï, archipel devenu un État fédéré en 1959) et une partie de l’archipel micronésien, soit contrôlées par les alliés de Washington, britannique, français, australien et néo-zélandais. Dans les années 1970 et 1980, beaucoup de ces territoires accèdent à l’indépendance mais restent sous influence étasunienne directe ou indirecte.

Ce dispositif permet de reporter la défense du Pacifique pour Washington sur les côtes asiatiques autour de la « première ligne » : Japon, Taïwan, Philippines. Au plus proche des puissances hostiles chinoise et russe. Mais dans les années 2000, le dispositif commence à se fissurer.

Beaucoup d’États de la région sont à la peine économiquement et se sentent négligés par la puissance étasunienne, qui préfère concentrer ses efforts sur le « premier rideau ». La puissance économique naissante de la Chine, relativement voisine, commence à être attirante. Pékin y mène, progressivement, sa politique classique d’influence par des investissements et des prêts.

Dès 2006, un forum de développement économique et de coopération entre la Chine et les îles du Pacifique est créé. Et Pékin signe un accord de coopération économique avec le Vanuatu, ancien condominium franco-britannique devenu indépendant en 1980, qui se situe au nord de la Nouvelle-Calédonie. Ce pays s’est depuis fortement rapproché de la Chine populaire, jusqu’à intégrer en 2019 la « nouvelle route de la soie », le réseau économique fondé par Pékin.

Progressivement, d’autres États sont entrés dans cette logique. Les avancées de l’influence chinoise se mesurent à la décision des nations du Pacifique de cesser de reconnaître la « République de Chine » de Taïwan pour nouer des relations diplomatiques avec la Chine populaire.

Pendant longtemps, ces États faisaient partie des rares au monde à garder des relations officielles avec Taipei. En 2019, Kiribati et les îles Salomon ont franchi le pas ; en janvier 2024, ç’a été le cas de Nauru. À chaque fois, Pékin a mis la main au portefeuille, avec de gros investissements qui, par ailleurs, permettent aux Chinois de devenir indispensables aux économies locales. Désormais, il ne reste plus que trois États océaniens à reconnaître Taïwan sur les douze États qui le font encore dans le monde : Palaos, les îles Marshall et Tuvalu. Ces trois pays sont très proches de Washington.

L’action militaire et politique de Pékin

L’intérêt économique direct de ces États est souvent réduit pour la Chine, mais leur position stratégique est fondamentale. La présence chinoise dans le Pacifique, en devenant de plus en plus politique, vient perturber le schéma défensif étasunien en rendant plus difficile les communications entre la « première ligne » et les puissances occidentales. En quelque sorte, c’est une forme de « prise à revers » du dispositif de Washington.

Aussi, rapidement, l’action économique s’accompagne d’une influence politique, voire militaire. La grande question du moment est de savoir si Pékin parviendra à établir une base militaire dans la région. Elle a été évoquée aux îles Salomon, un archipel à l’est de la Papouasie-Nouvelle Guinée qui a signé en juillet 2023 un pacte de sécurité avec la Chine, mais aussi au Vanuatu ou à Kiribati, où Pékin serait en passe d’acquérir… une ancienne base aérienne étasunienne.

Mais, déjà, certains navires militaires étasuniens se sont vu refuser l’accès aux ports de pays proches de Pékin dans la région, notamment dans les Salomon en août 2022 et à Vanuatu en janvier 2023. Dans les deux cas, les navires demandaient un accès portuaire pour faire le plein et s’approvisionner, ce qui leur a été refusé. Compte tenu des distances dans le Pacifique, et du risque d’isolement de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, le défi est immense pour Washington.

Progressivement, donc, c’est une polarisation de la région qui se met en place. Les Palaos, par exemple, un paradis fiscal proche de la Micronésie et farouchement pro-occidental, ont demandé une présence militaire étasunienne renforcée en juin 2023 après des incursions chinoises.

Logiquement, la question chinoise devient désormais centrale dans les politiques intérieures de ces pays où l’influence de Pékin et celle de Washington s’opposent parfois ouvertement. Aux Salomon, le régime prochinois de Manasseh Sogavare a perdu les élections en avril 2024 après une campagne parfois violente et centrée sur l’influence chinoise. Mais l’opposition devra gérer un pays très fortement tombé sous cette influence.

En mars 2023, le président de la Micronésie, un archipel immense à l’ouest du Pacifique et politiquement proche des États-Unis, a accusé la Chine de mener une « guerre politique » et de l’avoir menacé physiquement. Au point que la Micronésie envisage désormais de reconnaître Taïwan et de couper ses liens avec Pékin.

De telles tensions internes se retrouvent aux Fidji, où le gouvernement a expulsé des policiers chinois présents sur son territoire en mars dernier, tout en cherchant à ménager ses relations avec la République populaire. En 2023, des soupçons d’espionnage avaient causé une vive tension entre les deux pays.

L’enjeu économique

Mais la région est aussi au cœur de la rivalité économique sino-étasunienne. On a vu que la Chine utilisait, classiquement, la « politique du portefeuille » pour parvenir à renforcer son influence. Elle est ainsi le premier créancier des Tonga, qui doivent l’équivalent de 25 % de leur PIB à Pékin. Pris à la gorge, l’archipel a demandé une restructuration que la Chine lui a refusée, resserrant ainsi sa prise. En réponse, l’Australie a envoyé de l’aide humanitaire au pays pour tenter de regagner de l’influence dans la région.

Mais, surtout, il y a les ressources. Pour la Chine, le contrôle des mines est un élément essentiel de sa stratégie économique. C’est notamment le cas pour le nickel, dont la région est riche. La Nouvelle-Calédonie en est ainsi le quatrième producteur mondial, avec 5,8 % du total.

Plus à l’ouest, en Indonésie, le premier producteur du monde avec 48,6 % du total, la Chine a acquis le contrôle de ce minerai. Le gouvernement de Jakarta avait interdit l’exportation de minerai de nickel, mais les investisseurs chinois ont contourné l’interdiction en le traitant sur place.

Le nickel est un minerai clé pour les industries « vertes » que la Chine entend dominer, notamment celles des batteries pour véhicules électriques. Pékin s’efforce de construire un contrôle le plus large possible de la chaîne de production sur ces matériels qui sont au cœur de sa stratégie de montée en gamme industrielle.

À l’ouest des Salomon, l’île de Bougainville, qui est encore une partie de la Papouasie-Nouvelle Guinée, abrite la mine géante de Panguma, riche en or, en cuivre et en argent. Pendant des années, un mouvement indépendantiste armé s’est développé pour que l’extraction de cette mine profite aux habitants de l’île. Après un référendum en 2019, l’indépendance a été acceptée à Port Moresby, la capitale de la Papouasie-Nouvelle Guinée. Elle devrait intervenir en 2027, mais, d’ores et déjà, les États-Unis et la Chine se disputent le contrôle des ressources de Panguma.

Le contexte régional de la crise néo-calédonienne est donc profondément conflictuel et mouvant. L’irruption de la Chine fait l’objet à la fois d’un rejet et d’une attirance parmi les États régionaux et d’un mouvement de réaction défensif de la part du bloc occidental. Ce dernier a encore le dessus sur le plan politique et militaire, mais est clairement en recul sur le plan économique.

Romaric Godin

P.-S. • Mediapart, 18 mai 2024 à 11h02 :


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