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Il existe deux postures face à l’Histoire.
D’un côté, ceux qui observent le passé en antiquaire comme un objet désuet, exotique, étranger à notre présent, dont le charme réside dans cette altérité absolue et cette déconnexion avec notre actualité. De l’autre, ceux qui observent le passé en s’interrogeant sur ses intrications avec notre époque et les analogies possibles. Non que « l’histoire se répète », mais des événements passés subsistent des structures sociales et des visions du monde ; des contextes peuvent se ressembler dans leur dimension politique, socio-économique et culturelle et les mécanismes psychologiques des humains peuvent avoir des ressorts identiques à différentes époques et dans différents lieux.
J. Chapoutot, C. Ingrao et N. Patin font partie de la deuxième catégorie. C’est pourquoi leur ouvrage Le Monde nazi, non seulement constitue une remarquable synthèse de la riche historiographie internationale sur le nazisme, mais ne manque pas de résonner avec nos sociétés contemporaines, nous alertant sur leurs dérives actuelles et potentielles. Entendons-nous bien : il s’agit d’un livre d’histoire sur le nazisme et les analogies avec le temps présent ne sont pas explicites dans le livre, il nous appartient d’y déceler ou non les points communs avec aujourd’hui. Mais par les questionnements choisis, les historiens déboutent des mythes mémoriels instrumentalisés par l’extrême-droite actuelle et incitent à la vigilance vis-à-vis des désordres institutionnels et des manœuvres politiques orchestrés par les partis de droite bourgeoise. Dans le foisonnement d’informations dont regorge le livre sur ce que fut le monde nazi entre 1919 et 1945, nous ne nous intéresserons ici qu’à ce qui permet de mieux comprendre la France de 2024. Quel rapport donc, entre l’extrême-droite allemande des années 20-30 et l’extrême-droite française actuelle ? Quel rapport entre l’attitude des partis au pouvoir à la fin de la République de Weimar et l’attitude de la droite du « socle commun » (Macronistes, Républicains, Modem) aujourd’hui ?
L’histoire ne se répète pas. D’abord, la crise économique actuelle est de moindre ampleur et ses impacts sont amortis par les systèmes sociaux construits dans la deuxième moitié du XX è siècle. Aussi, les mouvements ultra d’extrême-droite sont largement moins massifs que ne le fut celui des SA et ses 400 000 hommes au soir de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Par ailleurs, l’ampleur de leurs violences est incomparable, la proximité de la Grande Guerre ayant engendré une brutalisation de la société que nous ne connaissons pas aujourd’hui. Enfin, la parole raciste est beaucoup moins débridée qu’elle ne l’était à l’époque, que ce soit parce que la liberté de la presse a été encadrée ou parce que le racisme culturel, avec l’idée d’un choc des civilisations, s’est substitué au racisme biologique débouté scientifiquement. Ceci étant dit, observons maintenant ce qui nous rapproche de la République de Weimar finissante au tournant des années 30.
Préliminaire : les nazis n’ont pas inventé le racisme et l’antisémitisme et ces bas instincts ne sont pas morts avec le suicide d’Hitler
Comme indiqué dès le titre, le monde nazi s’est effondré en 1945, mais les nazis sont restés dans le monde. Ils ont contribué à bâtir nos sociétés post-guerre mondiale par le biais d’écoles de management notamment, comme J. Chapoutot le démontrait lui-même dans Libres d’obéir. Le monde n’a donc pas été totalement expurgé des nazis après la guerre.
Par ailleurs, le parti nazi a été fondé dans les années 20, mais l’antisémitisme et le racisme biologique étaient des idées communément répandues dans tous les pays d’Europe et étaient déjà bien implantées au XIXè siècle. L’idée de Sonderweg, selon laquelle le nazisme est le fruit d’une voie spécifique allemande - qui avait pour but de circonscrire la responsabilité de la barbarie à ce pays -, ne tient plus. La collaboration active et l’indifférence au sort des victimes du nazisme furent des faits majoritaires dans toute l’Europe dominée par les nazis.
Les habitants de l’Allemagne de 1933 n’étaient pas un peuple ontologiquement différent des autres pays d’Europe, pas plus qu’Hitler n’était un fou isolé qui aurait contraint son propre peuple par la terreur ou la manipulation.
Ces constats qui ont émergé dans les années 80 nous invitent à la plus grande humilité quant à la possibilité de voir apparaitre à nouveau ou ailleurs un pouvoir se rapprochant du nazisme. Ils nous encouragent à sortir des incantations creuses du « plus jamais ça » portées par un sentiment de supériorité vis-à-vis des gens de cette époque et de ce lieu qui nous empêcherait de voir les germes d’un retour de l’autoritarisme et du racisme mortifère d’Etat.
Non, les extrêmes ne se rejoignent pas et la dénomination « socialiste » du parti national socialiste ne correspond à aucune réalité
La République Démocratique du Congo et la République Populaire Démocratique de Corée ne sont pas les États les plus démocratiques, le parti communiste chinois défend un ultracapitalisme, le parti Ensemble sert l’intérêt d’une minorité ultrabourgeoise, le parti Rassemblement National cherche à diviser les Français, le parti Les Républicains n’est pas celui qui défend le mieux les valeurs de la République. Bref : le nom ne fait pas le moine. Ainsi, ce n’est pas parce qu’on trouve le mot « socialisme » dans le national-socialisme qu’il a un quelconque lien avec la gauche : c’est un parti d’extrême-droite.
D’un point de vue idéologique, d’abord, là où la gauche défend les dominés contre les dominants, les minorités contre l’oppression et l’exclusion, en d’autres termes l’égalité, les nazis défendaient un ordre social inégalitaire et discriminatoire basé sur la race. Les communistes, les socialistes et les juifs étaient d’ailleurs amalgamés par les nazis sous la même figure épouvantail de « judéo-bolchévique », c’est-à-dire comme en dehors de la « communauté du peuple », comme ennemis de la nation, comme un autre indigne d’exister.
Du point de vue du rapport concret entre les représentants communistes/socialistes et les nazis, les auteurs du livre nous rappellent qu’ils sont loin d’être dans la collusion : les communistes sont démis de leurs fonctions de député et envoyés au camp de concentration de Dachau dès mars 1933 et de fait, ils n’ont pas voté les pleins pouvoirs à Hitler le 23 mars 1933, tandis que le parti socialiste (SPD) est le seul parti présent au Parlement ce jour-là à s’y être largement et frontalement opposé. Contrairement à une opinion couramment répandue, il existe très peu de parcours personnels qui vont de l’extrême-gauche à l’extrême-droite : le glissement se fait beaucoup plus aisément de la droite à l’extrême-droite, à l’image d’un Eric Ciotti ou d’un Nicolas Dupont-Aignan aujourd’hui.
Enfin, du point de vue de la composition de l’électorat des nazis, là encore contrairement à un mythe tenace, la frontière entre extrême-gauche et extrême-droite est la moins poreuse. Lors de son premier grand succès électoral de 1930, le NSDAP siphonna un tiers des électeurs du parti de la droite conservatrice et nationaliste pour seulement 5% des électeurs communistes. Les dynamiques sont sensiblement les mêmes aujourd’hui. Aux dernières législatives, on ne peut que constater que le RN s’est nourri de la fuite des électeurs de droite de leurs partis bourgeois traditionnels dont on voit bien les scores s’effondrer, là où les scores de la gauche se sont bien maintenus. Alors que la presse et le monde politique avaient beau jeu de dénoncer l’absence d’entrain de LFI à faire barrage au second tour lors des deux dernières présidentielles, ¾ des électeurs du Nouveau Front Populaire ont assuré le barrage républicain lors des législatives là où la démarche est loin d’être aussi généralisée chez les électeurs de droite (la moitié des macronistes et un quart des Républicains seulement ont voté pour un candidat du NFP dans les duels face au RN, la majorité de ces derniers choisissant carrément de voter RN). Pour en revenir au NSDAP, ce n’était pas un parti populaire : les ouvriers et les chômeurs y étaient particulièrement sous-représentés. Ce sont majoritairement les classes moyennes des petites villes qui votaient pour le parti nazi. Le vote pour l’extrême-droite est moins un vote de déclassés qu’un vote de peur du déclassement. Si les historiens ont débouté ce mythe du parti nazi plébéien, les sociologues et politologues ont débouté ce même mythe au sujet du RN : le premier parti ouvrier n’est pas le RN mais l’abstention, LFI arrivant certes loin derrière mais avant le RN. Comme pour le NSDAP, si la responsabilité du vote RN est volontiers attribuée aux classes populaires par la presse, c’est un préjugé faux. Ce sont plutôt les catégories inférieures des classes moyennes qui votent pour le RN et ce sont les élites de droite qui les y encouragent.
La bourgeoisie libérale comme conservatrice ont porté au pouvoir les nazis par des jeux d’alliance politicienne et une implication du grand patronat en dernière instance
L’arrivée au pouvoir et l’enracinement du nazisme furent le fruit d’une collaboration active des élites politiques, militaires et économiques.
Face à une crise économique et une crise politique qui mécontent la majorité du peuple, pour éviter une répartition plus égalitaire des richesses avec l’éventuelle arrivée au pouvoir de la gauche, les classes dominantes ont aujourd’hui la même réaction : une alliance avec l’extrême-droite. Comment ne pas voir, dans la partie du livre intitulée « la fin de la démocratie et le basculement dans la dictature », les points communs avec notre séquence politique actuelle en France ?
Ce que montre ce chapitre, c’est que la démocratie avait déjà été liquidée en amont de l’arrivée au pouvoir d’Hitler par les partis de droite libéraux et conservateurs traditionnels. De plus, cette arrivée au pouvoir a été largement accompagnée par des jeux d’alliance. « Ce sont les anciennes élites qui ont liquidé la République de Weimar, pavant le chemin d’une radicalisation incontrôlable. Weimar est morte deux fois, d’un suicide puis d’un meurtre » écrit ainsi J. Chapoutot.
Avant même l’entrée de Hitler au gouvernement, le président Paul von Hindenburg avait dès 1930 concentré entre ses mains l’essentiel des pouvoirs. D’une part, en s’arrogeant de fait la nomination du chancelier et des ministres à la place du Parlement et d’autre part en multipliant les ordonnances pour passer outre le vote des députés, ordonnances prévues par l’article 48 de la Constitution mais détournées de leur contexte d’exception pour devenir des pratiques récurrentes. Comment ne pas penser aux 23 articles 49.3 déclenchés par E. Borne pour faire passer en force ses mesures contre l’avis du peuple et du Parlement ? Comment ne pas penser au coup de force d’E. Macron qui a choisi de décider seul du choix du premier ministre cet été en sautant à pieds joints sur le vote des français ?
Les enjeux pour Hindenburg dans ses manigances politiques étaient d’échapper à une hausse des impôts sur le revenu et sur le patrimoine souhaitées par la gauche et à une réforme agraire qui auraient pénalisé les grands possédants qui composaient son cabinet. Comment ne pas penser à la phobie du retour de l’ISF qui s’est emparé des classes dominantes lorsque le NFP a demandé à appliquer le programme pour lequel il avait été élu ?
Le Parlement, miné par des dissolutions décidées par le Président, ne parvenait pas à dégager une majorité claire et les partis de droite bourgeoise choisirent de s’allier avec les partis d’extrême-droite. L’influent Von Papen organisa plusieurs réunions avec Hitler pour organiser un gouvernement de coalition avec l’homme fort du NSDAP à sa tête. Comment ne pas penser aux discussions entre E. Macron et M. Le Pen par l’entremise de Thierry Solère pour s’assurer que le RN ne votera pas la censure en plaçant des ministres que celle-ci a validé ?
« On va tellement l’acculer dans un coin de la pièce qu’il va couiner » aurait dit von Papen à ses proches, pensant se servir de la popularité des nazis tout en tirant les ficelles. On connaît la suite, mais cela n’empêche pas E.Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale au soir du plus grand succès électoral du RN, laissant volontairement un boulevard à J. Bardella pour devenir premier ministre. Cela n’a été empêché que par la mobilisation massive des militants de gauche pour faire gagner le NFP, au grand dam des plans d’E. Macron qui s’est vu contraint de passer outre ce résultat.
Le gouvernement de coalition sous l’égide de Hitler vit finalement le jour en janvier 1933 puisque le parti nazi n’avait obtenu qu’un tiers des suffrages et devait compter sur l’alliance avec les autres partis de droite. La nomination de Hitler fut un choix du président Hindenburg, soufflé par von Papen et les milieux d’affaires, et non un raz-de-marée populaire.
La transformation du régime en dictature se fit de manière légale avec la collaboration des partis de la droite bourgeoise. Le 28 février 1933, l’ordonnance pour la protection du peuple et de l’Etat suspendait toutes les libertés fondamentales énoncées par la Constitution et autorisait des rétentions administratives par la police sans contrôle d’un juge au nom de l’état d’urgence, ce qui permit l’ouverture du camp de Dachau. Cette ordonnance fut signée par le Président Hindenburg et avait été préparée par le prédécesseur de Hitler au poste de chancelier, un « modéré ». Le 23 mars 1933, Von Papen soutint une loi d’habilitation qui octroyait au chancelier le pouvoir de légiférer par décrets sans vote du Parlement, ce qui pérennisa la logique des ordonnances présidentielles de l’article 48. Alors que le parti nazi ne disposait même pas de la moitié des députés, il obtint les deux tiers des voix du Parlement nécessaires à cette révision constitutionnelle, grâce au ralliement de la droite bourgeoise libérale, de la droite catholique (pour des raisons que J. Chapoutot expose) et de la droite nationaliste et conservatrice du DNVP.
La droite et l’extrême-droite s’entendirent également pour criminaliser les communistes et dégrader leurs adversaires politiques au rang d’ennemis de l’Etat. La figure du judéo-bolchévik, distillée dans les représentations, permettait de présenter les partis de gauche comme des dangereux agents de l’extérieur, étrangers au corps de la nation. Cela a facilité l’acceptation de la mise hors la loi des communistes dès la prise de pouvoir de Hitler. Or, les ministres du précédent gouvernement macroniste n’ont-ils pas répandu le terme d’ « islamo-gauchistes », E. Macron lui-même accusant LFI d’être « en dehors de l’arc républicain » ? Le député Renaissance Karl Olive et plusieurs élus des Républicains (S. Le Rudelier, E. Ciotti, C. Estrosi) n’ont-ils pas réclamé la dissolution de La France Insoumise ? Les activistes écologistes n’ont-ils pas été qualifiés d’ « éco-terroristes » par le ministre de l’Intérieur G. Darmanin ? La route est pavée pour un gouvernement autoritaire qui voudrait transformer ces représentations en actes -et cela a déjà commencé quand on voit le degré de répression employé face aux militants écologistes à Sainte Soline.
Cette transfiguration de l’adversaire politique en ennemi de la nation passe par une simplification binaire de la pensée selon la stratégie rhétorique du faux dilemme : droite et extrême-droite s’entendent à présenter le débat de façon binaire en caricaturant les positions de la gauche jusqu’à leur prêter des idées qu’ils n’ont pas. Histoire coloniale : soit vous êtes pour la France, soit vous n’aimez pas la France. Immigration : soit vous luttez contre, soit vous voulez voir mourir « nos SDF » et violer « nos femmes ». Violences policières : soit vous êtes pour la police, soit vous êtes contre la police. Effondrement de la biodiversité, réchauffement climatique : soit vous êtes pour la croissance et le progrès technologique, soit vous êtes pour « le modèle amish ». Féminisme : soit vous êtes pour les hommes, soit vous êtes pour les femmes. Homosexualité : soit vous vous y opposez, soit vous complotez pour l’imposer à nos enfants. Palestine : soit vous défendez la politique d’Israël, soit vous êtes antisémite et vous vous réjouissez devant le massacre du 7 octobre. Protection sociale : soit vous acceptez la fin de l’Etat-Providence, soit vous êtes un « assisté ». Conditions et temps de travail : soit vous acceptez de travailler plus, soit vous êtes un fainéant. Sur tous les sujets, l’extrême-droite parvient à bipolariser le débat, le simplifiant jusqu’à l’absurde, effaçant toutes les nuances que peuvent receler les positions critiques de la gauche, répondant à des arguments raisonnables par le registre de l’émotion j’aime/j’aime pas. La droite modérée se suicide en encourageant cette bipolarisation manichéenne du débat sur le mode fasciste « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ».
Présidentialisation forcenée pour imposer des plans d’austérité, crise parlementaire aggravée par le Président, jeux d’alliance entre les partis de droite bourgeoise et l’extrême-droite par peur panique de réformes sociales portées par la gauche, instrumentalisation de l’état d’urgence pour instaurer un pouvoir autoritaire et un Etat policier permanents, disqualification des adversaires politiques repeints en ennemis de la nation : autant d’éléments qui ont subverti le régime et pavé la route à une dictature légale du NSDAP, sans jamais que la majorité du peuple allemand ne vote pour eux.
Les élites économiques ont aussi joué un rôle important dans l’arrivée des nazis au pouvoir, comme aujourd’hui certains grands acteurs économiques souhaitent le faire avec le Rassemblement National et Reconquête. J. Chapoutot évoque le personnage d’Alfred Hugenberg, capitaine d’industrie des usines Krupp, nationaliste conservateur qui se constitue un véritable empire médiatique et se rapproche du parti nazi à partir de 1929. Comment ne pas faire le parallèle avec Vincent Bolloré ou Pierre Edouard Stérin qui mettent aujourd’hui leur fortune au service de la propagande d’extrême-droite, l’un par son empire médiatique et l’autre par son « plan Périclès » ? En 2024, durant la campagne pour les élections européennes, J. Bardella a multiplié les échanges avec les groupes d’intérêts patronaux et a annoncé comme des mains tendues des multiples concessions à un programme social déjà très modeste. En 1932, la pétition des industriels, adressée par vingt représentants de l’industrie, de l’agriculture et des finances au président Hindenburg, demandait la nomination de Hitler comme chancelier. Notons toutefois les dates très tardives. Dire que le RN ou le NSDAP ont été popularisés par les investissements des milieux d’affaires serait faux : lorsque Jean-Marie le Pen arrive au second tour en 2002, son parti est sous financé. Lorsque les nazis explosent leurs records électoraux en 1929, le parti est essentiellement financé par les militants de la classe moyenne. Ce n’est pas la haute bourgeoisie qui a fait du NSDAP ni du RN des partis de masse, ils les ont simplement accompagnés après leurs premiers succès électoraux pour passer le dernier palier vers la prise de pouvoir. Même dans le domaine politique, les détenteurs de capitaux n’investissent que lorsqu’ils flairent un retour sur investissement possible. Ils ne s’intéressent à l’extrême-droite que lorsqu’elle s’impose comme la seule alternative possible à la gauche pour éviter une fiscalité plus progressive. Les investissements financiers, les soutiens affichés et les échanges plus ou moins secrets entre le parti d’extrême-droite et les groupes d’intérêts patronaux ne sont manifestement pas le fruit d’un engagement sincère sur les valeurs mais d’un calcul politique cynique pour rejoindre le parti qui a le plus de chances de victoires à droite. Ils volent au secours de la victoire mais leur rôle est néanmoins majeur dans l’ancrage des idées d’extrême-droite. Pour prendre un exemple frappant outre-Atlantique, Mark Zuckerberg, le même qui avait supprimé les comptes Instagram et Facebook de Trump après sa défaite en 2021, a changé radicalement de posture après sa réélection en décidant de cesser le filtrage des fake news et des insultes dans les domaines de l’immigration et du genre. De plus, il veut supprimer son programme de discrimination positive dans ses entreprises. C’est aussi cela qui est inquiétant : en dernière instance, les classes dominantes peuvent accélérer et renforcer les processus de prise de contrôle du champ culturel par l’extrême-droite et leur donner une assise politique sur le long terme.
Ces partis d’extrême-droite qui se disent anti-système sont en fait choisis par les élites de ce système pour le perpétuer. Ceci est rendu possible par un polissage de façade.
Comme le RN, le NSDAP avait entamé juste avant sa prise de pouvoir une stratégie de normalisation et de banalisation
N’oublions pas qu’A. Hitler a passé quelques années en prison après avoir échoué dans sa tentative de coup d’État en 1923. Après sa libération, à la fin des années 20, le parti nazi entame un processus de normalisation qui correspond à la nouvelle stratégie de conquête du pouvoir par les urnes et à la volonté corollaire de séduire un électorat plus large. Afin de satisfaire à la fois sa base militante au racisme assumé et ce nouvel électorat plus modéré, les nazis emploient un langage allusif flou pour le grand public mais très clair dans son contenu raciste pour les membres du parti. En prônant la « lutte contre le marxisme », le « système de Weimar » ou la « culture non allemande », les nazis font le pont entre leur univers antisémite et la morale conservatrice.
De la même manière, le Rassemblement National a connu cette inflexion du langage dans une stratégie de banalisation. Marine Le Pen ne tient pas les propos subversifs, racistes et négationnistes que tenait son père. Elle ne parle pas des arabes mais des « immigrés » ou des « délinquants », pas des musulmans mais des « islamistes », pas de catholicisme mais de « laïcité », ne proclame pas clairement une hiérarchie des races et des sexes mais dénonce « l’idéologie woke » qui n’est autre que la défense des minorités contre les inégalités. Elle se place ainsi dans « l’arc républicain » tout en répondant au référentiel raciste et réactionnaire de l’électorat d’origine du parti.
Cela s’inscrit dans une « stratégie de la cravate » qui veut faire du RN un parti respectable et fréquentable. Finalement, tous les amoureux de l’ordre peuvent s’y retrouver, ceux qui en ont marre de « la bordélisation » menée par les islamo-gauchistes à l’Assemblée et dans nos rues. Peu importe que la bordélisation de l’Assemblée soit simplement du débat d’idées et des amendements, condition même de la vie démocratique, l’extrême-droite autoritaire joue sur la peur du dissensus et des divisions. Peu importe que les grands partis de gauche ne soient liés à aucune violence tandis que des groupes d’extrême-droite, dont certains membres sont liés au RN, vandalisent des locaux d’opposants politiques, planifient des attentats et font de plus en plus preuve de violence physique. Dans l’imaginaire d’extrême-droite, chaque acte de délinquance est le fait d’une conjuration antipatriotique entre les islamistes et LFI.
Redresser la nation en restaurant l’ordre, garantir l’unité en interdisant les voix politiques et syndicales discordantes, permettre l’efficacité en renforçant le pouvoir du chef, renforcer la sécurité en étendant les pouvoirs policiers, garantir l’unité nationale en expulsant les étrangers : voilà les belles intentions avec lesquelles on votait pour les nazis.
Dès lors, ces obsessions sécuritaires amènent l’extrême-droite à considérer le ministère de l’Intérieur comme un poste-clef où ils peuvent faire leurs preuves de parti de gouvernement. Ainsi, les premiers postes négociés par les nazis dans les coalitions de droite où ils participèrent furent le ministère de l’Intérieur dans les Landers puis à l’échelle nationale. Aujourd’hui, l’extrême-droite a déjà mis un pied dans la porte avec la nomination par E. Macron de G. Darmanin, ancien membre de l’Action Française, puis de B. Retailleau, avatar de la droite conservatrice qui s’est très vite illustré pour avoir remis en question l’État de Droit.
Là où les nazis dénonçaient le « bolchévisme culturel », le RN dénonce le « wokisme ». Là où ils pourfendaient les « judéo-bolchéviques », le RN dénonce les « islamo-gauchistes ». Là où ils critiquaient le « droitdelhommisme », le RN critique le … « droitdelhommisme ». L’idéologie et les discours comportent nombre de similitudes. Comme au tournant des années 30 en Allemagne, ce discours est de plus en plus lisse en interne et de plus en plus toléré en externe, jusqu’à faire tâche d’huile dans la droite conservatrice et libérale.
Suivant une stratégie de triangulation qui consiste à reprendre les thèmes de l’extrême-droite pour lui siphonner son électorat, E. Macron déploie le concept d’ « ensauvagement » et de « décivilisation », parle dans le magazine d’extrême-droite Valeurs Actuelles du « problème » de l’immigration et fait voter la suppression de l’aide médicale d’Etat pour les étrangers. Pour ceux qui doutaient du fondement raciste de la mesure, les off révélés par Le Monde indiquent que, selon le Président, « le problème des urgences dans ce pays, c’est que c’est rempli de Mamadou ». Mais cette stratégie est un échec. Quand E. Macron court devant M. le Pen en essayant de la devancer sur ses idées, il la tracte avec un élastique qui lui revient d’autant plus fort en pleine face. Si N. Sarkozy avait réussi à siphonner les électeurs du RN en 2007, la stratégie est devenue contre-productive sur le long terme. Ainsi, les postures réactionnaires récentes du Président Macron ont fait exploser les scores électoraux du RN qui est passé de 4.2 millions d’électeurs aux législatives de 2022 à 10.6 millions à celles de 2024. Comme l’avait compris J.-M. Le Pen, les électeurs préfèrent l’original à la copie. Or, E. Macron oint le RN de respectabilité en donnant du crédit à leurs thèses xénophobes et réactionnaires.
Lorsqu’on a l’impression que le RN est devenu un parti respectable, n’oublions pas que le parti nazi bénéficiait de la même aura de respectabilité en 1932.
Comme l’extrême-droite actuelle, le NSDAP est un parti majoritairement soutenu par des hommes et s’inscrit en réaction à l’émancipation des femmes avec un virilisme exacerbé
Les historiens ont longtemps cherché, dans la composition de l’électorat nazi, à conforter leurs préjugés de classe. Or, c’est plutôt un parti transclasse, avec des légères sur-représentations et sous-représentations dont nous avons parlé plus haut. Le fait le plus marquant sur cet électorat devient bien plus visible lorsqu’on s’intéresse à la question du genre : c’est un parti exclusivement masculin dans sa composition et l’électorat est tout aussi masculin jusqu’à l’élargissement électoral des années 30.
Les valeurs virilistes prônées, par la valorisation de la violence et le culte militariste comme par le cantonnement de la femme au rôle de mère, expliquent en soit l’absence des femmes parmi les militants du parti. A cela s’ajoute leur interdiction parmi les cadres, qui perdure après la prise de pouvoir.
Aujourd’hui, par le fait dynastique, le RN est l’un des rares partis qui a à sa tête une femme. Mais cela ne doit pas cacher sa dimension viriliste de plus en plus prononcée, avec l’émergence du personnage de J. Bardella qui a compris qu’il valait mieux passer du temps à la salle de sport qu’au Parlement européen. C’est encore plus clair pour le cas de Zemmour qui a commencé sa carrière sur la hiérarchie des genres avant de se passionner pour la hiérarchie des civilisations. Ces valeurs patriarcales et virilistes sont portées par une fachosphère active dont les fers de lance sont des influenceurs célèbres. Tibo Inshape défend avec l’air de ne pas y toucher ce culte de l’homme fort et de l’Armée. D’autres comme Le Raptor ou Thaïs d’Escuffon défendent plus explicitement une vision rabougrie de la femme, réduite à un objet de prédation sexuelle ou à l’espace du foyer. Les députés nationaux et européens du RN votent quasi systématiquement contre les progrès des droits des femmes, que ce soit quand il s’agit d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution ou pour faire une loi sur l’égalité salariale.
Cette vision dégradée de la femme se traduit par une haine des hommes homosexuels et des trans qui représentent pour eux une féminisation inadmissible et donc une dégradation. Il faut détester les homosexuels, d’une part pour montrer sa propre masculinité et d’autre part pour refuser la dégradation de l’image de virilité qui fonde la domination masculine. Rien de pire que d’être efféminé quand vous considérez les femmes comme inférieures aux hommes.
Ce n’est pas un hasard si Mark Zuckerberg a axé son retournement de veste du progressisme démocrate vers le Trumpisme en tentant un changement d’image grossier basé sur la pratique du MMA, des déclarations sur une société qui a été « émasculée » alors que « l’énergie masculine est une bonne chose » et l’annonce d’une plus grande souplesse de son réseau social vis-à-vis des propos homophobes et sexistes qui étaient jusqu’alors filtrés. La célébration de la masculinité va de pair avec l’idéologie agressive et hiérarchisante de l’extrême-droite. Il faut que le prolétaire blanc puisse s’imaginer une posture de dominant qu’il n’a pas dans les structures économiques : on lui offre donc des figures à dominer à travers les femmes et les immigrés.
Nicolas Patin reprend à son compte le terme de backlash conceptualisé par Susan Faludi pour désigner ce retour de bâton conservateur qui pèse sur les femmes après avoir conquis des droits. En effet, les hommes allemands des années 20 déploraient la place nouvelle prise par les femmes après la Première Guerre mondiale qui se traduisait notamment par le droit de vote acquis en 1917, face émergée d’une émancipation sociale plus large. La peur du déclassement est aussi une peur de la perte du privilège masculin par rapport aux femmes et c’est une peur que l’on retrouve aujourd’hui chez nombre de sympathisants de l’extrême-droite, avec cette représentation angoissée des féministes qui voudraient placer les femmes - non en position d’égalité – mais en position de dominantes. Dans un déni total de tous les indicateurs qui montrent que le chemin vers l’égalité est loin d’être allé au bout malgré les avancées récentes.
De la même manière que l’extrême-droite n’a pas l’apanage de la pensée patriarcale, il apparaît que l’idéologie d’extrême-droite est moins une pensée alternative et subversive qu’un aboutissement des valeurs prônées par nos sociétés capitalistes néolibérales, poussant le curseur à l’extrême.
Le culte de la performance, le darwinisme social et le colonialisme, moteurs du projet nazi, sont toujours au cœur de nos sociétés capitalistes dites libérales
C’est l’objet explicite de la conclusion dans laquelle nous pouvons aisément reconnaître la patte de J. Chapoutot. Le fait de ne penser les hommes et l’ensemble du vivant que par le biais de leur productivité pour justifier toutes les exploitations et les prédations, le fait de penser que des humains méritent plus ou moins de vivre dans des conditions dignes suivant leur capacité à trouver leur place dans ce système productif, même lorsqu’on n’y ajoute pas le prisme de la race, sont des éléments partagés par nos sociétés néolibérales avec l’idéologie nazie.
« Il me semble que favoriser une culture qui célèbre davantage l’agressivité a ses mérites et des aspects positifs » déclare le Zuckerberg de 2025 au micro d’une radio conservatrice, affirmant que ce serait une bonne chose pour la « culture d’entreprise ». Ce sont des propos qui rappellent le vocabulaire idéologique nazi, avec cette idée récurrente de libérer les énergies masculines et la valorisation de la concurrence qui doit opérer une sélection des meilleurs et une élimination des plus faibles. Son plan de licenciement massif (« j’ai décidé de placer la barre plus haut en terme de gestion des performances et d’éliminer plus rapidement les personnes peu performantes ») s’inscrit dans la droite ligne de l’idéologie darwiniste nazie qui s’exprime à la fois par leur culte de l’homme performant et le rejet violent de ceux dont ils jugent qu’ils ne le sont pas.
Avant Treblinka, il y a la mise à mort des handicapés et des asociaux dans le plan T4, considérés comme des « bouches à nourrir » inutiles. Derrière Treblinka, il y a un projet colonial de remplacement des juifs de Pologne par des colons germains plus dignes d’exploiter ces territoires car plus aptes à travailler la terre. Dans Auschwitz, il y a un projet d’exploitation maximale d’une main d’oeuvre au coût minimal. La vision du monde des nazis n’est pas totalement étrangère à la vision du monde capitaliste basée sur la prédation des ressources y compris des « ressources humaines », la destruction du vivant au nom de l’efficacité économique, le culte de la performance, la catégorisation de la société entre individus utiles et inutiles suivant leur capacités productives, le darwinisme social qui doit laisser la loi naturelle du marché récompenser les forts et laisser mourir les faibles ou encore le sentiment colonial qui légitime l’asservissement d’un peuple par un autre.
Naïf, ce dernier point me paraissait réglé au moins dans sa dimension politique. Mais nous avons pu faire récemment le constat de la persistance de l’acceptation du colonialisme. Cette complaisance pour le colonialisme est rendue visible par l’indifférence aux crimes de masse perpétrés en Palestine, que ce soit par l’aspect résiduel des manifestations pour le cessez-le-feu à Gaza ou par la criminalisation du soutien aux Palestiniens par les médias, le gouvernement et l’institution judiciaire : interdictions a priori de manifestations, convocations au commissariat des députées LFI Rima Hassan et Mathilde Panot, procès pour « apologie du terrorisme » de syndicalistes et militants comme le représentant CGT J.-P. Delescaut ou le représentant Sud Rail et membre de Révolution Permanente Anasse Kazib, plusieurs événements informatifs interdits comme des conférences d’intellectuels ou même une exposition de Médecins Sans Frontières...
Aujourd’hui encore, le racisme latent des Français permet à l’État de cautionner un génocide, que ce soit par la censure des voix qui le dénoncent, par le maintien de tous les liens avec l’Etat israëlien ou encore par le refus d’appliquer les sanctions internationales contre les dirigeants israéliens, leur accordant par l’arbitraire présidentiel « l’immunité » malgré le mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale. La prégnance du racisme engendre encore un seuil d’acceptation des violences coloniales très élevé, jusque sur le territoire français puisque les indépendantistes kanaks en Nouvelle-Calédonie sont sévèrement réprimés avec l’aval médiatique et dans l’indifférence générale.
« Où est le Treblinka du néolibéralisme ? » demandait à Blois une journaliste de Libération respectueuse du travail de recherche et de synthèse des trois auteurs mais très remontée contre la conclusion du livre. Pourtant, accepter les constats établis dans le respect des procédures scientifiques par les trois historiens, c’est en accepter la conclusion.
Je me permets donc d’apporter ma propre réponse à cette question provocatrice et caricaturale. Admettons que l’on soit farouchement spéciste, que l’on considère les centres d’extermination de masse que sont les abattoirs du complexe agro-industriel comme d’une nature totalement différente de ceux qui anéantissaient des humains entre 1942 et 1945. Admettons que l’on considère les animaux comme d’une nature si différente de la nôtre (en niant les recherches scientifiques de ces 50 dernières années) pour tolérer de retirer aux vaches leurs enfants à la naissance afin de s’approprier leur lait, admettons que l’on soit insensible à la souffrance de cet arrachement maternel pourtant bien visible, admettons que l’on tolère de les violer par insémination artificielle pour qu’elles consacrent leur vie entière à produire du lait dans des hangars, non pas pour leurs veaux mais pour nous.
La rationalité économique est aussi prioritaire sur les vies humaines. En France, deux personnes meurent chaque jour d’un accident du travail selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), sans que cela ne soit un sujet de société. En France toujours, 40 000 personnes meurent chaque année de l’exposition aux particules fines selon Santé Publique France, et l’on continue à subventionner l’industrie pétrolière. Et encore, ces chiffres sont sous-estimés et ne reflètent ni tous les dégâts causés par l’exploitation des travailleurs ni la diversité des pollutions auxquelles notre système industriel et agricole productiviste soumettent nos corps.
La logique du capitalisme, c’est la priorisation des profits financiers sur toute autre considération.
Ainsi, dans les années 70, Ford avait délibérément laissé sur le marché ses voitures Pinto avec un défaut de fabrication pouvant entraîner un risque mortel. En effet, les coûts des rappels avaient été estimés plus élevés que le coût des indemnisations pour les décès. Il valait mieux quelques humains brûlés dans l’incendie de leur voiture que payer 11 dollars par voiture rappelée. Ce calcul coût-bénéfices cynique n’a rien d’exceptionnel, c’est la logique quotidienne du capitalisme. Donner la mort n’est pas un problème si cela est rentable.
Ceci étant dit, montrer que la matrice du nazisme réside dans nos sociétés ne signifie pas forcément chercher un « Treblinka du néolibéralisme ». Le nazisme est déjà sévèrement problématique avant l’ouverture du camp d’extermination de Treblinka qui n’apparaît qu’en 1942. Extrayons-nous de notre vision téléologique, c’est-à-dire de notre propension à regarder le passé en commençant par la fin. La « solution » à la question juive a d’abord été dans l’incitation à l’exil, puis dans la déportation, avant de recourir aux assassinats directs puis aux meurtres industriels en série. Il a existé un nazisme sans Treblinka, entre la fondation du parti en 1921 et 1942. Treblinka n’apparaît que dix ans après l’arrivée au pouvoir, après dix ans d’imprégnation de l’idéologie nazie dans la société allemande et dans les sociétés européennes et après trois ans de brutalisation guerrière. Fallait-il attendre Treblinka pour s’inquiéter de la pénétration de l’idéologie nazie dans la société, de la déshumanisation d’individus considérés comme inférieurs, du darwinisme socio-racial et des prédations illimitées ? Le glissement vers la droite et la radicalisation progressive sont des récurrences chez les partis au pouvoir et donc des potentialités à prendre en considération dès les premiers signaux. Nous pouvons par exemple le constater aujourd’hui chez D. Trump qui voulait, à l’aube de son premier mandat, construire un mur pour empêcher les Mexicains d’entrer dans le pays, et qui, à l’entrée dans son second mandat, veut désormais « déporter » les immigrés, ce qui, pour lui, constitue la nouvelle « solution » au problème de la présence étrangère sur le sol américain.
Plutôt que postuler une différence de nature entre le nazisme et les autres sociétés occidentales contemporaines - avec la tentation facile de penser que le barbare est toujours l’autre, l’étranger ou l’homme du passé - cette étude nous rappelle que la frontière avec ce monde nazi n’est pas hermétique et que le projet porté par le NSDAP a pu être séduisant comme peut l’être l’extrême-droite aujourd’hui pour certains. Il n’était pas évident pour les contemporains que le nazisme était une abomination comme il n’est pas évident aujourd’hui qu’il n’est pas admissible d’acheter des vêtements issus du travail forcé de Ouïghours en Chine, que le sacrifice du vivant sur l’autel de la rentabilité est une violence et un danger ou que le projet colonial mortifère d’Israël en Cisjordanie et à Gaza peut souffrir la critique.
Ce constat n’est pas une minimisation des horreurs perpétrées par les nazis mais rend le devoir de vigilance d’autant plus nécessaire en contestant jusqu’à leurs idéaux les plus communément répandus.
Le nazisme n’est pas l’opposé de nos sociétés capitalistes libérales, il en est une forme potentielle en temps de crise. J. Chapoutot y voit la même matrice, c’est-à-dire un ensemble de déjà-là et de potentialités. Au fond, il ne fait que démontrer ce qu’Aimé Césaire affirmait déjà dans les années 50 dans son Discours sur le colonialisme :
« Il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. »
En conclusion
Le nazisme a germé sur un darwinisme social exacerbé qui est au fondement de nos sociétés capitalistes libérales et sur un terreau raciste largement répandu dans les populations européennes d’alors. Ce terreau existait avant et après le nazisme, il est aujourd’hui réactivé politiquement par les élites politiques et économiques qui en ont besoin pour se maintenir au pouvoir. Le RN n’est même pas à la tête du pays qu’il est déjà dangereux de tenir des positions anticoloniales ou anti-génocide et que l’Etat de Droit est déjà malmené.
Chaque fois que l’on cède un pouce au racisme, que l’on cautionne une oppression basée sur un sentiment de supériorité, que l’on tolère une exploitation au nom de la maximisation des profits, on avance d’un pas vers le nazisme.
Le constat est donc très inquiétant, pour ne pas dire alarmant. Mais ne tombons pas dans une vision téléologique de l’histoire : les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, ne serait-ce que parce que la probabilité de retrouver exactement la même combinaison de facteurs est très mince, mais aussi parce que les sociétés humaines ont toujours le choix de prendre des directions différentes dans des situations similaires. L’arrivée de l’extrême-droite n’est pas inéluctable ni même le maintien des structures de domination et de destruction de notre société néolibérale. En effet, des différences avec l’Allemagne du début des années 30 nous autorisent l’optimisme, notamment la capacité de la gauche française à s’unir pour constituer un front antifasciste et la connaissance historique de ce à quoi l’extrême-droite peut conduire.
Voilà pourquoi il est urgent de lire Le monde nazi.
Al.Guilhem
Professeur d’histoire-géographie
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