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Une sexagénaire avait été sanctionnée par la justice française lors d’un divorce pour n’avoir pas respecté son « devoir conjugal ». Elle a obtenu la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui rappelle l’obligation de consentement dans les relations sexuelles.
Marine Turchi
23 janvier 2025 à 14h15
« J’espère que cette décision marquera un tournant dans la lutte pour les droits des femmes en France. » Jeudi 23 janvier, Barbara*, 69 ans, a obtenu la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en raison d’un divorce pour faute prononcé par la justice française au motif qu’elle n’avait pas respecté son « devoir conjugal ».
L’affaire, révélée en 2021 par Mediapart, avait fait grand bruit et suscité l’indignation des associations féministes et de défense des victimes de violences sexuelles.
La sanction de Barbara avait été rendue possible par une interprétation archaïque du Code civil, mais aussi par une jurisprudence constante en la matière (lire notre article). Dénonçant « une condamnation d’une autre époque » et « un déni de justice », la sexagénaire avait, avec le soutien du Collectif féministe contre le viol (CFCV) et de la Fondation des femmes, saisi la CEDH en mars 2021.
Dans sa décision, rendue jeudi 23 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme juge utile de rappeler que « tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle », et que ce fameux « devoir conjugal » passe outre le « libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple ».
La cour considère que l’existence même de ce principe est « contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention » des États européens en matière de lutte contre les violences sexuelles et conjugales.
La CEDH va plus loin et étrille la France. Dans ce dossier, les autorités, représentées par le directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères, n’ont pas contesté que les faits dénoncés constituaient une ingérence dans le droit au respect de la vie privée. Mais elles ont soutenu que cette ingérence était prévue par la loi : l’article 215 du Code civil dispose que les époux s’obligent mutuellement à une « communauté de vie », généralement comprise comme impliquant une « communauté de lit », et cette obligation résulte d’une jurisprudence bien établie, selon elles.
La cour réfute, « comme le suggère le gouvernement, que le consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures ». « Une telle justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère répréhensible. Or, la Cour juge de longue date que l’idée qu’un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu’elle est contraire non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la convention [de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – ndlr] », souligne-t-elle.
La CEDH précise que si cette invocation du manquement au devoir conjugal « décline de façon continue » – et qu’en conséquence « les magistrats sont de plus en plus réticents à prononcer le divorce sur ce seul fondement » –, elle a néanmoins « persisté », avec « des allégations majoritairement présentées par des hommes ».
L’affaire avait débuté en 2011. Après vingt-sept ans de mariage, Barbara fait part à son mari – un magistrat – de son intention de divorcer, épuisée, dit-elle, par « les menaces, les coups, et bien d’autres comportements difficiles à dire ».
L’année suivante, elle demande le divorce, puis dépose en 2014 une main courante, dans laquelle elle explique avoir « cessé d’avoir des relations sexuelles » avec son époux « lorsqu’il a simulé un étranglement sur [leur fille] ». Elle justifie, attestations et certificats médicaux à l’appui, de ses problèmes de santé à répétition depuis 1992, et notamment depuis un grave accident au travail, en 2005, qui a entraîné de nombreuses séquelles.
De son côté, son ex-conjoint conteste l’ensemble de ces accusations, et dénonce au contraire « un comportement harcelant » de Barbara. Il réclame la reconnaissance d’un divorce pour faute en raison du refus de son épouse « de consommer le mariage » depuis 2004 et « de son manquement au devoir de respect entre époux ».
En 2018, le tribunal de grande instance de Versailles écarte cet argument en raison du handicap de Barbara et prononce le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Les deux époux font appel de ce jugement.
L’année suivante, coup de théâtre : la cour d’appel de Versailles prononce le divorce pour faute aux torts exclusifs de Barbara, en raison de son refus d’avoir des relations sexuelles, qui constitue selon elle « une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage ». En 2020, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Barbara, rendant la décision définitive.
Par sa décision, la CEDH inflige aujourd’hui un camouflet à la France. Pour Lilia Mhissen, l’une des avocates de Barbara, cette décision « marque l’abolition du devoir conjugal et de la vision archaïque et canonique de la famille » et constitue « une évolution majeure pour le droit des femmes à disposer de leur corps, y compris dans le cadre du mariage ».
Elle est « d’autant plus fondamentale que près d’un viol sur deux est commis par le conjoint ou le concubin », complète sa consœur Delphine Zoughebi, qui souligne que « désormais, le mariage n’est plus une servitude sexuelle ».
Pour les deux avocates, cette décision va marquer un précédent et « s’imposer aux juges français, qui ne pourront plus considérer qu’une communauté de vie implique une communauté de lit ». « Les tribunaux vont enfin arrêter d’interpréter la loi française à l’aune du droit canon et dicter aux femmes d’avoir des relations sexuelles dans le mariage », considère Lilia Mhissen.
Cette victoire est pour toutes les femmes qui, comme moi, se retrouvent confrontées à des décisions judiciaires aberrantes et injustes, remettant en cause leur intégrité corporelle et leur droit à l’intimité.
Jointe par Mediapart, Gabriela Bravo, de la Fondation des femmes, salue « une décision historique pour les droits des femmes » : « En décembre, Gisèle Pelicot se battait pour que les viols organisés par son mari soient reconnus, et aujourd’hui le combat de dix années de Barbara aboutit à une décision de la CEDH qui dit qu’un mari ne peut pas imposer à sa femme des relations sexuelles. »
Pour la Fondation des femmes, « l’État français doit évoluer et éradiquer ce “devoir conjugal” de son système judiciaire ». Cela rejoint l’une des cent quarante propositions de la coalition féministe pour une loi intégrale contre les violences sexuelles, qui réclame la suppression de l’article 215 du Code civil.
De son côté, Barbara estime qu’il s’agit d’une « victoire pour toutes les femmes » qui, comme elle, « se retrouvent confrontées à des décisions judiciaires aberrantes et injustes, remettant en cause leur intégrité corporelle et leur droit à l’intimité ».
Par la décision « indigne d’une société civilisée » qu’ils ont rendue à l’époque, insiste-t-elle, les magistrats français « n’ont pas mesuré la violence institutionnelle » qu’ils ont « infligée à [leur] famille, ni le traumatisme subi par [son] enfant mineur qui a assisté à des pressions considérables à [son] égard et en a été profondément traumatisé ». « Cette décision avait légitimé un environnement familial où l’intimité et la dignité de la femme sont ignorées et bafouées », ajoute-t-elle.
Pour Barbara, « la politique de prévention de la violence sexuelle sous toutes ses formes doit être une priorité » : « Il est désormais impératif que la France, au même titre que d’autres pays européens comme le Portugal ou l’Espagne, prenne des mesures concrètes pour éradiquer cette culture du viol et promouvoir une véritable culture du consentement et du respect mutuel. »
Marine Turchi
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