Nous partageons ici un article de l’excellent mensuel le monde diplomatique sur la stratégie de l’extrême droite à l’égard de la jeunesse.
Quand l’extrême droite cible la jeunesse (Allemagne)
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Source : Le monde diplomatique, janvier 2025 par Boris Grésillon
Obsédés par les formes institutionnelles de la politique, les partis traditionnels allemands ont laissé péricliter le maillage associatif et militant qui encadrait la jeunesse dans les petites villes de l’Est. L’extrême droite s’est engouffrée dans la brèche. Auprès d’un public adolescent, elle distille son racisme viril comme une potion de fierté contestataire et branchée.
Le Monde diplomatique Quand l’extrême droite cible la jeunesse↑
Aux yeux de l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland ou AfD), l’année 2024 restera comme un excellent cru. Lors du scrutin européen de juin, ce parti d’extrême droite, créé en 2013, obtenait 15,9 % des suffrages. Il devenait le deuxième parti d’Allemagne derrière l’Union chrétienne-démocrate (CDU). Plus spectaculaires encore, les scores obtenus lors des élections régionales organisées en septembre dans trois Länder de l’est du pays ont fait trembler les états-majors politiques : 29,2 % en Brandebourg, où l’AfD n’est devancée que d’une courte tête par le Parti social-démocrate (SPD, 30,9 %) ; 30,6 % en Saxe, juste derrière la CDU (31,9 %) ; 32,8 % et première position en Thuringe. Pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un parti d’extrême droite se trouve majoritaire dans un parlement régional allemand. Même si le front républicain — Brandmauer, littéralement « mur pare-feu » — l’empêchera de gouverner, l’AfD disposera d’une minorité de blocage, que le leader thuringeois, M. Björn Höcke, ne manquera pas d’activer.
Un élément rend ces résultats particulièrement frappants : la percée de l’AfD chez les jeunes au moment où ce parti se radicalise au point d’échafauder un projet de « remigration » à grande échelle. Ainsi, lors des élections européennes de juin 2024, 16 % des jeunes Allemands de 16 à 24 ans ont accordé leur suffrage à l’AfD, contre 17 % à la CDU, arrivée en tête, tandis que les Verts perdaient les deux tiers de leur électorat dans cette tranche d’âge (de 33 % en 2019 à 11 % en 2024). Cinq ans plus tôt, les Grünen avaient profité de l’aura du mouvement en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique Fridays for Future, alors à son faîte. En 2024, ils paient le prix de leurs échecs et de leurs reniements au sein du gouvernement de coalition dirigé par M. Olaf Scholz. Lors des scrutins régionaux de septembre, l’AfD enregistre des scores encore plus élevés chez les 18-24 ans que dans le reste de la population : 31 % en Saxe et dans le Brandebourg, 38 % en Thuringe. Comment expliquer que la jeunesse de l’est de l’Allemagne ne vote plus ni rouge ni vert, mais bleu, la couleur de l’extrême droite ?
Tout d’abord, l’AfD dispose d’une organisation de jeunesse efficace, la Junge Alternative (JA), qui s’adresse spécifiquement aux 14-35 ans. Son indépendance juridique vis-à-vis de la maison mère lui donne la possibilité d’adopter des positions et des expressions encore plus extrêmes qui lui valent, depuis 2023, un classement comme entité d’extrême droite menaçant la démocratie par l’Office fédéral de protection de la Constitution. Soucieuse de rassurer à quelques semaines des élections législatives anticipées du 23 février prochain, l’AfD a annoncé la création d’une nouvelle organisation de jeunesse. Malgré les plaintes pour incitation à la haine raciale, insultes et violences à l’encontre des migrants (comme à Chemnitz en août 2018), la popularité du mouvement croît chez les jeunes, et même chez les très jeunes : le cœur de cible de la JA a « glissé » des jeunes de 17-18 ans vers les adolescents de 14-15 ans. Lors des « simili-élections » organisées auprès des élèves dans les collèges et lycées des petites villes est-allemandes comme Plauen, Döbeln ou Wurzen, l’AfD concentre plus de la moitié des scrutins des jeunes adolescents (1).
À l’âge où les consciences se forgent, où les convictions s’affirment et où l’on se rebelle contre l’ordre moral, la JA séduit. À destination des adolescents des villes petites et moyennes, elle propose des réunions publiques avec les chefs de l’AfD, des concerts gratuits avec des groupes locaux, des soirées à thème, et même, pour les plus grands, des virées à moto très médiatisées avec le charismatique Björn Höcke, dirigeant du parti en Thuringe, auquel de nombreux jeunes hommes vouent un culte. Dans ces contrées est-allemandes qui se vident de leurs habitants depuis trente ans, la JA, l’AfD et les nombreuses mouvances d’extrême droite ou néonazies — Die Republikaner (REP), Pegida, Pro Chemnitz, Die Heimat, Der Dritte Weg, Die Rechte, les Freie Kameradschaften, Freie Sachsen, etc. — n’affrontent guère de concurrence lorsqu’elles proposent des activités ad hoc et prennent ainsi part à la socialisation politique des adolescents. Cet embrigadement fondé sur la franche camaraderie, le culte du corps et de la virilité (par exemple à travers la pratique collective des sports de combat) et l’adulation du chef s’avère d’autant plus efficace que l’AfD et la JA maillent par leurs relais locaux l’ensemble du territoire de ces Länder.
À cette toile militante s’ajoute la toile numérique : très tôt, l’extrême droite a massivement investi dans une communication calibrée sur les réseaux sociaux les plus usités chez les jeunes, en particulier TikTok mais aussi Instagram, Snapchat, WhatsApp et YouTube. La JA jongle habilement avec l’algorithme de TikTok pour susciter un maximum de viralité, quel que soit le degré de véracité des messages — on sait que les plus clivants suscitent souvent le plus de clics, notamment ceux qui touchent à la question migratoire (2). De l’aveu même de responsables d’autres formations politiques, comme M. Andreas Stoch, leader du SPD en Bade-Wurtemberg, « l’AfD a investi très tôt cette plate-forme [TikTok]. Les autres partis politiques doivent maintenant lui emboîter le pas ». Le résultat se mesure en termes de visibilité mais aussi de centralité : isolée dans le jeu politique institutionnel, l’AfD n’incarne pas aux yeux des jeunes sympathisants ce parti extrémiste et marginal dont on se méfie. On ne se cache plus d’y adhérer : au centre du jeu politique dans les Länder de l’Est, une formation fondée à l’origine par d’ennuyeux professeurs d’économie de l’Ouest devient à la mode. Adolescents et post-adolescents ne sont pas nécessairement convaincus par ses thèses ; beaucoup ont simplement envie d’« en être », d’intégrer un groupe de jeunes attirant, qui a ses habitudes, ses codes vestimentaires, son langage, son humour, ses dirigeants charismatiques, sa réputation, ses filles blondes au regard bleu assuré et ses garçons aux cheveux très courts. « Aujourd’hui, c’est trop cool, ou tout à fait normal, d’afficher des slogans d’extrême droite dans son garage ou dans sa chambre », affirme M. Ocean Hale Meißner, un jeune activiste anti-AfD de la petite ville de Döbeln, en Saxe (3). L’emprise des mouvements d’extrême droite a été facilitée par la fermeture de lieux de culture et de sociabilité ainsi que par la disparition de bon nombre d’associations et de maisons des jeunes, autant de microstructures susceptibles de proposer une alternative à l’Alternative.
Dans certaines de ces localités est-allemandes, il devient en revanche difficile, et parfois dangereux, de revendiquer ouvertement son opposition à l’AfD, surtout lorsqu’on s’affiche antifa, gay, lesbienne ou trans — ou que l’on est d’origine étrangère. Intimidations, menaces verbales et parfois physiques sont nombreuses. Les dérapages peuvent vite se transformer en passages à tabac. Les chiffres communiqués par l’Office fédéral de la police criminelle (BKA) pour l’année 2023 montrent une augmentation de 15 % des actes de violence à l’encontre des demandeurs d’asile et de 50 % contre les foyers qui les hébergent (4).
Le rapport ambigu qu’entretient l’AfD avec l’antisémitisme et, plus largement, avec l’histoire contemporaine allemande ne laisse pas non plus insensibles certains adolescents et jeunes adultes. Ce parti — comme sa branche junior — entremêle le plus indéfectible soutien à Israël, des appels du pied antisémites portant notamment sur les complots supposés du milliardaire George Soros, et une remise en cause radicale de la politique mémorielle ouest-allemande mise en œuvre dans les décennies d’après-guerre (5). Dans les Länder orientaux, où le sentiment d’appartenir à une communauté et de prendre part à l’histoire s’est évaporé avec la République démocratique allemande (RDA) en 1990, les habitants ne se rattachent à aucun grand récit : ni celui du « travail de mémoire », qui a donné la possibilité aux Allemands de l’Ouest de saisir la portée exceptionnelle du crime nazi, ni celui de la construction européenne, qui les a largement ignorés. L’extrême droite propose un imaginaire qui prend le contre-pied des incitations médiatiques et politiques à se conformer au modèle du bon citoyen allemand, à l’exception du soutien à Israël, lequel permet à la fois de parer aux accusations d’antisémitisme et de légitimer la vision civilisationnelle anti-islam que partagent la coalition de M. Benyamin Netanyahou et l’AfD.
Les jeunes qui se tournent vers l’AfD, la JA ou d’autres mouvements d’extrême droite entretiennent justement un rapport « décomplexé » avec l’histoire de leur pays. Le génocide des Juifs par les nazis n’est plus un tabou et n’agit plus comme un repoussoir absolu symbolisé par le slogan « Plus jamais ça ! », né après 1945. Ces sympathisants refusent de porter à leur tour ce qu’ils considèrent comme un fardeau moral encombrant réservé aux perdants de l’histoire. Ils préfèrent considérer, à l’instar de leur chef révisionniste Björn Höcke, le Mémorial aux victimes de l’Holocauste de Berlin comme le « mémorial de la honte ». Dans des régions où le passé rime avec la honte, celle du nazisme, celle de la dictature du parti unique, celle de la crise des années 1990, synonyme de déclassement social, l’extrême droite prône la fierté d’appartenir à une communauté définie par opposition aux migrants et qui prend forme localement dans l’esprit de corps, les chants nationalistes et les slogans racistes, activement relayés sur Internet. Sans oublier les accessoires : le magasin en ligne Patria propose des tee-shirts, autocollants « Remigration », bobs siglés « Björn Höcke », déodorants « fierté fraîcheur », drapeaux et autres colifichets nationalistes ainsi que des livres jeunesse (Der Kleine Fisch Schwimmt Gegen den Strom, « Le petit poisson nage à contre-courant ») et des titres de référence comme Le Camp des saints, de Jean Raspail (Robert Laffont, 1973), ouvertement raciste. Plus extrémistes, les comptes (Instagram, X et TikTok) Wilhelm Kachel diffusent images, clips, slogans-chocs générés par une intelligence artificielle (IA) et destinés aux jeunes, comme « Pas de yallah yallah. Ici, la langue officielle, c’est l’allemand ». Sur YouTube, des chants de ralliement sont produits par une autre IA, nommée « Sachsii », sans doute par contraction de « Sachsen » — la Saxe — et « sexy ».
Face au mythe d’une Allemagne réunifiée et en paix avec elle-même, les sympathisants de l’AfD brandissent également une Ost-Identität (« identité de l’Est ») spécifique, conservatrice et nationaliste. Pendant trois décennies, leurs parents ont été successivement déçus par la droite (CDU), les sociaux-démocrates (SPD) et la gauche (PDS, devenu Die Linke). Dans une atmosphère de défiance vis-à-vis de la politique, l’extrême droite bénéficie du privilège dont jouissent les partis n’ayant jamais gouverné.
Ainsi, les explications d’ordre conjoncturel — montée de la xénophobie à l’Est à la suite de l’accueil par l’Allemagne d’un million de réfugiés syriens en 2015, deuxième vague migratoire due à l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens en 2022 qui fragilise le lien social, et enfin poussée du racisme antisémite et islamophobe en 2023-2024 avec la guerre au Proche-Orient — rejoignent des causes plus profondes, d’ordre historique, psychologique et social.
Les jeunes Est-Allemands qui votent pour l’AfD ou s’en sentent proches se recrutent bien souvent parmi les enfants ou les petits-enfants des Ossis (les habitants de l’ex-RDA) désenchantés du tournant de 1989-1990. Leurs parents ou leurs grands-parents n’ont pas émigré en masse vers l’ouest juste après la chute du Mur. Ils ont en revanche vu partir plusieurs centaines de milliers de jeunes, surtout des femmes qualifiées qui cherchaient un avenir meilleur. Ceux qui restent endurent alors en silence les chocs violents des années 1990 : abolition des institutions qui structuraient la vie sociale ; démantèlement industriel synonyme de chômage de masse ; vieillissement accéléré de la population et des petites villes en déshérence.
Entre 1990 et 1995, dans ces « nouveaux Länder » perçus à l’Ouest comme les grands bénéficiaires de la chute du Mur, les taux de divorce, de suicide et de dépression explosent, le sentiment de trahison et de déclassement gagne, ainsi qu’un rejet de la politique et, chez certains jeunes, un nihilisme néonazi dont témoignent les émeutes racistes de Hoyerswerda et Rostock, en 1991-1992. Bien sûr, nombre d’Ossis ont pu rebondir et se forger un avenir à la hauteur de leurs ambitions. Mais tous ont vécu dans leur chair les grands bouleversements de la décennie 1990. Ceux qui, enfants, ont vu leurs familles courber l’échine bénéficient aujourd’hui d’une situation bien meilleure que celle des décennies précédentes. Les parents ont-ils transmis leur rancœur à la génération suivante, selon le processus de transfert analysé par la philosophe Cynthia Fleury (6) ? En 2024, environ 54 % des Allemands de l’Est se considéraient toujours comme des citoyens de seconde zone, selon les statistiques officielles.
Il faut toutefois se garder d’un pessimisme excessif. Plus des deux tiers des électeurs âgés de 16 à 35 ans ne votent pas pour l’AfD, et beaucoup d’entre eux se mobilisent contre elle. À chaque manifestation nationaliste répond une contre-manifestation d’opposants. En outre, la radicalisation à l’extrême droite d’une fraction de la jeunesse ne constitue en rien une exception est-allemande. Le phénomène concerne également la partie occidentale du pays, certes dans des proportions moindres, ainsi que tous les voisins de l’Allemagne, avec des phénomènes de coalescence, d’influence mutuelle et de rapprochement entre mouvances nationalistes extrêmes. À la veille des élections législatives anticipées, les partis traditionnels n’ont toujours pas trouvé l’antidote.
Boris Grésillon
Notes :
Géographe, Centre Marc-Bloch, Berlin.
(1) « Monitor », ARD, 29 août 2024.
(2) Marco Wolter, « L’AfD séduit les jeunes électeurs dans l’est de l’Allemagne », Deutsche Welle, 23 septembre 2024.
(3) « Monitor », émission citée.
(4) « Bundeslagebild Kriminalität im Kontext von Zuwanderung 2023 », Bundeskriminalamt, 8 octobre 2024.
(5) François Danckaert, « L’AfD et l’antisémitisme », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, vol. 53, n° 1, Strasbourg, 2021.
(6) Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, Paris, 2020.
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