Autour de Lucie Castets, une équipe de proches et les partis du NFP s’organisent pour pousser sa nomination comme première ministre. Même si Emmanuel Macron y consentait, les défis structurels d’un gouvernement minoritaire de gauche restent entiers.
L’effet d’annonce a fonctionné. Mais comment s’inscrire dans la durée ? C’est tout le dilemme auquel les gauches et les écologistes sont confronté·es depuis l’annonce surprise, et réussie, du nom de sa candidate à Matignon.
Une heure avant l’entretien télévisé d’Emmanuel Macron le 23 juillet, le Nouveau Front populaire (NFP) proposait Lucie Castets comme première ministre. Même si le président de la République a prétendu que ce n’était « pas le sujet », une hypothèque importante a été levée ce soir-là par la gauche unie, qui s’avérait jusque-là incapable de s’accorder sur un profil.
« La charge de la preuve a été inversée, analyse le député socialiste Arthur Delaporte, qui accompagnait Lucie Castets mercredi, lors d’un déplacement auprès de l’entreprise Duralex, bientôt transformée en coopérative. Le fait de proposer son nom a montré la permanence du NFP. Le président ne peut plus compter sur un scénario de débauchage de membres ou de composantes de notre coalition. Et collectivement, nous avons désigné un tiers de confiance qui représente le NFP sans être issu des partis. »
Mais dix jours ont passé et l’Élysée n’a montré aucun signe d’ouverture. Non seulement la « trêve » proclamée par Emmanuel Macron est insincère, puisque des décisions sont prises bien au-delà des affaires courantes, mais son entourage a fait dire au Monde que le président réfléchissait à un autre scénario, autour d’« un homme ou [d’]une femme, consensuel(le), qui plaise à la gauche comme à la droite tout en offrant “un parfum de cohabitation” ».
Un « déni » dénoncé par de nombreux responsables du NFP, et même une « entreprise de sabotage » selon la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier. « On sait que des réunions interministérielles se tiennent pour préparer une politique d’austérité comme on en a rarement vu,s’explique-t-elle auprès de Mediapart. Il cherche à faire obstruction à toute forme de changement. »
« Pour sortir de la crise politique et institutionnelle que vous avez choisi d’ouvrir […] et respecter le verdict des urnes, vous n’avez pas d’autre choix que de nommer Lucie Castets première ministre »,martèle une récente tribune d’élu·es et de personnalités du monde associatif et intellectuel. Mais en pleine torpeur estivale, et alors que l’attention est braquée sur les Jeux olympiques, que peuvent faire la gauche et sa candidate face à la sourde oreille élyséenne ?
Continuer de convaincre, et se préparer malgré tout, explique-t-on dans son entourage proche : « Une part du travail consiste à faire progresser la gauche dans la société, et donc à continuer la bataille dans l’opinion sur les enjeux économiques et sociaux. Une autre part consiste à transformer les éléments du programme du NFP en actes de gouvernement. »
Pour l’heure, Lucie Castets a effectué deux déplacements, accompagnée de représentant·es de toutes les gauches : une déambulation dans les rues de Lille le 27 juillet, et la visite à Duralex le 31 juillet. Volontairement axée sur l’enjeu du travail, cette deuxième sortie publique faisait suite à un échange par visio avec les chef·fes de file de cinq centrales syndicales (la CFDT, la CGT, Unsa, Solidaires et la FSU – celui de la CFE-CGC ayant eu un empêchement de dernière minute). Une rencontre illustrant l’importance que la haute fonctionnaire souhaite donner au dialogue social, après les nombreux passages en force macroniens.
Concrètement, Lucie Castets s’appuie sur un premier cercle de proches, parmi lesquels on compte Arnaud Bontemps, fondateur du collectif Nos services publics auquel elle appartenait ; la militante féministe Caroline De Haas ; les économistes Lucas Chancel et Michaël Zemmour ; ou encore l’ex-préfète et actuelle conseillère maître à la Cour des comptes Marie Lajus.
Il s’agit de se préparer à gouverner, sans le rituel politique qui permet normalement de passer à ce stade.
Kevin Vacher, sociologue et activiste du logement
Une équipe où l’on trouve beaucoup d’intelligence et de compétences, mais dont la taille modeste la conduit à s’appuyer sur un deuxième cercle de soutiens. Non décisionnaire et tenu à distance des relations avec les partis, celui-ci mêle également des profils d’activistes et de hauts fonctionnaires, prêts à rendre service en produisant des notes, ou en servant de relais avec d’autres milieux.
Kevin Vacher, sociologue et militant pour le logement digne à Marseille, est venu « filer des coups de main » dans ce cadre. « Il ne s’agit plus d’une campagne électorale,analyse-t-il, mais de se préparer à gouverner, sans le rituel politique qui permet normalement de passer à ce stade, et sans avoir accès à l’appareil d’État. La phase de structuration est longue, parce qu’on est en plein été et que l’asymétrie des forces est évidente avec l’Élysée, et parce que Lucie et son équipe ont pour mandat de consolider le NFP, ce qui exige des jeux d’équilibre permanents. »
Certains s’inquiètent justement de la capacité de Lucie Castets à protéger son autonomie face aux « crocodiles » des formations politiques. Du côté du premier cercle, on revendique une vraie capacité d’initiative, mais en informant systématiquement les partis, qui procurent par ailleurs des moyens logistiques indispensables à toute sortie sur le terrain.
Sous des formats différents, plusieurs réunions par semaine sont nécessaires à ces calages permanents. « Lucie Castets cherche à être le point d’équilibre du NFP, mais elle ne demande pas l’avis des uns et des autres à chaque phrase », témoigne Arthur Delaporte.
Outre la superbe ignorance affichée par Emmanuel Macron, l’un des termes les plus compliqués de l’équation tient évidemment à ce qu’un gouvernement du NFP serait de toute façon minoritaire à l’Assemblée. Cela est vrai de toutes les forces politiques prises une à une, sans qu’il existe de mode d’emploi sur la façon dont dénouer ce problème – s’il est dénouable, dans le cadre institutionnel particulièrement défavorable de la Ve République.
Pour l’instant, la méthode pour parvenir à gouverner dans la durée (au moins un an – aucune dissolution ne peut avoir lieu avant) n’est pas complètement arrêtée. Ayant évoqué une approche « texte par texte », Lucie Castets a également admis que l’absence de majorité absolue nécessiterait des « compromis » – autrement dit, le principe d’appliquer « le programme, rien que le programme », souffrira d’entorses. Mais si des échanges informels entre la gauche et la Macronie existent, Lucie Castets n’a pas ouvertement invité à de véritables discussions au-delà du NFP.
« J’ai plaidé pour qu’elle le fasse, nous glisse une de ses connaissances, qui ne travaille cependant pas à ses côtés. À mon avis, elle devrait rencontrer les chefs de groupe de l’Assemblée. Je ne crois pas qu’il suffise d’attendre une éventuelle nomination, ni la réaction des autres forces à une feuille de route qu’ils jugeraient trop à gauche. » « C’est au NFP de tendre la main à d’autres groupes politiques pour chercher une majorité »,a justement déclaré récemment l’eurodéputé Pascal Canfin, tout en appelant ses amis à « créer des ponts et non ériger des murs avec le NFP ». « Sauf que Macron a imposé la trêve à son camp », balaie Marine Tondelier.
L’agenda des prochains mois sera saturé par la question budgétaire, qui est la plus délicate.
Parmi celles et ceux qui croient en la viabilité d’un gouvernement minoritaire sans accord préalable, on met en avant un certain nombre de chantiers susceptibles de rassembler au-delà du NFP. « Sur la programmation de la rénovation thermique, sur une loi mobilité que s’apprêtait à défendre Clément Beaune [ancien ministre des transports – ndlr], sur l’adoption de la proportionnelle, ou encore sur la question du logement où les acteurs du secteur sont alignés, on peut y arriver »,défend la présidente du groupe écologiste Cyrielle Chatelain.
Reste le risque, si aucun accord a minima n’est passé, qu’une approche au coup par coup se solde par une série d’échecs. Surtout, l’agenda des prochains mois sera saturé par la question budgétaire, qui est la plus délicate. Elle concentre en effet des différences d’approche économique très nettes entre la Macronie et la gauche, tout en conditionnant une bonne partie du reste de la politique à mener. Le tout dans un contexte où l’Union européenne et les marchés feront pression sur un gouvernement peu amical envers les milieux d’affaires.
« On peut faire du texte par texte sur des projets de lois ordinaires, mais c’est impossible sur le budget,affirme le député socialiste de l’Eure Philippe Brun. Il faut qu’un gouvernement NFP obtienne un accord de non-censure. Ce n’est pas impossible dans la mesure où le camp présidentiel est en voie d’autonomisation. Mais il ne faut pas se raconter d’histoire : cela implique de négocier l’application du programme et donc d’accepter des amendements. Pas par traîtrise, mais parce qu’on a 190 députés et pas 290. »
« Le “bougé” auquel le NFP est prêt me semble trop faible, car ils surestiment les rentrées fiscales qu’ils obtiendront et ont promis beaucoup de dépenses »,nouslâche un sympathisant bon connaisseur des arcanes financiers. « Il y a des gens qui travaillent sur cette question-là »,rétorque-t-on de manière sibylline parmi les interlocuteurs plus réguliers de Lucie Castets.
Aucune des composantes du NFP, à ce stade, ne veut donner l’impression d’une collusion avec le camp présidentiel battu.
Dans un entretien à La Tribune Dimanche, celle-ci affiche une certaine confiance, en y déclarant : « J’essaierai d’éviter le 49-3 sur le budget mais je ne peux pas promettre de ne pas l’utiliser. Ensuite, pour qu’une censure soit votée, il faudrait qu’elle ait une majorité. » Aucune des composantes du NFP, à ce stade, ne veut donner l’impression d’une collusion avec le camp présidentiel battu, qui a lui-même fait peu de cas des préférences de la gauche depuis sept ans.
Le risque, soulevé avec le plus de force par les Insoumis·es depuis le lendemain des législatives, serait de nourrir la machine à décevoir et de compromettre les chances futures de la gauche. Dans une analyse pour Le Monde diplomatique, l’économiste Bruno Amable pointe la contradiction inévitable « entre la poursuite d’une politique économique orthodoxe et les principales attentes des groupes sociaux traditionnellement de gauche ».
« Je ne crois pas que les gens nous reprochent des compromis car les gens savent qu’on y est obligé, pense pour sa part Philippe Brun. Le RN aura un boulevard aussi avec le macronisme au gouvernement et le chaos à l’Assemblée. Il en aura peut-être moins si on obtient une augmentation du Smic et si on relève le point d’indice des infirmières et des profs. Mais encore une fois, cela passe par le budget. »
Au fond, la crédibilité du « scénario Castets » ne dépend pas seulement du bras de fer inégal entre le NFP et Emmanuel Macron. Elle renvoie à un débat de fond dont les termes ne sont pas toujours assumés clairement : notre modèle socio-économique est-il si croulant que la gauche aurait en fait intérêt à rester en réserve, en demandant à l’électorat de lui donner une vraie « force de gouverner » pour imposer une alternative cohérente ? Ou est-il encore possible de mener une politique utile de « salut public », dans le cadre des contraintes politiques indépassables de la nouvelle Assemblée ?
Fabien Escalona
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