« Les trahisons du mandat Hollande m’ont poussé à faire de la science-fiction » – Entretien avec l’écrivain Mathieu Bablet

jeudi 12 septembre 2024.
 

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Pour ce nouvel article, l’Insoumission s’est entretenu avec l’écrivain Mathieu Bablet, auteur de bande dessiné et invité cette année à la Japan Expo 2024 pour y présenter les futurs projets du label 619 (label indépendant co-géré avec Run l’auteur de la série à succès Mutafukaz et regroupant plusieurs auteurs indépendants de talents à l’esthétique singulière, aux influences multiples et métissées et aux thématiques modernes).

Il est parfois compliqué pour les artistes ou même les personnes travaillant dans le monde de la culture de parler ouvertement de politique et de militantisme. Mathieu BABLET a accepté d’aller sur ce terrain avec sincérité et d’aborder en profondeur d’autres thématiques de société qui nous préoccupent toutes et tous. Inégalités, racisme, système de domination, radicalité : Mathieu Bablet traite de tous les sujets sous le prisme de la science fiction. Découvrez son entretien à l’Insoumission.

À la Japan Expo, l’entretien exclusif de L’Insoumission.fr de Mathieu Bablet, par Carlotta Fontaine

Carlotta Fontaine : Ton prochain album « SILENT JENNY » parlera de l’engagement. Qu’est-ce qui a provoqué chez toi une volonté de t’engager ? Est-ce que c’est venu progressivement ou y a-t-il eu un élément déclencheur ?

C’est au moment d’écrire SHANGRI LA en fait que je suis entré en conscience politique. En effet j’ai toujours été attiré par la SF et en fait, faire de la SF sans qu’il y ait engagement politique, c’est presque antinomique dans la mesure où c’est un des genres qui crée justement une étude du futur et qui permet « en miroir » de pouvoir questionner notre présent. Et cette volonté de faire de la SF, elle est arrivée avec le mandat Hollande et avec cette espèce de trahison de la gauche qui a détruit un peu le paysage politique.

Parce que finalement on y a cru, on a cru que la gauche revenait au pouvoir et finalement non ! Il y a eu la loi El Khomri, il y a eu Manuel Valls, il y a eu des repressions policières qui ont commencé à devenir plus importantes. Et donc disons que les deux conjointement, à la fois l’écriture du livre et mon engagement politique et militant, sont arrivés à ce moment là.

C.F. : Ta prise de conscience s’est-elle faite sur des questions surtout liées à l’environnement ou aussi sur d’autres sujets de société comme les inégalités, le racisme, la maltraitance animale etc.? Pour moi tu es d’ailleurs un des rares à avoir traité la question de la condition animale (à travers le personnage de l’animoïde John) de façon aussi forte et sensible dans SHANGRI LA.

Pour moi il fallait tout traiter : les questions d’inégalités, de racisme, d’environnement. C’est ça qui était intéressant justement par le biais de la SF, c’était de voir que finalement tout est lié. Et quand on parle d’inégalité, elle est forcément politique. Elle est forcément liée aux contraintes écologiques qu’on a aujourd’hui, à l’urgence écologique.

Elle est liée au système de domination de l’homme sur la nature, de l’homme vis à vis des animaux et alors on peut parler du spécisme qui est une domination de l’homme sur les animaux et sur la nature. Avec SHANGRI LA, je voulais que ce soit une espèce de somme et montrer que tout est interconnecté. Quand on va dans une direction, on essaie d’apporter un message. On détricote vraiment le fil des autres thèmes qui peuvent être liés et on s’aperçoit qu’on peut parler de tout (dans une même histoire).

C.F. : As-tu eu un environnement familial ou professionnel qui a favorisé ta prise de conscience politique ? Ou étais-tu plutôt apolitique et ton engagement militant s’est fait par la suite.

Non je n’étais pas apolitique. J’étais dans une famille de gauche mais pas franchement militante, pas tant que ça. Je suis en couple avec une assistance sociale et je pense que ça a franchement joué car elle, elle a les mains dans le cambouis toute la journée. Elle est face aux difficultés des gens au quotidien et face à la pression du système qui fait que les gens sont de plus en plus dans la difficulté ; et qu’elle, en l’occurrence, a de moins en moins de moyens pour pouvoir les aider. Donc je pense que cela a un peu construit mon rapport au militantisme, ou en tout cas cette volonté de me dire : j’ai envie de raconter des histoires, j’aimerais bien qu’elles aient une forme d’utilité, qu’elles puissent porter un message qui soit en accord aussi avec mes convictions.

C.F. : Je sais que tu as beaucoup d’affinités avec Alain Damasio, auteur de SF, qui a écrit la préface de CARBONE ET SILICIUM. Est-ce que tu dialogues avec une communauté d‘auteurs que ce soit en littérature ou en BD sur les questions de société et de politique ?

Oui c’est le cas, spécifiquement aux Utopiales (Festival Internationale de la Science -Fiction à Nantes) qui est un rendez-vous annuel où vont se rencontrer des gens qui ont un peu le même avis et les mêmes idées justement sur le rapport à l’écriture et sur le rôle que peut avoir la fiction dans l’engagement ou le partage des idées. Ce moment-là est vraiment un moment privilégié. De manière générale, avec d’autres auteurs on se rend compte qu’il y a de plus en plus d’œuvres qui sont engagées et qui ont envie de parler des sujets actuels qui nous préoccupent. Et on est tous dans ce même bain.

Ça permet à la fois de se conforter dans ses idées et de réfléchir un petit peu plus loin et à de nouvelles idées, notamment sur le militantisme et pour moi, sur l’évolution que j’ai par rapport à ce que j’écris en SF. Finalement il y a un constat d’échec en SF, c’est celui de voir que faire des dystopies et prévenir du pire, ça ne marche pas beaucoup en fait. Finalement la SF n’a prévenu d’aucun pire et finalement toutes les prédictions les plus horribles qu’on a pu lire dans ces livres ont lieu ou vont avoir lieu. On va vers une forme de catastrophe et d’effondrement écologique par exemple.

Pour autant, voilà, ça n’a pas été prévenu par la fiction. Et donc il y avait cette idée de se dire que finalement ce n’est pas tant d’être didactique en fiction, en disant « attention vous risquez ça » car finalement ce n’est pas un danger qui est pris au sérieux ou qui invite à l’action. Mais peut être justement, parler de militantisme. Parler non pas avant la catastrophe ou après la catastrophe mais pendant la catastrophe, comment on fait pour construire les boucles de solidarité, comment on fait pour retrouver un peu de l’aspect communautaire dans un monde très individualiste.

Et donc tout cela, c’est ce qui a fait émerger ces dernières années le Hope Punk * ou le Solar Punk** qui étaient des genres qui n’existaient pas autant que cela avant, et qui prennent de= l’importance, avec cette idée de montrer des sociétés qui ne sont pas forcément des sociétés utopiques, qui peuvent être des sociétés en lutte mais en lutte pour un avenir meilleur.

C.F. : Sur le modèle assez unique du label 619, est-ce le fait de devenir indépendant ça t’a permis de parler de ce que tu voulais, sans avoir nécessairement la pression d’une maison d’édition qui t’aurait peut-être freiné et empêché de parler de certaines thématiques ?

Non, en fait je pense qu’il y a beaucoup moins d’enjeu dans la BD. De telle sorte qu’il n’existe pas vraiment de censure. On peut faire globalement ce qu’on veut. Et très sincèrement, mon message n’est pas ultra radical non plus. Il y a plein d’œuvres qui le sont plus, de telle sorte que je n’ai jamais eu une pression quelconque. Mais je pense que cette liberté-là, elle est apportée par le medium et du fait que la bande dessinée, c’est un marché minuscule. (Il y a peu de lecteurs finalement). Et comme on peut tout faire tout seul, personne ne contrôle. Et c’est une vraie richesse. C’est pour ça que c’est un medium que j’adore, qui me donne la possibilité de m’exprimer à 100/100 sans aucun frein, sans aucune barrière.

C.F. : Plus que le cinéma, du coup.

Je n’ai jamais fait de cinéma mais pour avoir discuté, notamment de l’adaptation possible de mes livres, ça a l’air d’être un marché qui pour le coup coûte beaucoup plus cher, qui investit beaucoup plus de personnes. Il faut trouver des financements etc. Et non, on n’est pas libre comme dans la BD. Et invariablement tout ce que moi j’ai fait, aurait été transformé pour être adapté, que ce soit en film, en série ou en animation, et on aurait forcément perdu un peu de la radicalité que je mets dans mes propos.

C.F. : Est-ce que tu pourrais nous parler de ton rapport avec l’IA et est-ce que ta vision a évolué depuis CARBONE ET SILICIUM ?

Alors en fait il y a différents trucs. Pour CARBONE ET SILICIUM, ce qui me faisait peur et qui n’a pas changé, c’est l’Ia en tant que compagnon conversationnel. Ce qui c’est le plus approché de ce vers quoi on va, c’est HER de Spike JONZE qui parle d’un monde où les gens sont seuls, ne parlent plus entre eux parce que chacun parle avec une IA qui est forcément toujours d’accord avec la personne et qui le conforte dans sa vision du monde. Et pour moi ça c’est une espèce d’allégorie des réseaux sociaux, des bulles créées par les algorithmes et du fait qu’aujourd’hui tout le monde vit dans sa propre réalité. On le voit avec le complotisme.

On l’a vu avec les élections dernièrement. On est vraiment à l’air de la post vérité et la réalité n’est pas si importante que ça. Notamment avec les dernières élections, il y a un parti qui peut avoir plus de votes que les autres et pourtant sur les réseaux sociaux, partir du principe que non, on peut considérer que personne n’a gagné. Ces bulles de réalités, c’est ce que va accentuer l’IA. Et je crois qu’on va aller vers ça tout droit. Mais depuis Carbonne et Silicium, c’est l’IA générative, et notamment de visuels, de musique et de texte qui a véritablement explosée.

Et là c’est plus compliqué, parce que, il y a une part de moi qui trouve cela technologiquement incroyable mais là pour le coup, il y a un vrai danger pour la création parce que ces IA n’inventent rien ; ça il faut être conscient que c’est l’IA qui a pillé tout le travail des artistes humains pour pouvoir générer des formes qui sont de plus en plus perfectionnées, certes, mais qui restent un agglomérat de choses qui existent déjà. Et ça me fait peur car des BD générées par l’IA, il commence à y en avoir, pas éditées par des grands éditeurs mais souvent en autoédition chez Amazon par exemple. Et je pense que le lectorat, s’il n’a pas suffisamment de culture de l’image, ne verra pas forcément que c’est fait par une IA et si cela ne le dérange pas que cela soit fait par une IA, il va acheter ça.

Et en fait, à un moment les artistes ne pourront plus montrer la plus-value qu’ils peuvent apporter. Si les gens s’en foutent, l’IA gagnera. Et ça me fait vraiment peur en tant qu’artiste car les artistes de BD sont une profession précarisée de base. Et en fait ce ne sont pas eux qui utilisent l’IA pour faire des livres tout seuls en quelques instants. Cela va juste permettre au capitalisme de continuer à accroitre et à des gens qui n’ont pas de vision artistique de produire sans l’aide et sans l’apport que des gens du métier peuvent donner. C’est cette partie-là de l’IA, qui pour l’instant n’est à priori pas contrôlée, alors qu’il y aurait vraiment une question à se poser sur la légitimité de « voler des images existantes » pour nourrir les IA génératives. Oui cette IA me fait vraiment plus peur.

C.F. : Comment fais-tu pour rester, je te cite, « à l’écoute du présent dans lequel on vit ». Est-ce que tu suis des émissions politiques, des documentaires engagés, etc.. Quels sont tes supports d’information pour suivre l’actualité du monde ?

Quand je travaille, j’ai toujours une émission ou une vidéo en fond pour m’accompagner. C’est beaucoup Blast, qui ces dernières années s’est révélé le média qui permet de parler politiquement des problèmes qui nous accablent, et écologiquement aussi. Et puis il y en a aussi Mediapart qui fait pas mal de boulot au niveau politique. Après c’est suivre aussi des scientifiques, des militants. Je pense à Camille ETIENNE pour le militantisme écologique. A Heidi SEVESTRE, qui est une scientifique qui étudie la fonte des glaces. En fait c’est commencer à suivre les personnes qui peuvent te parler concrètement et de manière experte de problèmes très spécifiques. Et oui j’ai constamment ça en fond pendant que je travaille

C.F. : Est-ce que tu te sens des affinités avec d’autres auteurs de BD politisés ?

Je trouve qu’il y a peu d’auteurs politisés globalement. Et en tous cas, pour moi, la temporalité de la bande dessinée n’offre pas toujours la possibilité de politiser un récit. Il y a plein de gens qui n’ont pas de récits engagés mais qui par contre, de manière publique, et notamment sur les réseaux sociaux s’expriment. Je pense à Wilfrid LUPANO ou Thomas Cadène qui sont très vocables sur la question politique.

Mais finalement et globalement, au regard de la production gigantesque qu’on a en bande dessinée, des autrices et des auteurs politisés, il n’y en a pas tant que cela. Il y en a beaucoup plus dans la jeune génération et là je pense notamment à Mirion Malle ou Tarmasz sur la jeune génération. Sur des plus anciens et de mon âge et de ma génération, c’est assez timide !

C.F. : Dans tes BD, tu donnes beaucoup d’importance aux paysages et aux architectures de différentes civilisations, fais-tu beaucoup de recherches ? Y a-t-il des endroits du monde dont tu veux t’inspirer et que tu veux mettre en avant pour tes projets, une culture en particulier ?

Je fais beaucoup de recherches car je pars du principe que le décor permet vraiment d’immerger les lectrices et les lecteurs dans le récit. Et donc le but c’est que le décor soit le plus détaillé, le plus crédible possible. Et effectivement en marge de l’écriture du scénario, j’amoncelle des images, des références pour pouvoir m’en inspirer ensuite plus tard quand je produirai les planches. Et ensuite c’est au cas par cas suivant le projet. Typiquement pour CARBONE ET SILICIUM le but c’était de sortir du récit occidental de SF et de parcourir le monde pour voir l’impact écologique du dérèglement climatique aussi bien au Ghana qu’au Brésil, en passant par l’Alaska.

Et donc là il y avait une recherche globale sur le monde entier. Mais sur SHANGRI LA, très spécifiquement c’était la vie souterraine du métro ou les structure artificielles qui m’ont permis de construire (visuellement) la station spatiale. Ça dépend vraiment du projet. Souvent il va y avoir une thématique forte et je vais faire des recherches en conséquence.

C.F. : Quelle est ton rapport aux réseaux sociaux ? Dans SHANGRI LA quand Monsieur SUNSHINE s’explique, il utilise justement la force des réseaux pour faire passer son message.

Typiquement quand j’ai écrit SAHNGRI LA, c’était le moment du « Printemps arabe » où les réseaux sociaux ont été déterminants pour le soulèvement des peuples. Il y a forcément un rapport amour/haine avec les réseaux sociaux parce qu’ils sont fait aujourd’hui pour capter l’attention des utilisateurs. Et il y a vraiment un problème dans la conception du réseau social. Et pour autant je les trouve vraiment fédérateurs.

Une partie de ma conscience politique passe par l’observation des réseaux sociaux et par le fait de suivre des gens qui eux mêmes sont militants et qui partagent leurs convictions dessus. Moi ça me parait hyper important et aujourd’hui je trouve qu’on est trop esseulé. C’est important de faire du collectif à une échelle locale et pour autant, sur une question aussi vaste et complexe que l’écologie au niveau mondial, les réseaux sociaux permettent de se former, de s’informer sur ces questions et d’être un peu plus expert à terme sur les idées qu’on peut partager dessus.

Lors de la Japan Expo, Mathieu BABLET a également présenté son projet SHIN ZERO en collaboration avec Guillaume SINGELIN (récompensé du prix Landerneau à Angoulême en 2023 pour sa bd Frontier). Ce projet parlera de certaines thématiques sociétales comme l’uberisation des travailleurs.

Pour rappel, Mathieu Bablet est un auteur de bande dessinée diplômé de l’ENAAI de Chambéry. Il débute sa carrière en envoyant son projet La Belle Mort à Ankama Éditions, qui est rapidement accepté par Run pour une publication au Label 619. Cette collaboration fructueuse donne naissance à plusieurs œuvres à succès, notamment Shangri-La et Carbone & Silicium (Lauréat du prix BD Fnac France Inter 2021). Aujourd’hui, membre actif du Label 619, Mathieu Bablet publie chez Rue de Sèvres avec Midnight Order, un ouvrage collectif dont il signe le scénario et dirige huit artistes. En 2025 paraîtra son nouvel album Silent Jenny.

Par Carlotta Fontaine


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