... Messieurs, au risque de m’exposer à des critiques encore plus acerbes, je ne me départirai pas de la règle générale que je me suis tracée. Si je me fais quelquefois un devoir et toujours un plaisir de participer à des fêtes populaires, ce n’est pas, croyez-le bien, pour la vaine et puérile satisfaction d’y faire acclamer le Président du Conseil, c’est pour soumettre sa personne et ses actes à l’appréciation de ses juges naturels, les électeurs républicains, et ma règle absolue est de leur exposer en toute franchise ce que j’ai fait et ce que je me propose de faire. (Vifs applaudissements.)
Il y a du moi forcément dans cette façon d’opérer. Mais je me permets de penser que ce moi n’est haïssable que pour ceux qui font métier de haïr la politique dont il est l’organe, politique essentiellement agissante, qui ne vise pas plus à la finesse des aperçus et à l’élégance des formules qu’à la pompe des phrases, politique résolument réformatrice, qui puise sa raison d’être et ses motifs d’action dans les besoins reconnus et les aspirations constatées du parti républicain, politique de combat pour le présent et de paix pour l’avenir, qui se rattache à sa politique courageuse et prévoyante de nos chefs les plus honorés, Gambetta, Jules Ferry, Paul Bert, Waldeck-Rousseau, et se caractérise par la même lutte ardente, la même offensive vigoureuse contre le même ennemi, cette réaction cléricale au sein de laquelle se sont données rendez-vous les convictions hésitantes et les factions hostiles à la République. J’ai nommé Waldeck-Rousseau. Ce grand républicain nous appartient après sa mort quoi que l’Eglise ait pu entreprendre sur son cadavre (Vifs applaudissements), quoi que la congrégation ait pu comploter contre sa mémoire, comme il nous appartenait de son vivant, nonobstant certaines divergences de vues, qui s’expliquent facilement par la trempe de son caractère et des détails encore ignorés ou mal connus des deux dernières années de sa vie.
Messieurs, tant que sera nécessaire notre politique d’action républicaine, nous serons condamnés à entendre les mêmes accusations injustes, à subir les mêmes attaques passionnées, et nous serons conduits, comme contre - partie, à présenter des réfutations de ces attaques et de ces accusations. Le pays jugera les uns et les autres. Que dis-je ? Le pays a déjà jugé (lors des dernières élections cantonales).
Le succès fait plus qu’honorer les hommes qui détiennent le pouvoir. Il consacre un système politique pratiqué depuis plus de deux ans avec un esprit de suite que personne ne contestera, attaqué dans le même laps de temps par tous les partis d’opposition avec un acharnement qu’on ne contestera pas davantage, et cette consécration est d’autant plus imposante qu’elle s’ajoute à une consécration de même nature, qui s’est produite dans des conditions identiques trois mois auparavant. Messieurs, le système politique en question consiste dans la subordination de tous les corps, de toutes les institutions, quelles qu’elles soient, à la suprématie de l’Etat républicain et laïque. Il a pour base, en thèse générale, le principe fondamental de la Révolution, la souveraineté nationale, pour formule dernière et pour conclusion, la sécularisation complète de la société.
La République de 1870 a débarrassé la France de la dernière forme de la Monarchie. Le Ministère actuel entend que la République de nos jours l’affranchisse absolument de toute dépendance, quelle qu’elle soit, à l’égard du pouvoir religieux. Tous ses actes depuis son avènement au pouvoir ont été calculés vers ce but. C’est pour l’avoir poursuivi avec une opiniâtreté de tous les instants qu’il a ameuté contre lui les tenants de toutes les réactions ; de la réaction royaliste, dont le représentant se morfond piteusement dans les intrigues impuissantes de l’exil ; de la réaction bonapartiste, qui guette inutilement derrière quelque caserne l’occasion d’un coup de force ; de la réaction nationaliste, qui ne rougit pas de prostituer le patriotisme à la résurrection du pouvoir personnel ; de la réaction cléricale, la plus insidieuse et la plus redoutable de toutes, parce qu’elle est le trait d’union des trois autres et qu’elle déguise sous un masque républicain son projet d’asservissement intellectuel et moral. (Applaudissements. )
L’oeuvre de sécularisation du Ministère
Messieurs, quand nous avons pris le pouvoir, nous avons trouvé la France envahie et à demi conquise par les ordres religieux. Notre premier soin a été de refouler les envahisseurs au delà des frontières. La loi des associations nous en fournissait les moyens à l’égard des congrégations non autorisées. Nous en avons fait l’application à tous les ordres enseignants, prédicants et commerçants, qui n’avaient pas d’existence légale. Des décrets du premier Empire et une loi de la Restauration, aggravés par d’autres décrets subséquents, avaient livré la France à une invasion monacale plus ancienne, qui l’avait couverte d’un flot dévastateur de 914 congrégations. Sans désemparer, nous avons pris à partie celles de ces congrégations qui s’adonnaient à l’enseignement et qui, par un enseignement de doctrines contre-révolutionnaires, battaient en brèche l’édifice républicain.
Nous avons proposé et fait voter par les Chambres la suppression des congrégations enseignantes. Conformément à ce vote, nous avons fermé aussitôt leurs établissements, partout où nos écoles communales disposaient de locaux assez vastes pour recevoir leurs élèves.
Nous ne perdons pas de vue qu’il nous appartient de fixer des délais pour la fermeture des autres établissements similaires, en tenant compte de la situation financière des communes. Nous nous emploierons de notre mieux à l’accomplissement de cette tache. Car il nous tarde plus qu’à qui que ce soit de pouvoir dire en toute vérité qu’en France l’enseignement congréganiste a vécu. (Bravos)
Messieurs, s’il se rencontrait par hasard dans cette réunion, comme il s’est rencontré fâcheusement ailleurs, des républicains assez mal avisés pour nous reprocher d’avoir fait jusqu’à ce jour de la lutte contre les congrégations l’objet principal de notre activité et le point culminant de notre politique, qu’ils veuillent bien méditer un petit tableau d’ensemble qui les éclairera tout à la fois sur l’étendue du péril couru par la République et sur la nécessité d’une action décisive pour le conjurer.
An moment de notre arrivée aux affaires, le 7 juin 1902, il existait, eu France, 914 congrégations autorisées, dont 5 congrégations d’hommes et 909 congrégations de femmes, et 457 congrégations en instance d’autorisation, dont 61 d’hommes et 396 de femmes, en tout 1 371 congrégations. Oui, Messieurs, dans ce beau pays de France, où la liberté, paraît-il, n’est plus qu’un souvenir de temps lointains, sous cette République, qui n’a pas d’égale au monde pour l’intolérance, au dire de la société bien pensante, un siècle seulement après la Révolution française, qui avait aboli les ordres monastiques, 1371 congrégations religieuses d’hommes, de femmes, autant ou plus que l’ancien régime n’en avait connu, s’étaient librement et grassement constituées. Les 5 congrégations d’hommes autorisées occupaient 1 450 établissements et les 909 congrégations de femmes étaient réparties dans 15 915 établissements.
Quant aux congrégations en instance d’autorisation, les 61 congrégations d’hommes avaient fondé 1 964 établissements et les 396 congrégations de femmes, 1 534 établissements. Ainsi, Messieurs, les établissements congréganistes de tout genre s’élevaient au chiffre formidable de 20 823. (Exclamations.)
Ce chiffre se décomposait en 16 904 établissements enseignants et 3 919 établissements mixtes, c’est-à-dire enseignants et hospitaliers ou contemplatifs, ou bien purement hospitaliers ou purement contemplatifs. Pour des raisons connues de tout le monde et approuvées par le Parlement, le Ministère a du négliger pour un temps la dernière catégorie d’établissements et s’occuper d’abord des établissements d’enseignements, les plus dangereux sans contredit pour l’avenir de la République. Messieurs, vous l’avez vu à l’oeuvre. C’est à vous de dire s’il s’est montré à hauteur de sa tâche. Sans se lasser une minute, pendant deux années consécutives, sans prendre garde aux injures, aux calomnies, ce qui devait lui être plus pénibles, aux défections, il a continué méthodiquement la mission dont il s’était chargé.
A l’heure actuelle, sur 16 904 établissements d’enseignement congréganiste, 13 904, près de 14 000, ont été fermés. Nous nous proposons d’utiliser les crédits inscrits au budget de 1905 pour prononcer 500 fermetures nouvelles sur 3 000 établissements qui restent à supprimés. (Vifs applaudissements.)
Les insolences de la Papauté Messieurs, c’est beaucoup, on en conviendra, pour un Ministère forcé de combattre à tout instant pour son existence propre, d’être parvenu à expulser de notre France les ordres religieux qui aspiraient à la subjuguer. Il nous reste un autre devoir à remplir pour répondre à l’attente du parti républicain, c’est de libérer la société française de la sujétion traditionnelle que font peser sur elle les prétentions ultramontaines. (vifs applaudissements)
Depuis un siècle, l’Etat français et l’Eglise catholique vivent sous un régime concordataire qui n’a jamais produit ses effets naturels et légaux. Ce régime a été présenté au monde comme un instrument de pacification sociale et religieuse. C’est là, du moins, le caractère conventionnel que ses partisans lui ont gratuitement attribué. En réalité, il n’a jamais été qu’un instrument de lutte et de domination. Sous les gouvernements autoritaires, comme le premier Empire, l’Etat s’en est servi pour contraindre le clergé catholique à la soumission la plus humiliante, aux adulations les plus basses, même à un rôle répugnant de policier, en usant contre les ministres des cultes récalcitrants de moyens coercitifs violents. (Cris : Oui ! oui ! et applaudissements.)
Sous les gouvernements faibles et timorés, qui se piquaient de pratiquer l’alliance du trône et de l’autel, c’est l’Eglise qui s’est prévalue du Concordat pour assurer sa prépondérance, en supprimant de fait toutes les clauses des articles organiques qui gênaient son dogmatisme intolérant. La République, n’ayant pour elle ni la crainte résultant des habitudes violentes du pouvoir personnel, ni les bénéfices corrélatifs d’une pieuse docilité, s’est débattue depuis plus de trente ans dans des difficultés inextricables pour régler, conformément au pacte concordataire, les rapports de l’autorité civile et de l’autorité religieuse. Toutes ses tentatives sont demeurées infructueuses. Ses ministres, même les mieux intentionnés, ont du céder finalement, après d’inutiles efforts, ou sentiment de leur impuissance. On peut dire que, depuis plus de trente ans, le pouvoir ecclésiastique a exploité le Concordat au profit de ses intérêts avec une hardiesse croissante. II l’a audacieusement violé, il l’a violé sans discontinuité dans toutes celles de ses prescriptions qui proclament les droits du pouvoir civil.(Bravos.)
Et ce n’est pas 1à, .Messieurs, une affirmation sensationnelle, une thèse de circonstance réservée à dessein pour une réunion populaire. Je l’ai portée moi-même, il y a dix-huit mois, à la tribune du Sénat, en l’appuyant de nombreux exemples, tous plus convaincants les uns que les autres, et le Sénat en a reconnu le bien fondé, puisqu’il a ordonné l’affichage de mon discours.
Mais, Messieurs, sans même remonter à cette date, prenez les faits les plus récents. Qu’avez-vous vu hier ? Que voyez-vous aujourd’hui ?
Vous avez vu nos évêques, à très peu d’exceptions près, au mépris des prohibitions les plus certaines de notre législation concordataire, se concerter en vue de manifestations collectives, ou se livrer, tantôt isolément, tantôt simultanément, à des manifestations individuelles contre les actes les plus réguliers du gouvernement. Vous les avez vus, vous les voyez quotidiennement, en guise de bravade contre l’application de la loi des associations aux ordres religieux, ouvrir avec fracas les chaires de nos églises aux membres des congrégations dissoutes, qui n’ont jamais eu le droit d’y monter. Vous les avez vus, vous les voyez s’insurger avec arrogance contre les décisions des Chambres et l’autorité de la loi, prêcher l’insoumission à leurs fidèles dans des documents publics, en alléguant que la loi des hommes doit s’effacer devant la loi de Dieu, encourager, a l’occasion de l’exécution des mesures les plus légales, les mouvements les plus tumultueux, quand ils ne les provoquent pas eux-mêmes, et recevoir de Rome à ce propos des approbations explicites.
Rome, de son côté, sans nul souci de nos textes légaux les plus formels, donne pleins pouvoirs à son nonce et à ses tribunaux étrangers de correspondre directement avec nos évêques, de fausser la situation officielle de ceux qui lui déplaisent, en les mutilant dans leurs attributions essentielles, de leur intimer des ordres manifestement contraires aux lois organiques du Concordat. Alors que le Concordat attribue au Gouvernement, de la façon la plus nette, la nomination des évêques, Rome refuse systématiquement l’investiture canonique aux prêtres promus à l’épiscopat par le Gouvernement, sous prétexte qu’elle doit être consultée préalablement à toute nomination. Elle s’arroge ainsi le droit d’écarter de l’épiscopat qui bon lui semble, en dehors de toute raison canonique de doctrine ou de moralité, sans même se croire obligée de fournir le moindre motif à l’appui de ces évictions arbitraires. C’est le bon plaisir remplaçant la légalité concordataire. Malheur à ceux de nos prêtres qui sont signalés là-bas par les meneurs de notre réaction ou par les Jésuites dispersés dans nos villes, comme coupables d’une soumission respectueuse au Gouvernement et aux lois de leur pays !
Même les immixtions anticoncordataires dans nos affaires intérieures ne suffisent plus à la Papauté. Qui de vous ne se souvient de son injurieuse protestation contre la visite rendue par le Président de la République au souverain de l’Italie ? Qui n’a présente à l’esprit la circulaire insolente envoyée à ce propos par la Curie romaine aux puissances catholiques de l’Europe ?
Ainsi, Messieurs, nous devons l’avouer humblement, nous n’avons pas été plus heureux que nos devanciers dans nos efforts obligatoires pour réfréner chez les représentants du pouvoir religieux le mépris outrecuidant du texte concordataire. (applaudissements) Vainement, au début de notre Ministère, avons-nous annoncé que nous nous placions sincèrement sur le terrain du Concordat. Vainement, avons-nous déclaré que nous ferions l’essai loyal de ce régime, estimant qu’il serait prématuré et impolitique de l’abandonner avant de l’avoir soumis à une dernière et décisive expérience. Loin de s’arrêter, les violations du Concordat par le pouvoir ecclésiastique ont suivi leur cours habituel. Je ne dis pas assez : elles se sont multipliées au delà de toute mesure, elles se sont en quelque sorte exaspérées, à la suite de l’application de la loi des associations aux ordres religieux. La Curie romaine et l’épiscopat français n’ont plus observé le moindre ménagement dans l’exposé public comme dans la mise en pratique de leurs prétentions.
Une heure est venue, où patienter encore et nous taire n’aurait pas été seulement une faiblesse insigne, mais une abdication avouée de nos droits, un manquement impardonnable à nos devoirs. Force nous était, sous peine de trahison envers la République, d’élever une suprême protestation. (Vifs applaudissements.)
Nous avons mis en demeure le pouvoir ecclésiastique, violateur obstiné du pacte concordataire, de rentrer dans la vérité, dans le respect légal du texte, de nous faire savoir une fois pour toutes, par oui on par non, s’il entendait se soumettre aux obligations du Concordat, comme le Gouvernement s’y était lui-même constamment soumis. La mise en demeure restant sans effet, nous avons signifié au Vatican la rupture des relations diplomatiques.
La Dénonciation du Concordat est à présent inévitable
Messieurs, aucun homme réfléchi n’a pu se méprendre sur la situation nouvelle qui est née, tant des réponses évasives de la Curie romaine que de la résolution prise par le Gouvernement. Le pouvoir religieux a déchiré ostensiblement le Concordat. En ce qui me concerne personnellement, il n’entre pas dans mes intentions de le rapiécer. Ce serait perdre son temps et duper l’opinion républicaine que de l’essayer. (Bravos.) En séparant délibérément la convention diplomatique des articles organiques qui avaient déterminé les Chambres françaises à l’accepter, le Pape de l’époque et, après lui, ses successeurs, lui ont ôté son efficacité, par cela même qu’ils ont annulé les règlements de police destinés à l’appliquer. Faut-il rappeler, au surplus, que l’avant-dernier Pape, Pie IX, l’a caractérisée expressément comme un don gracieux de la puissance pontificale, comme une simple concession motivée par la dureté des temps ? Tout aussi hardi et tout aussi franc, le Pape de nos jours, qui certes n’a pas adopté le vocable qu’il porte pour renier les doctrines de Pie IX, ne se prêterait pas à une convention nouvelle qui ne serait pas la justification explicite de l’attitude antérieure de la Papauté. Comme aucun Ministère français, fût-il composé des éléments républicains les plus modérés, ne pourrait entrer dans une négociation de cet ordre sans revendiquer hautement les droits méconnus de l’Etat, il est évident que la seule voie restée libre aux deux pouvoirs en conflit, c’est la voie ouverte aux époux mal assortis, le divorce et, de préférence, le divorce par consentement mutuel.(applaudissements et rires)
Je n’ajoute pas, remarquez-le, pour cause d’incompatibilité d’humeur. Car il ne saurait être question, dans l’espèce, d’accès d’irritation et de mauvaise humeur. Il s’agit d’une chose bien autrement sérieuse et grave ; il s’agit d’une incompatibilité radicale de principes. (rires et applaudissements)
Ce que devra être le Régime nouveau
Messieurs, je crois sincèrement que le parti républicain, éclairé enfin pleinement par l’expérience des deux dernières années, acceptera sans répugnance la pensée du divorce, et je crois aussi, disons mieux, je suis sûr qu’il l’acceptera, non dans un sentiment d’hostilité contre les consciences chrétiennes, mais dans un sentiment de paix sociale et de liberté religieuse. C’est aussi sous l’empire du même sentiment que la Chambre abordera la question de la séparation des Eglises et de l’Etat, déjà étudiée avec beaucoup de soin par une des Commissions dont les travaux, heureusement empreints d’un sincère désir de conciliation, serviront de base à une discussion également conciliante et sincère. Il importe que les républicains fassent preuve dans ce débat d’une largeur d’idées et d’une bienveillance envers les personnes qui désarment les défiances et rendent acceptable le passage de l’ordre de choses actuel à l’ordre de choses à venir.
Qu’il s’agisse des édifices affectés au culte ou des pensions à allouer aux titulaires actuels des services concordataires, il n’est pas de concession raisonnable, pas de sacrifice conforme à la justice que je ne sois disposé pour ma part à conseiller, afin que la séparation des Eglises et de l’Etat inaugure une ère nouvelle et durable de concorde sociale, en garantissant aux communions religieuses une liberté réelle sous la souveraineté incontestée de l’Etat. (applaudissements)
Messieurs, nous nous étions figuré, sur la foi des déclarations hautaines, que formulaient, au nom de l’Eglise, des organes réputés autorisés, que le pouvoir religieux, loin de répugner à une séparation, ne demanderait pas mieux que de recouvrer son indépendance sous une législation lui assurant le libre fonctionnement de son culte. Il paraît que nous nous trompions. Car on nous a prévenus que la doctrine catholique repousse tout système de liberté réciproque dans les rapports de l’Eglise et de l’Etat, et l’on a invoqué, à l’appui de cette thèse, l’encyclique fameuse de Pie IX, le Syllabus. C’est une singulière façon de restituer à l’idée concordataire la faveur qu’elle a perdue dans l’opinion que de la placer sous l’égide du Syllabus, cet effroyable répertoire des sentences les plus oppressives pour la conscience et la raison humaines.
Heureusement, messieurs, nous ne sommes plus au temps on l’on pouvait s’émouvoir des anathèmes perfectionnés que le Syllabus prodigue à ceux qui le méconnaissent, et nous ne ferons pas aux républicains, même les plus timides, l’injure de croire qu’ils puissent se déterminer par des arguments de ce genre. (applaudissements et rires)
Le Protectorat d’Orient
Nous pensons de même qu’aucun d’eux ne se laissera ébranler dans ses résolutions par la menace que des feuilles amies du Vatican nous ont faite de perdre, à la suite de la séparation des Eglises et de l’Etat, le protectorat des chrétiens dans les contrées orientales. D’abord, les deux questions ne sont pas nécessairement liées ensemble, l’une concernant uniquement nos rapports avec la Papauté, l’autre nos relations diplomatiques avec d’autres puissances. Mais je veux, sans m’arrêter à cette considération, envisager directement l’éventualité dont on cherche à nous effrayer. Si la croyance des siècles passés a attaché au protectorat une idée de pieux dévouement et de grandeur chrétienne si elle a servi notre influence à une époque de foi, il s’est trouvé alors aussi, qu’on ne l’oublie pas, d’autres motifs très positifs et très humains, qui ont contribué largement à faire décerner à l’ancienne France un privilège glorieux, j’en conviens, dans l’esprit de ce temps, mais parfois encore plus embarrassant que glorieux. (Approbations.)
Il fallait, pour l’exercer, une puissance militaire et navale de premier ordre. La France réunissait cette double condition. Notre pays a rempli honorablement les obligations découlant des capitulations et des traités, et il peut s’étonner à bon droit de la menace dont il est l’objet. Mais, Messieurs, la Papauté s’abuse, si elle s’imagine nous amener par ce procédé comminatoire à quelque acte de résipiscence. Nous n’avons plus la même prétention au titre de fille aînée de l’Eglise, dont la monarchie se faisait un sujet d’orgueil pour la France, et nous avons la conviction absolue que notre considération et notre ascendant dépendent exclusivement aujourd’hui de notre puissance matérielle, ainsi que des principes d’honneur, de justice et de solidarité humaine, qui ont valu à la France moderne, héritière des grandes maximes sociales de la Révolution, une place à part dans le monde. (Applaudissements prolongés.)
Je me refuse donc à considérer le privilège dont il s’agit comme un motif susceptible de nous détourner de la séparation de l’Église et de l’Etat et, à plus forte raison, de nous faire passer sous les fourches caudines de la Papauté. J’observe, en outre, que les autres puissances n’ont pas attendu que la séparation fût votée pour substituer vis a vis de leurs nationaux, comme le suggèrent la raison et la nature des choses, leur initiative propre à celle de notre diplomatie.
Le Programme du Cabinet
Messieurs, tout à l’heure, j’ai cru devoir résumer devant vous en quelques chiffres significatifs les résultats de notre lutte contre la congrégation, afin que vous puissiez vous rendre compte de son importance et de ses difficultés. Quand même une pareille lutte aurait absorbé entièrement notre action gouvernementale, nous estimons que nous aurions assez fait pour qu’on nous pardonnât, d’avoir négligé momentanément d’autres affaires, d’avoir ajourné temporairement d’antres solutions.
Qui donc oserait soutenir que c’est trop de deux ans de travaux continus pour l’oeuvre de sécularisation entreprise par le Cabinet ? (Applaudissements. )
Mais, quoi qu’en disent des adversaires trop visiblement désireux de s’emparer du pouvoir pour n’être pas suspects de partialité, notre oeuvre de sécularisation n’a pas été exclusive des réformes politiques et des améliorations sociales. En même temps que nous arrachions la société française à l’accaparement congréganiste, nous poursuivions l’exécution d’un programme bien défini, qui satisfait aux exigences les plus pressantes de la démocratie. (Applaudissements.) Je l’ai si souvent exposé que je retomberais certainement dans des redites fatigantes, en l’exposant encore. Qu’il me suffise de rappeler que la réduction du service militaire y figure, à côté de l’impôt sur le revenu et des retraites ouvrières.
Les événements y ajoutent la séparation des Eglises et de l’Etat. ( Triple salve d’applaudissements. )
J’ai eu l’occasion d’indiquer à la tribune du Parlement suivant quel rang ces divers projets de première importance me semblaient pouvoir venir en discussion. Je n’y trouve rien à changer. Il a été décidé par la Chambre que la session d’octobre s’ouvrirait au Palais-Bourbon par la discussion de l’impôt sur le revenu. Il a été aussi implicitement convenu que la Chambre inscrirait en tête de son ordre du jour pour la session ordinaire de 1905 la proposition de loi relative aux retraites ouvrières. Tous les partis, je l’espère, seront d’accord pour demander, et, en tout cas, je demanderai instamment moi-même que le débat sur la séparation des Eglises et de l’Etat commence immédiatement après. Dans le cours de la session extraordinaire de cette année, la réduction du service militaire, qui nécessite une nouvelle délibération du Sénat, devra être définitivement votée. (Applaudissements. )
Un crédit de quelques mois, fait au Cabinet, permettra de liquider un ordre du jour ainsi arrêté. C’est beaucoup demander, je le sais, à des ambitions impatientes que de réclamer un crédit de quelques mois. Cependant j’aime à croire que, le premier moment de déplaisir passé, la solidité de leurs convictions républicaines reprendra le dessus et que, par l’ardeur généreuse qu’elles mettront à seconder l’action du Cabinet, elles abrégeront elles-mêmes le temps d’épreuve que les circonstances actuelles imposent à leur dévouement. Messieurs, fussions-nous déçus dans cette attente, nous comptons sur l’union persistante des groupes de gauche pour nous aider à surmonter les difficultés. Nous comptons sur cette union et nous avons le droit d’y compter, tant que les raisons qui l’ont fait naître n’auront pas disparu et tant que les groupes animés de l’esprit clérical s’uniront de leur côté pour entraver la marche du progrès républicain.
L’union des gauches s’est retrouvée résolue et compacte dans toutes les occasions critiques. Elle se retrouvera telle au début de la session prochaine pour achever de concert avec le Gouvernement son oeuvre de défense et d’action républicaines.
Messieurs, un Cabinet peut avoir toute confiance dans la fidélité de ceux qui le soutiennent, quand ses regards tombent sur les hommes qui m’entourent, sur des collaborateurs aussi dévoués que mon ami Bienvenu-Martin, le Président si hautement considéré de la gauche radicale-socialiste (Vifs applaudissements) et ses collègues républicains de la représentation de l’Yonne, sénateurs et députés, que j’ai à coeur de louer publiquement par une parole de justice, qui sera en même temps une parole de reconnaissance pour leur attachement inébranlable à la politique du Gouvernement.
Messieurs, un de vos élus manque à cette fête, un des plus appréciés, des plus laborieux et des plus fidèles, notre ami Merlou. Mais il est de coeur avec nous. Il n’avait pas besoin de m’en donner l’assurance. Néanmoins il a tenu à me l’apporter lui-même avant de partir pour la station où l’appelait le soin de sa santé.
Messieurs, je lève mon verre à la ville d’Auxerre, qui me reçoit avec un entrain si cordial et si chaleureux, et j’adresse à son Maire tous mes compliments. Je garderai de la visite que je fais un souvenir ému. Je bois aussi à la démocratie de l’Yonne, aux vaillants vignerons de ce département, qui s’est distingué de tout temps par l’indépendance du caractère et l’ardent amour de la liberté.
3 juillet 1905 La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat (PRS)
9 décembre 1905 : La loi de laïcisation de la société française entre en vigueur
3 juillet 1905 : la séparation des Églises et de l’État est votée (Jean-Paul Scot, historien)
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