Victor Castanet sur les crèches privées : « une logique low cost » au détriment des enfants et de l’argent public

mercredi 25 septembre 2024.
 

Le titre de son livre, « Les Ogres », dit la gravité du système de maltraitances mis au jour. Pour Mediapart, le journaliste revient sur son enquête et détaille les pratiques néfastes d’« optimisation des coûts » appliquées dans certains groupes.

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Avant même la sortie des Ogres, des armées de communicant·es ont été missionné·es par les grands groupes de crèches privées pour tenter de déminer le scandale. En librairie ce mercredi 18 septembre, le nouveau livre du journaliste Victor Castanet, auteur des révélations sur Orpea qui avait mis le groupe d’Ehpad à terre, désosse cette fois « le système qui maltraite les bébés » et dénonce la « dynamique de low cost » qui s’est emparée de tout un secteur.

Dans son viseur en particulier : People & Baby, longtemps le seul groupe indépendant face à des concurrents détenus par des fonds étrangers. Victor Castanet dévoile l’ampleur du sous-effectif dans ces crèches, facteur de maltraitances. Et si le fondateur de People & Baby a été débarqué avant même la sortie du livre, les révélations des Ogres sur des pratiques de l’entreprise destinées à siphonner un maximum d’argent public pourraient bien intéresser la justice. Démonstration.

Mediapart : « Les Ogres », c’est un titre accusateur. Qui désignez-vous exactement ? Les fondateurs de l’entreprise People & Baby ? L’ensemble des grands groupes privés ?

Victor Castanet : Il y a des responsabilités partagées. Mais ce terme raconte bien, avec cette idée de voracité, ce qui s’est passé dans le secteur : une forme de Monopoly grandeur nature avec une obsession de grossir, d’obtenir plus de berceaux que le concurrent ; un développement avec des logiques d’optimisation des coûts qui s’est fait au détriment de la qualité. Ce terme dit les dérives graves chez People & Baby et la dynamique de low cost à laquelle ont participé certains opérateurs, mais je questionne aussi la responsabilité des pouvoirs publics, collectivités ou mairies, et jusqu’aux ministères, qui y ont participé.

Le mode de financement imaginé en 2002, la « prestation de service unique » [les dotations publiques versées par les CAF aux gestionnaires de crèches – ndlr], a été pensé par la Cour des comptes et par Bercy avec une visée financière : afin de pousser les groupes à optimiser l’argent public, une tarification à l’heure a été prévue, plutôt que des forfaits à la journée. Ce qui incite à remplacer chaque absence. Cette logique est néfaste pour les enfants.

Quels types de maltraitances avez-vous documentés ?

Par exemple, j’ai suivi des familles d’une crèche People & Baby de Villeneuve-d’Ascq (Nord), où il y a eu des dysfonctionnements graves et des maltraitances, mises en place par une infirmière et une directrice, selon des témoignages et documents. Des enfants ont été victimes d’humiliations au moment des changes, de punitions, on les mettait dans une pièce fermée dans le noir, sans tétine et sans doudou, et on les laissait pleurer. Dans l’enquête, sont rapportés possiblement des privations de nourriture et des coups, des griffures.

Il y a en fait tout un panel de maltraitances qui ne sont pas toujours visibles, difficiles à déceler, parfois psychologiques. Quand une crèche est dans un climat toxique avec une pression sur les équipes, du turnover, des professionnelles volantes, c’est toujours néfaste pour le développement de l’enfant. Certains se retrouvent, sur le long terme, marqués au fer : deux ou trois ans plus tard, ils ont des difficultés de socialisation, pour dormir, des cauchemars, des retards de développement parfois sur le langage ou la propreté. À 5 ou 6 ans, certains ne savent pas encore faire sans couches – et ils en ont honte d’ailleurs. Cela peut conditionner une vie.

Trop souvent, les taux d’encadrement en vigueur ne sont pas respectés. Vous le décrivez longuement chez People & Baby. Mais aussi au sein du groupe La Maison bleue : l’une de vos sources affirme qu’en 2022, quelque 400 « équivalents temps plein » auraient manqué, soit une professionnelle par crèche… Quelle est l’ampleur du problème ?

Chez People & Baby, plusieurs directrices me rapportent qu’elles ont consigne de dépasser la capacité réglementaire d’accueil de leur structure : elles ont un agrément de dix enfants, plus deux pour les accueils d’urgence, et on les pousse à aller à treize, quatorze, quinze. C’est de la marge nette, hein, parce qu’il n’y a pas de personnel en plus ! Ces enfants « surnuméraires », c’est ça qui va casser la mécanique très fine d’une crèche. C’est là que vous allez avoir une pression et possiblement de mauvais gestes.

Mais je le raconte en effet pour d’autres groupes, notamment La Maison bleue, où j’ai pu constater qu’ils avaient mis en place de manière réfléchie une baisse de la masse salariale. Je l’ai lu noir sur blanc dans des audits de KPMG réalisés en 2022. En gros, la stratégie indiquée, c’est de baisser les prix pour être sûr d’obtenir des crèches en délégation de service public [DSP, les contrats signés avec les collectivités locales – ndlr] ; et quand on reprend une crèche en DSP, de baisser la masse salariale de 10 %. Or normalement, on n’a pas le droit de baisser la masse salariale de 10 % parce qu’on doit garder les équipes en place… Chez certains opérateurs, cette dynamique du low cost a bien entraîné un non-respect des règles d’encadrement.

Votre livre se concentre sur People & Baby et son fondateur, Christophe Durieux, que vous qualifiez de « roi des Ogres ». Cela signifie que les enfants y sont globalement moins bien traités qu’ailleurs ?

Je ne pourrais pas dire ça comme ça. Je peux dire qu’il y a une récurrence d’incidents qui pose question, supérieure à ce que j’ai vu ailleurs. Je n’ai pas pu analyser tout le secteur... Mais c’est sur People & Baby que j’ai reçu le plus de mails d’alerte : il y a le drame de Lyon avec un nourrisson empoisonné par une professionnelle ; la crèche de Villeneuve-d’Ascq ; une femme qui a porté plainte à Metz ; il y a Paris [où une mère décrit notamment des enfants « nourris avec des yaourts périmés, dont on tire les oreilles » – ndlr], Montreuil, Bordeaux…

Et ce groupe fait face à un nombre de procès inimaginables, notamment de fournisseurs qui n’ont pas été payés – une pratique systémique. Cela entraînait des conséquences sur les enfants, puisqu’il y avait des problèmes de livraison de repas, de couches, de jouets. Combien de directrices de crèches m’ont raconté qu’elles se sont retrouvées à prendre leur voiture pour aller au supermarché ? Ces pratiques ayant été constatées par d’autres opérateurs, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) a d’ailleurs décidé d’exclure People & Baby dès 2011.

J’ai cependant mis un peu de temps à saisir la stratégie : d’un côté, des pratiques d’optimisation des coûts, où on va partout chercher le prix le plus bas, y compris sur la nourriture – au point qu’Elior [un prestataire de repas] a décidé d’arrêter de répondre aux appels d’offres de People & Baby ; de l’autre, contrairement à ce que j’avais pu voir chez Orpea, il n’y a pas du tout d’hyperprofits, jamais de bénéfice, et c’est un groupe en déficit permanent…

J’ai fini par reconstituer le puzzle et comprendre qu’il y avait plusieurs explications : non seulement vous ne payez pas d’impôts, pas d’intéressements aux salariés, et vous pouvez expliquer pourquoi votre groupe fonctionne en mode dégradé. J’ai aussi découvert des sociétés immobilières qui n’appartiennent pas à People & Baby mais au couple de fondateurs, qui possèdent environ 70 locaux, notamment des crèches, avec un montage assez habile : ces SCI louent ces locaux à People & Baby et c’est le couple fondateur – en l’absence d’actionnaires – qui fixe les loyers. Ce montage leur a permis de détenir un patrimoine immobilier évalué entre 120 et 150 millions d’euros, sans compter des biens qu’ils peuvent avoir à l’étranger.

Ce montage ne pousse pas à avoir un groupe en bonne santé, quand vous faites votre argent non pas avec votre groupe, mais plutôt à côté – presque « au détriment de ».

Les crèches privées représentent seulement un quart du marché, mais 90 % des nouvelles places. Pour filer votre métaphore des ogres, vous dévoilez un secteur qui semble se repaître d’argent public ; un secteur qui se développe grâce à des subventions ou crédits d’impôt. Comment ces groupes privés optimisent-ils – sinon exploitent-ils – les failles de ce système de financement public ?

C’est un système qui repose notamment sur le « crédit d’impôt famille » (Cifam), qui permet aux entreprises d’obtenir des déductions fiscales quand elles réservent un berceau pour des salariés. Ça a été pensé plutôt pour des grandes entreprises (avec un plafond à 500 000 euros de déduction fiscale maximum). Mais People & Baby avait assez mauvaise réputation au sein des entreprises, alors le groupe a monté des crèches d’entreprises avec des petites structures et des professions libérales (médecins, etc.) qui n’avaient pas forcément droit à cette déduction fiscale.

À ma connaissance, ils sont aussi les seuls, dans le secteur, à avoir mis en place la pratique de la « garantie de réservation anticipée ». En gros, vous dites aux familles qui n’ont pas eu de place en crèche municipale qu’il faut réserver et qu’il faut, dans l’attente, payer 50 % du prix d’un berceau… Ça peut durer six mois et représenter des milliers d’euros. Les gens ne savent pas si c’est légal ou pas... C’est un système malin qui se fait au détriment des familles. Mais il se fait aussi au détriment de l’argent public, parce que des témoins me rapportent qu’on disait aux familles (professions libérales, etc.) : « Passez-le avec votre comptable dans le Cifam, vous aurez 75 % de réduction fiscale. » On fait ainsi payer par de l’argent public une place de berceau où il n’y a pas d’enfant !

Vous détaillez une autre pratique, qui semble irrégulière. Les crèches sont tenues de déclarer à la CAF le nombre d’heures de présence effective de chaque enfant – certaines ont même des badgeuses. Or, vous racontez que chez People & Baby, des heures fictives ont été rajoutées « à la truelle »…

Le système est un peu technique, mais disons qu’il faut avoir le plus possible d’heures de présence d’enfants à la fin du mois. Or, un grand nombre de directrices de People & Baby m’ont rapporté qu’on leur demandait de rajouter des heures de présence de bébés, qui étaient pourtant absents. J’ai vu des mails où la hiérarchie demande à une directrice d’améliorer son « taux de facturation », donc elle explique que pendant l’après-midi, elle a rajouté des heures de présence. Ce sont des déclarations erronées d’heures de présence de bébés pour toucher plus de prestations.

D’où venaient ces consignes ? Jusqu’où peut-on remonter ?

J’évoque là un mail transmis par un membre du siège. Mais pas un mail édicté par le fondateur.

Dans quelles proportions cette pratique a-t-elle été mise en œuvre chez People & Baby ?

La plupart des directrices que j’ai rencontrées ont eu à faire ça. Je n’ai évidemment pas rencontré toutes les directrices de France. Il semble que ce soit un système mis en place dans un grand nombre de régions.

Certains témoins m’ont signifié qu’ils étaient prêts à collaborer avec la justice.

Vous ne parlez jamais de « détournement de fonds », vous restez prudent dans la formulation comme le chiffrage. Mais y a-t-il matière, selon vous, à ce que les autorités judiciaires se saisissent de ces révélations ?

C’est à elles de répondre. Aux autorités, si elles jugent utile de le faire, d’investiguer pour voir à quel point ces systèmes étaient généralisés.

Vous vous appuyez sur des documents et une série de témoins, en particulier un ancien patron de la CAF du Nord (la plus grande de France) qui parle, à visage découvert, d’ « une mécanique qui [lui] semblait absolument déplacée voire frauduleuse ». Sont-ils prêts à collaborer avec la justice ?

Un certain nombre d’entre eux le feront. Le cas échéant, on verra qui ira, qui n’ira pas. Mais certains m’ont signifié qu’ils étaient prêts à le faire.

Que la justice s’empare de cette affaire, est-ce un objectif ?

Pour les familles, pour certains salariés qui témoignent, c’est l’un des objectifs. Le premier, c’est de mettre un terme à certaines pratiques qui sont néfastes pour les professionnels et les enfants. C’est aussi qu’un certain nombre de responsables puissent répondre de leurs actes.

Dans le livre, vous parlez d’une « impuissance coupable de la CAF » et pointez la responsabilité des pouvoirs publics dans ces dérives…

Il y a une responsabilité dans la défaillance des contrôles, à la PMI [les services de la protection maternelle et infantile qui dépendent des départements – ndlr] ou dans les CAF.

Il y a une coresponsabilité des mairies, des collectivités, des ministères, sur la dynamique du low cost : ça a plus qu’arrangé un certain nombre de maires qu’entre deux offres soit choisie la moins chère. Ça a entraîné une baisse des effectifs et donc une dégradation de la qualité de l’accueil – et jusqu’à Matignon, qui a récemment choisi pour sa crèche l’offre la moins chère, avec un équivalent temps plein en moins.

Et il y a une dernière responsabilité, celle de l’administration française et de la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) notamment, qui, poussée par Bercy et la Cour des comptes, a mis en place le système de facturation à l’heure. Quand on demande aux opérateurs d’optimiser, ils optimisent ! Ça a entraîné, dans certaines crèches, un doublement du nombre d’enfants – il y en a qui servent à boucher les trous. C’est l’une des catastrophes qui a touché le secteur. Et le touche encore aujourd’hui.

En 2023, déjà, deux livres commençaient de dévoiler ces dérives (dont Le Prix du berceau, signé par Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse), de même qu’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Depuis, une commission d’enquête parlementaire a rendu un rapport sans grand intérêt… Faut-il parler d’une inertie des pouvoirs publics ? Ou plutôt d’une volonté de ne pas interrompre ces dérives ?

Il y a une lacune du public qui ne met pas assez d’argent pour créer des places, alors on laisse des opérateurs privés intervenir, avec une certaine forme de mansuétude : « De toute façon, on a besoin d’eux… »

Ne faut-il pas voir le résultat aussi d’un puissant lobbying ? Vous racontez comment la Fédération des entreprises de crèches (FFEC) a profité d’un lien privilégié entre sa directrice générale et Aurore Bergé, ministre chargée du dossier de juillet 2023 à janvier 2024, pour gérer la crise en cours, avec un « pacte de non-agression » réciproque…

Ce que me rapportent des témoins, mails et enregistrements à l’appui, c’est un pacte scellé peu avant la sortie de ces deux livres. D’un côté, grosso modo, « tu dis à tes adhérents de ne pas taper sur la politique gouvernementale de la petite enfance » – et c’est très dur, en effet, de trouver la moindre critique émise par un opérateur privé. En échange de quoi, la ministre saura faire preuve d’une certaine bienveillance. La FFEC s’est d’ailleurs vantée de copiloter la séquence médiatique de la ministre, ses annonces, etc. Elle a notamment transmis une note au cabinet [d’Aurore Bergé] quelques jours avant une intervention sur BFMTV, où des messages très précis ont été repris par la ministre.

Aurore Bergé avait promis des réunions tous les deux mois pour suivre le dossier des sanctions… Il n’y a jamais eu de réunion, tout ça est retombé comme un soufflet. On fait en sorte d’éteindre un incendie, mais on ne règle pas les problèmes de fond.

Les grands groupes autres que People & Baby, détenus par des fonds d’investissement, peuvent-ils être des partenaires sincères ? Dans votre livre, vous faites presque de Babilou, le leader européen, un Zorro du secteur, attaché à la qualité et réfractaire aux dérives repérées chez People & Baby…

Je ne les décris pas comme des Zorro ! J’explique juste que j’ai pu obtenir des audits dans lesquels j’ai constaté l’existence de stratégies de développement opposées. Il y a des opérateurs comme Les Petits Chaperons rouges, La Maison bleue et People & Baby, qui ont investi le segment des DSP avec des prix bien plus bas – donc il fallait optimiser les coûts. Pendant que Babilou a choisi d’aller voir les crèches d’entreprise : L’Oréal, Bouygues, Vinci, etc., plein de boîtes prêtes à mettre parfois trois ou quatre fois plus d’argent par berceau. Ce sont là deux stratégies de développement… avec toutefois une rentabilité à peu près la même au final (entre 2 % et 3 %, à part pour People & Baby).

Cet opérateur [Babilou], comme d’autres opérateurs petits et moyens, se plaint de cette dynamique du low cost – ça ne veut pas dire que tout est parfait chez eux. Ils disent constater que cette dynamique est mauvaise pour tout le monde, pour eux, les professionnels et les enfants. C’est ça que j’essaie de rapporter. Après, comment ces opérateurs vont se comporter dans les semaines qui viennent ? Je n’en ai aucune idée.

Quelle serait la mesure prioritaire, selon vous, à mettre en place ?

Il y a peu de réglementations sur les prix… Alors qu’il y en a, par exemple, dans le monde de l’édition : on ne peut pas vendre un livre à n’importe quel prix, mais un berceau, oui !

Questionner ce low cost et, peut-être, impulser des prix plancher permettrait d’empêcher certaines dérives. Des opérateurs privés associatifs ou la maire adjointe de Bordeaux chargée de la petite enfance, par exemple, disent de plus en plus fort qu’il faut mettre un terme à la tarification horaire.

Au fond, faut-il revoir la place du privé dans l’accueil de la petite enfance ?

Je ne me positionne jamais pour ou contre le privé – c’était pareil sur le secteur du grand âge.

Il y a eu des dérives chez un opérateur, People & Baby ; il y a eu des dynamiques qu’il faut questionner chez d’autres. Point. C’est aux pouvoirs publics, aux politiques, aux syndicats, de savoir ce qu’il faut faire de ces faits – si ça veut dire la fin du privé, l’encadrement du privé, supporter plus le public … Comme journaliste, plus vous donnez votre opinion, plus vous affaiblissez vos faits.

Mathilde Mathieu


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