Par qui est méprisée la ruralité ?

mardi 29 octobre 2024.
 

Au fil des dernières décennies, l’action politique m’a déjà vu faire je ne sais combien de fois le tour de France. Je crois que tous les critères de déplacement y sont passés. J’ai introduit aussi depuis cinq ou six ans de ça un impératif culturel. Musées, hauts lieux historiques, monuments, manifestations culturelles me motivent parfois pour des parcours à rallonge autant que pour les soutiens aux luttes. Je connais donc mes raisons d’être allé où l’on m’a vu. Je n’ai pas le souvenir d’un seul jour où l’on ait évalué le critère de déplacement par la ruralité et l’urbanité, entre « les tours et les bourgs », selon la nomenclature ridicule dont on a récemment encombré le monde médiatico-politique. J’ai eu le plus grand mal à prendre au sérieux le distinguo existentiel qu’y voit la nomenklatura politico-médiatique parisienne et la petite bourgeoisie provinciale déclassée.

On connait le raisonnement des insoumis à ce sujet : les problèmes sont les mêmes aux deux endroits. Il s’y ajoute un paramètre de mobilité imposée, souvent très coûteuse. Il est plus visible et imposé en zone dite rurale qu’en zone urbaine et cela donne alors une âpreté plus grande aux autres questions communes posées. Surtout il définit une forme de sociabilité plus fermée ou plus ténue qui produit des comportements politiques. Des phénomènes comparables existent aussi en ville et on y connaît des enfermements aussi désocialisants. Mais j’ai vite compris que le sujet était en réalité une de ces trappes à disputes et à postures dont raffolent les mondains et les diviseurs professionnels. Évidemment toutes les bonnes âmes de cette mise en scène réclament aussitôt un combat pour « surmonter cette division ».

Nobles cœurs ! Ça me rappelle ces hypocrites du début des années deux mille qui faisaient des colloques bienveillants sur le thème « comment éviter le choc des civilisations ». Mais comme le choc des civilisations était une invention ridicule de la propagande de l’extrême droite nord-américaine, on voit que le but n’était pas d’éviter le choc mais d’y faire croire ! Soyons créatifs : « il est temps de savoir dépasser la querelle entre les blonds et les bruns ! ». Combattre un effet dont la cause n’existe pas est toujours ridicule, disait ce philosophe des Lumières. Le Figaro qui raffole de sujets qui rendent la gauche ridicule s’est jeté sur le thème pour entreprendre un de ces hilarants articles dont je me régale quand la morosité du quotidien réclame des épices. Car le mépris de classe de tous ces gens, qui le reprochent souvent aux autres, finit toujours par se montrer comme l’humidité dans les murs corrompus.

Coïncidence : mon passage à Cahors et sa région se déroulait le jour où Le Figaro publiait une méditation sur ce thème. Il donnait la parole à d’importants griots de Carole Delga et de sa cour féodale en Occitanie. Ce fut un régal qui en dit si long ! Voici Victor Delage, « fondateur du think tank sur les territoires », rien de moins s’il vous plaît ! On va voir le niveau de savoir contenu dans cette appellation prétentieuse. « La gauche doit s’attacher à parler de solutions concrètes et s’emparer de l’univers culturel de la ruralité : le bingo, le loto, les kermesses, la chasse… ». On rit ou bien on hurle ? Le mépris consternant exprimé ici n’est-il pas significatif de la classe d’où il vient ? Pourtant « l’univers culturel de la ruralité » ainsi décrite est devenu le nouveau plat du jour préféré des barons politiques microlocaux. C’est la forme du clivage dont raffole la social-démocratie des féodalités pour s’éviter de traiter la réalité des clivages sociaux. Un vrai pot commun autour duquel ils tournent tous.

Selon « le Figaro », Rémi Branco, socialiste, vice-président du Conseil départemental du Lot est catégorique : « Il faut repartir du réel, des problèmes des gens. La gauche est arrivée mille fois trop tard sur les déserts médicaux et le prix du carburant. Ce n’est pas normal qu’il n’y ait que le RN qui parle de bagnole et de fioul dans son programme ! Et il faut être capable de dire tout cela avec des mots simples ». De l’un à l’autre, le portrait du rural tel qu’ils le voient se précise : « le bingo, le loto, la chasse, les kermesses, la bagnole et le fioul ». Sans oublier le barbecue, la chasse à la glu et les traditions préservées du multiculturalisme mondialiste, diraient d’autres récents convertis venus de gauche. Et surtout s’il vous plaît « avec des mots simples » car c’est ceux-là que le rural comprend. Sans vergogne !

Mais à quel titre ces grands esprits de la sociologie culturelle pensent-ils pouvoir donner des leçons ? Pourquoi reprocher aux insoumis leur stratégie et leur jeter soudain la ruralité d’extrême droite à la figure ? En cause, sans doute, la remotivation politique des quartiers populaires dégoûtés par les trahisons de la gauche traditionnelle, car c’est l’autre préjugé de classe de ces gens. Mais tout de même ! Qui étaient les élus de ces lieux qu’ils chérissent soudain, avant que l’extrême droite n’y fasse ses nids ? Exemple : il y avait trois circonscriptions socialistes sur trois dans l’Aude de Carole Delga. Les trois sont passées au RN. Où étaient ces bons apôtres alors ? Combien madame Delga a-t-elle fait élire de députés RN en dépit de l’enthousiasme de ses porte-parole pour la « ruralité culturelle et concrète des bingos, des lotos, des kermesses, du fioul et des bagnoles » ? Davantage que par ses candidats dissidents aux législatives ?

Comme si les ruraux n’avaient pas les mots simples pour comprendre et nommer ce que « trahison », « opportunisme », « ingratitude » et « incompétence » veulent dire ? Les nouveaux convertis n’ont-ils pas eu, eux aussi, toute liberté de cracher matin et soir sur la gauche de rupture pour séduire avec des « mots simples » comme « barbecue » et « chasse à la glu » ? Alors pourquoi ont-ils cédé autant de terrain électoral après leurs prêches ? Combien de voix RN supplémentaires ces copies rosissantes ont-elles rapporté à l’original brun ?

Dans les deux salles bien remplies à Cahors on a mal réagi aux propos de ces nouveaux amis si méprisants quand je les ai lus à la tribune. 80 % des ruraux ne sont pas des paysans comme en rêvent les urbains de la bonne « goche ». Et autant, sinon davantage, ne sont pas chasseurs et sont d’accord pour l’interdire le dimanche et jour de fêtes. En Occitanie, 39 % de la population vit en milieu rural et cela dans le prolongement naturel des centres urbains et des zones d’emplois massives. Cette proximité est la source de l’augmentation du nombre des résidents. Ceux qui arrivent sont plus nombreux que ceux qui les quittent. Ces néoruraux n’ont rien à voir avec l’idée que s’en font leurs nouveaux amis. Les gens du cru non plus. Au total le niveau d’études de la population s’y est élevé comme partout ailleurs. On y compte un très grand nombre d’amis de la lecture, de la musique, et ainsi de suite. De nombreux néo-ruraux sont des gens qui réinventent des pratiques culturelles et prennent des initiatives locales.

À Florac, dans la Lozère, il y a un cycle franco-québécois du cinéma – pour ne parler que de cela – et à Mende, le musée était bien visité le dimanche où j’y suis allé. Tout le monde m’a parlé du prix de l’essence comme je m’y attendais et des déserts médicaux aussi insupportables que ceux de Seine-Saint-Denis. Les deux ont leur réponse dans le programme « L’Avenir en commun ».

Mais le problème le plus urgent c’était, partout, le logement, le poids des résidences secondaires sur les prix de vente. Et l’impact sur le commerce local de la grande surface voisine. Sébastien Rome, à Lodève, m’avait prévenu car c’est son sujet. Je sais que le mouvement doit encore travailler la question. Mais je me garderai bien d’en faire la cause de la progression du RN ou de me convertir au bingo et au loto pour entrer en contact avec les populations locales. À Florac, le sujet, c’était la coopérative culturelle. À Mende, on a parlé de l’état de la forêt au dîner avec des amis du coin. À Cahors, c’était la dégradation de l’école publique. Et même la préhistoire car le lendemain je visitais la fascinante grotte ornée du Pech Merle. Avec d’autres on a parlé inondations et Gaza. De bingo et de loto, de fioul et de kermesse personne ne m’en a soufflé mot. La ruralité est aussi diverse que la France elle-même. Mais qu’en sait la suite dorée de la bourgeoisie, comme la nommait si bien Marx ?


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