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C’est la première fois que la justice d’un État européen prend en main la question des exactions commises à Gaza. Une décision basée sur des éléments fournis par un journaliste palestinien à partir de photos et videos prises par des soldats israéliens.
Dans l’enquête du journaliste palestinien Younis Tirawi, mise en ligne sur son compte X les images se succèdent. De jeunes hommes tout sourire posent M16 à la main, puis des silhouettes au bout d’une lorgnette : les personnes marchent calmement sans arme et tombent l’une après l’autre.
« Ça, c’est la vidéo de la première élimination de mon camarade », affirme presque avec fierté le soldat américano-israélien interrogé par Younis Tirawi. L’interview se déroule en hébreu dans une sérénité déconcertante. « Tout homme d’âge militaire même sans arme est une cible, les femmes et les enfants c’est à discuter avec le commandant, ajoute le sniper. Mais nous avons beaucoup d’indépendance, la décision finale nous revient ». Cet Américano-Israélien explique être venu en Israël pour combattre.
« Il est persuadé de mener une guerre sainte, note le journaliste palestinien. C’est d’ailleurs pour ça qu’il parle sans inquiétude. Tous ces soldats qui filment puis postent leurs actions sur internet ne réalisent même pas qu’ils pourraient un jour être questionnés sur ce qu’ils font à Gaza. Ils bénéficient d’une sorte d’impunité. »
Depuis le 7 octobre 2023 et l’offensive israélienne à Gaza présentée comme une réponse à l’attaque terroriste menée par le Hamas, l’enclave est coupée du monde. La population ne peut pas sortir et les observateurs internationaux n’ont pas accès à cette bande de terre de 40 km de long, plongée sous un déluge de feu inédit de mémoire d’experts des guerres contemporaines.
Mais alors comment savoir réellement ce qu’il s’y passe ? « En réalité, nous avons de nombreuses sources d’information qu’il suffit de croiser. Le problème, c’est que les médias occidentaux se concentrent uniquement sur deux points de vue : les témoignages de Gazaouis, et la communication de l’armée israélienne, critique Younis Tirawi. Il y en a un troisième qui est oublié, c’est la masse de vidéos et photos mises en ligne par les soldats israéliens eux-mêmes. Ce sont eux qui sont dans la réalité, pas leur direction à Tel Aviv. Ils disent très ouvertement ce qu’ils cherchent à Gaza : l’annihilation des Palestiniens. Même des commandants le disent : ’Il n’y a pas de civil innocent’. Quand quelqu’un vous dit qui il est, croyez-le ! »
Younis Tirawi a passé des heures, des semaines, des mois à recouper vidéos et photos, pour reconstituer les derniers instants de vies de blessés par balles. Pour y parvenir, il a méticuleusement comparé les images prises par les snipers à celles prises par les Palestiniens, dans la même zone, à la même heure. L’unité de tireurs d’élites sur laquelle il a concentré son enquête sur plusieurs binationaux dont trois Américains, deux Français, un Allemand et un Belge. C’est sur les exactions de ce dernier que se penche la justice belge. Le parquet fédéral a ouvert une enquête sur des soupçons de crimes de guerres à son encontre.
« C’est une première en Europe, plusieurs ONG ont déposé des signalements ou des plaintes concernant des soldats israéliens ayant une nationalité européenne. Ces plaintes pour l’instant n’ont pas prospéré, affirme Ghislain Poissonnier, vice-président de l’association Juriste pour le respect du Droit International. En réalité, il y a un manque de volonté, voire un refus, aussi bien des autorités judiciaires que politiques, d’enquêter sur des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité commis dans la bande de Gaza, tout comme en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Pourtant, lorsque des éléments concrets leur sont soumis, ces autorités ont l’obligation d’agir pour assurer qu’il n’y a pas des citoyens européens impliqués dans ces crimes internationaux. Elles ont aussi l’obligation, d’une manière générale, dans le cadre de ce qu’on appelle la compétence universelle d’enquêter. Même quand les auteurs ne sont pas Européens. Ça peut être des auteurs israéliens, et le jour où ils viennent en Europe, ils sont arrêtés. »
La France ne fait pas exception. En septembre dernier d’ailleurs, le parquet national antiterroriste a classé sans suite une plainte déposée par plusieurs ONG contre un Franco-israélien accusé d’actes de torture sur des prisonniers palestiniens. « Il y avait des vidéos et des éléments qui nous semblaient nécessiter des vérifications, constate Ghislain Poissonnier. Ce qui nous a surpris, c’est que le classement sans suite est arrivé sans que les vérifications aient été approfondies. Normalement, quand on a un début de preuve de la sorte, une enquête au long cours est enclenchée pour savoir s’il y a eu ou pas un crime de guerre commis et si la personne accusée est impliquée ou non. »
Les juridictions européennes ont pourtant la capacité et l’expérience de ce genre d’enquête et détiennent d’autres moyens de faire valoir le droit, rappelle Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International. « Dans des situations dans lesquelles il est difficile de déterminer qui sont les auteurs potentiels de crimes, on peut diligenter des enquêtes structurelles qui se concentrent sur les systèmes liés aux crimes potentiels et aux groupes d’auteurs potentiels afin de commencer à recueillir les preuves et les témoignages. La France et l’Allemagne l’ont fait concernant la Syrie en 2015, de nombreux États ont lancé des enquêtes similaires sur la situation en Ukraine. »
Au-delà de leurs juridictions nationales, les États européens ont également des obligations sur la scène du droit international. En janvier dernier, la Cour internationale de Justice reconnaissait un risque sérieux de génocide en cours à Gaza. En plus des demandes répétées à Israël pour cesser le massacre en cours et autoriser l’entrer de vivres à Gaza, elle appelait également tous les États membres de la convention contre le génocide -dont la France- à prendre des mesures pour éviter ce génocide. « La France se devrait donc d’enquêter sur la possibilité que ses propres citoyens soient impliqués dans la commission d’un génocide. Ça n’a pas été fait, regrette Agnès Callamard. Une autre source d’obligations internationales est celle du droit humanitaire. En cas d’infractions graves du droit, les États se doivent de rechercher les personnes soupçonnées d’avoir commis ou ordonnées de commettre des infractions au droit humanitaire international et de les traduire quels que soient leurs nationalités devant ses propres tribunaux. »
Autre grande instance juridique internationale : la Cour pénale Internationale. Il y a plus de cinq mois, le procureur de la CPI, Karim Khan, demandait l’émission de mandats d’arrêts contre le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu et son ministre de la Défense, Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés commis dans la bande de Gaza. Une demande restée sans réponse.
« C’est assez étonnant, relève Ghislain Poissonnier. En général, le délai entre la requête du procureur visant la délivrance d’un mandat d’arrêt et le moment où les juges statuent pour émettre le mandat d’arrêt va de quelques semaines à deux mois. La CPI a été soumise à différentes opérations d’intimidations et de menaces. Il y a également une pression très forte des États européens et des États-Unis sur la cour. »
C’est pourtant un moment clef pour la CPI, souvent critiquée pour son incapacité à s’attaquer aux pays occidentaux et à ses alliés. L’ampleur du massacre et l’omniprésence des images venues des territoires palestiniens, placent la Cour au pied du mur. « Ça fait 12 mois que tous les jours, ceux qui veulent bien s’en donner la peine voient des enfants, des femmes, des hommes, des personnes âgées, des handicapés tués, massacrés, brûlées vifs devant nos yeux, se désespère Agnès Callamard. Nous sommes entrés dans une dynamique de déni et de destruction de notre humanité commune qui est sans commune mesure avec ce à quoi nous avons pu assister depuis 1948. »
Article de Oriane Verdier, RFI
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