Mercosur : Paris paie le prix de plusieurs années d’ambiguïtés

samedi 23 novembre 2024.
 

Paris continue de marteler son opposition au traité de libre-échange avec les pays du Mercosur. Mais la Commission européenne, l’Allemagne ou encore l’Espagne espèrent un accord début décembre. Sur le fond, la position française a longtemps été plus ambiguë qu’il n’y paraît.

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Une affaire réglée d’ici quelques semaines ? Le ministre de l’agriculture brésilien, Carlos Fávaro, a prévenu lundi 18 novembre, lors d’une conférence de presse à Rio, en marge du sommet du G20 que la ville accueille : « Nous n’avons jamais été aussi près de la finalisation » du traité de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay et Bolivie).

Et le ministre de Lula d’insister, face aux réticences françaises martelées ces derniers jours : « L’immense majorité des Européens a exprimé son intérêt pour cet accord. Il reste donc à attendre que [les Européens] terminent de faire pression sur la France pour qu’elle accepte. »

Fervent partisan du texte, Olaf Scholz, le chancelier allemand, a bien reçu le message, déclarant lundi depuis Rio : « Après plus de vingt ans [de négociations], nous devons maintenant enfin finaliser l’accord […]. Cela a duré bien trop longtemps, la façon dont cela a été négocié. » La veille, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, s’était montrée un peu plus prudente : « Le diable est toujours dans les détails […]. La dernière ligne droite est la plus importante, mais elle est aussi souvent la plus difficile. »

Les partisans de cet accord controversé tablent sur un accord définitif non pas au G20 de Rio, mais lors du prochain sommet du Mercosur, les 5 et 6 décembre à Montevideo, en Uruguay. D’ici là, Ursula von der Leyen espère en avoir fini avec la phase de transition politique toujours en cours à Bruxelles, et pouvoir compter sur une nouvelle Commission, investie à compter du 1er décembre.

Sans surprise, ce n’est pas le calendrier défendu par la France. Depuis Buenos Aires, dimanche, Emmanuel Macron a redit son opposition à ce projet de traité, fidèle à la position affichée par Paris depuis le G7 de Biarritz en août 2019. À Bruxelles le 13 novembre, Michel Barnier avait déjà expliqué qu’il s’opposait au texte « dans les conditions actuelles ». Même discours, à la virgule près de Sophie Primas, ministre déléguée chargée du commerce extérieur, le 18 novembre : « Pas acceptable en l’état. »

Ambiguïtés françaises

Lors de son escale argentine, Macron est allé jusqu’à dire que le président d’extrême droite Javier Milei, qui ne s’est pourtant pas exprimé publiquement sur le sujet ces derniers jours, était de son côté : « Le président m’a dit lui-même qu’il n’était pas satisfait de cet accord et du fonctionnement actuel du Mercosur. Ce qui vous montre que nous ne sommes pas à un accord. »

Ici, le président français se garde bien de dire que tous deux y sont opposés pour des raisons diamétralement opposées : Macron réclame davantage de garanties sanitaires sur les importations agricoles et d’autres « clauses miroirs » pour freiner la déforestation de l’Amazonie ; Milei, à l’inverse, juge que le texte sur la table est encore trop contraignant pour l’économie de son pays.

Sur le fond, Macron tente une alliance hasardeuse avec le président argentin – qui vient d’être reçu à Mar-a-Lago en Floride par Donald Trump – pour faire dérailler le projet de traité, et contrer la volonté du Brésil de Lula et de ses partenaires européens. Javier Milei avait déjà agacé le Brésil en juillet, lorsqu’il avait séché une réunion officielle du Mercosur au Paraguay pour préférer une rencontre informelle au Brésil avec l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro.

Il faut évidemment conclure.

Olivier Becht, alors ministre délégué au commerce, en juin 2023 Les États de l’UE avaient donné mandat à la Commission en 1999 pour négocier cet accord qui touche un marché de 780 millions de personnes. Après plusieurs périodes d’interruption, un pré-accord avait été finalisé sur l’ensemble des chapitres en 2019. Mais des capitales s’y étaient opposées, rouvrant des discussions sur une annexe qui reprendrait des engagements climatiques ou sanitaires.

Le retour au pouvoir de Lula à Brasilia en 2023 avait aussi changé la donne, le Brésil étant revenu sur sa promesse d’ouvrir ses hôpitaux à la concurrence étrangère – un marché que Paris lorgnait avec appétit. En 2023, Ursula von der Leyen avait déjà fait miroiter la finalisation imminente d’un accord, mais avait jeté l’éponge en fin d’année, faute de consensus.

Sur le fond du dossier, Paris paie le prix d’une attitude plus ambiguë qu’il n’y paraît de prime abord. Mediapart avait ainsi publié en 2021 un document de travail montrant que Paris négociait, à certaines conditions, la levée de son veto. En juin 2023, Olivier Becht, alors ministre délégué au commerce, avait déclaré lors d’un déplacement au Brésil : « Il faut évidemment conclure », tout en précisant : « Il faut donner du temps au temps. »

Occasions manquées

Pour Maxime Combes, économiste à l’Aitec et l’un des porte-voix du collectif Stop Ceta-Mercosur, Paris est aussi comptable d’une certaine inaction passée. « La diplomatie française semble s’être enfin mise en branle depuis trois semaines, avance-t-il, mais Paris n’a rien fait depuis quatre ans [et le G7 de Biarritz en 2019 où Macron s’est opposé au texte pour la première fois – ndlr]. Ils ont eu quatre ans pendant lesquels ils auraient pu construire une minorité de blocage à Bruxelles, élaborer des propositions alternatives, faire circuler leurs positions dans les capitales, mais ils ne l’ont pas fait. »

Sur le fond, la position française – « pas d’accord en l’état » – reste ambiguë. La formule ne ferme pas la porte à un accord in extremis, si des garanties sont apportées. À Bruxelles, il est question de mettre sur pied un fonds de compensation qui viendrait en aide aux agriculteurs et agricultrices lésé·es, notamment les éleveurs et éleveuses français·es qui perdraient des parts de marché à cause des importations de viande argentine ou brésilienne. Cité par Politico mi-octobre, un diplomate français qualifiait cette piste d’« option intéressante ».

Maxime Combes rappelle également que Paris a eu d’innombrables occasions depuis 2019, lors des réunions de ministres du commerce des 27, d’exprimer son opposition, lorsque la Commission a fait état de l’avancée des négociations : « Jamais la France n’a dit clairement stop, dans ces moments-là », relève-t-il.

Une ratification longue et sinueuse

À ce stade, rien n’empêche la Commission, qui a été chargée de négocier le traité commercial pour le compte des États de l’UE, d’aller au bout et de finaliser le texte début décembre à Montevideo. Elle prendrait alors un risque politique de taille, celui de braquer un pays fondateur. C’est ce qu’a laissé entendre Michel Barnier lors de sa récente visite à Bruxelles : « Je recommande qu’on ne passe pas outre la position d’un pays comme la France », a-t-il dit.

Mais les traités autorisent Ursula von der Leyen à avancer sans Paris. En revanche, même si la Commission passe en force en décembre, ce ne serait pas la fin du processus de ratification, encore long et sinueux. À Bruxelles, le Conseil européen (l’institution qui porte la voix des capitales dans l’UE) devra donner son feu vert, tout comme le Parlement européen.

Paris peut donc répliquer, par exemple, en constituant une minorité de blocage au sein du Conseil. Cela implique l’alliance d’au moins quatre États – ce qui mécaniquement empêche la constitution d’une « majorité qualifiée » sur le texte.

Par le passé, l’Irlande, les Pays-Bas, l’Autriche ou encore une partie de la coalition au pouvoir en Belgique s’y sont déjà opposés. Mais les exécutifs ont changé depuis. L’Irlande, elle, semble avoir adouci ses positions. Le Flamand Bart de Wever, très pro-commerce, pourrait devenir premier ministre de la Belgique dans les semaines à venir.

Contre l’avis de la France, onze États, dont l’Allemagne et l’Espagne, avaient signé une lettre en septembre 2024 pour exhorter la Commission à boucler le texte. « Contrairement à ce que beaucoup pensent, la France n’est pas isolée et plusieurs nous rejoignent », a rétorqué Emmanuel Macron lundi à Rio, citant, sans en dire davantage, « Polonais, Autrichiens, Italiens et plusieurs autres en Europe ». Comme sur de nombreux dossiers européens ces jours-ci, la position de Giorgia Meloni, à Rome, pourrait être clé.

De manière générale, tout se passe comme si le chaos international – guerres en Ukraine et à Gaza, élection de Donald Trump qui risque d’éclipser un peu plus l’UE sur la scène internationale, menace chinoise – avait donné de nouveaux arguments à ceux qui, comme l’Allemand Olaf Scholz ou l’Espagnol Pedro Sánchez, plaident pour une signature rapide du traité au nom d’arguments également géopolitiques. Oui au traité UE-Mercosur pour ne pas laisser seule la Chine dans le Cône sud, résume ainsi l’Estonienne Kaja Kallas, future cheffe de la diplomatie européenne.

Si le Conseil et le Parlement européen finissent par valider le futur traité, il reviendra aux parlements nationaux de ratifier l’accord en bout de course. À Paris, sauf énorme évolution du paysage politique, ce sera mission impossible, étant donné que plus de 600 parlementaires, de l’Assemblée et du Sénat, ont déjà dit leur opposition. On devrait encore en avoir la confirmation lors du vote organisé mardi 26 novembre à l’Assemblée sur le traité, à la demande de La France insoumise (LFI).

Mais l’exemple du Ceta, l’accord entre l’UE et le Canada, prouve qu’il est possible d’appliquer l’essentiel de l’accord, de manière provisoire, après le feu vert du Parlement européen, même quand des parlements nationaux bloquent. Au risque de créer un problème démocratique majeur et de nourrir un peu plus les voix des adversaires du projet européen.

C’est dans ce contexte électrique que certain·es responsables allemand·es plaident pour scinder le contenu du futur accord de libre-échange avec le Mercosur en deux, de telle sorte que l’essentiel du texte ne dépende que d’un feu vert du Parlement européen pour être appliqué, en faisant l’impasse sur les parlements nationaux, et en particulier sur l’Assemblée nationale à Paris. Là encore, cette solution technique pourrait s’avérer délétère dans un moment politique déjà très tendu.

Ludovic Lamant


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