« Des questions débiles » : au procès Squarcini, Bernard Arnault confronté aux barbouzeries de son groupe

vendredi 6 décembre 2024.
 

Entendu par le tribunal, le PDG de LVMH a contesté « toute responsabilité » dans les opérations de surveillance examinées par le tribunal et l’infiltration du journal « Fakir ». Il a accusé François Ruffin d’instrumentaliser le procès contre lui.

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« Je« Je n’ai jamais demandé d’utiliser des barbouzes, je suis tout à fait contre », assure Bernard Arnault, le filiforme patron du groupe LVMH, à la barre du tribunal correctionnel. À cette place, devant le pupitre, il est à équidistance de François Ruffin, partie civile, derrière lui à gauche, et de Bernard Squarcini. L’ancien directeur du renseignement intérieur passé au service de son groupe, mis en cause pour l’espionnage du journaliste réalisateur, devenu député, est assis sur le banc des prévenus, derrière lui, à sa droite.

Le grand patron a fait son entrée à 9 h 30 précises, dans une salle comble, une chemise en plastique noir à la main, entouré d’un aréopage de conseillers et de gardes du corps, pour dire qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Après des propos mesurés, visiblement calibrés et préparés, il s’est peu à peu relâché en dénonçant les « questions débiles », les « élucubrations », et en refusant de répondre.

C’est pourtant à la demande et aux frais de son groupe que Bernard Squarcini a organisé l’infiltration du journal Fakir par deux sociétés d’intelligence économique, et deux taupes successives, afin de « prévenir » des initiatives hostiles. Comme celle de poser des questions à l’assemblée générale du groupe.

« D’abord, je ne suis ici qu’en tant que témoin, démarre-t-il, face au président Benjamin Blanchet. Simple témoin. Ma mise en examen n’a jamais été envisagée. » Bernard Arnault rappelle lui-même qu’il a signé une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) l’obligeant à verser une amende de 10 millions d’euros dans l’affaire. « Mais nous ne reconnaissons aucune responsabilité dans la matière qui est traitée par le tribunal », lance-t-il, bravache. La CIPJ ? C’est une « proposition » des juges. Les 10 millions d’euros ? « Une proposition » du parquet.

« Les magistrats en charge nous ont dit qu’il semblerait que certains dossiers concernant LVMH, des collaborateurs ou des prestataires, auraient pu conduire à des poursuites, expose-t-il au conditionnel. Nous avons accepté de signer pour éviter d’être pris dans le tohu-bohu médiatique qui allait se déclencher, vu la personnalité de certaines parties civiles. »

L’homme d’affaires fait rouler quelques chiffres sur le bureau du tribunal : 220 000, le nombre d’employé·es directs, 160 000 en France – « soit l’ensemble des actifs d’une ville comme Nantes ou Nice » –, couvrant quatre-vingts pays, alors qu’il n’avait que 10 000 employé·es à ses débuts. « Nous avons un sentiment de fierté par rapport à ce que nous apportons au pays, poursuit-il. C’est pourquoi nous avons été surpris de voir que M. Ruffin estimait que nous étions des champions du licenciement, ce qui est une contrevérité absolue. »

Et de développer, au sujet du réalisateur député de la Somme : « C’est son côté politique... L’idéologie trotskyste qui dit : “Si tu veux émerger politiquement, trouve un ennemi très connu et accroche-toi à lui pour progresser.” Ce monsieur est intéressé par le procès pour les retombées médiatiques qu’il peut en tirer. Il essaye de l’instrumentaliser pour des raisons politiques, voire même pour des raisons commerciales puisqu’il fait la promotion de son dernier film. »

Un chantage « farfelu »

Il y a « plusieurs volets » dans cette affaire, recadre le président. Le premier était « une affaire qui vous concernait directement, dans laquelle un maître chanteur aurait exercé sur vous un chantage », expose-t-il à l’adresse de Bernard Arnault. « Il aurait détenu des photos pour tenter de démontrer que vous aviez une relation extraconjugale... Vous avez été avisé de l’existence de ce chantage ? M. Pierre Godé [l’ancien numéro deux du groupe, mort depuis – ndlr] a donné différentes instructions, et il a fait appel au directeur du renseignement intérieur... » Bernard Arnault répond qu’il n’en avait « pas connaissance » et que, lui-même étant souvent à l’étranger, son numéro deux avait toute latitude pour prendre « un certain nombre de décisions ».

« Dans ce chantage, soi-disant personnel, on n’a retrouvé ni le maître chanteur, ni les photos, c’est pourquoi j’ai dit au commissaire [durant l’enquête – ndlr] : tout ceci est farfelu », commente-t-il encore, à la question du juge assesseur. À la demande de Bernard Squarcini, alors à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), l’opération a pourtant mobilisé en secret, en 2008, les policiers et les moyens de la Section nationale de la recherche opérationnelle (SNRO). L’un d’entre eux, Franck Alioui, aujourd’hui partie civile, a par la suite été placé sur écoute administrative pour s’être plaint de cette mission privée.

« Pierre Godé aurait pu évoquer avec vous le dépôt d’une plainte... C’est normal qu’il ne l’ait pas fait ? », questionne le président. « Ce n’est pas à moi d’en juger », répond Bernard Arnault.

Le PDG ne veut pas accabler non plus son ancien bras droit s’agissant de l’espionnage de Fakir et de l’infiltration de deux taupes au sein du journal. Il n’en a « pas eu connaissance » non plus.

« Malheureusement, il n’est plus là, commente-t-il. M. Godé avait une responsabilité égale à la mienne dans le groupe. »

Se protéger des « pitreries » de Ruffin

Selon des écoutes judiciaires, l’infiltration a été explicitement demandée par le numéro deux de LVMH, alors que se préparait l’assemblée générale du groupe en 2013. Et explicitement mise en œuvre par Bernard Squarcini – qui venait de quitter la DCRI – de concert avec deux cabinets, dont les dirigeants sont poursuivis avec lui. L’opération a aussi été évoquée avec la cheffe de cabinet de Bernard Arnault par téléphone. Le PDG avait croisé François Ruffin lors de sa venue au siège de LVMH, quelques semaines plus tôt.

« Je suis tombé dessus par hasard, rapporte Bernard Arnault. Ils ont des tee-shirts, des mugs “I love Bernard”. Je me suis dit : “Qui est cet illuminé ? Qu’est-ce qu’il veut ?”

— Vous n’avez pas pensé que c’était un fan ?

— Ça m’arrive rarement d’avoir des fans.

— Vous n’avez pas pensé au culte de la personnalité ?

— Je n’en suis pas là... »

Devant le tribunal, les barbouzes mis en cause ont justifié leur mission par le danger représenté par les « actions subversives » de l’équipe de Fakir, et par leur possible « recours à la violence » à l’occasion de l’assemblée générale de LVMH.

« Je n’ai jamais pensé que c’était une menace violente, corrige Bernard Arnault. On a essayé de prévenir l’intrusion. On n’avait pas envie d’avoir une bande de clowns qui viennent faire des pitreries quand on présente les résultats du groupe. Il est très inventif, M. Ruffin. C’est un homme de théâtre...

— Il a beaucoup de qualités à vous entendre.

— Il a un aspect très sympathique et un autre qui me paraît moins drôle.

— Vous étiez stressé, comme l’a dit votre assistante ?

— Je suis rarement stressé. Je ne pensais pas que M. Ruffin allait venir avec une mitraillette pour tirer sur tout le monde.

— Ça ne vous perturbait pas ?

— Ça me perturbait un peu... qu’il vienne mettre le bazar...

— Vous n’avez pas donné la consigne d’infiltrer ?

— Ça ne sert à rien. »

Pour Bernard Arnault, « ce qui a été fait a été fait ». « Il y a une chose, c’est que l’assemblée générale s’est bien tenue », juge-t-il, sans manifester, donc, une once de regret pour les méthodes employées.

La liberté de la presse

Mais l’infiltration s’est poursuivie et a duré trois ans. Et elle a aussi eu pour objectif de se procurer illégalement une copie du film Merci patron !, qui était l’un des projets de François Ruffin. Un objectif que les barbouzes se lamentent encore de n’avoir pas atteint.

« Je n’ai jamais demandé à voir le film avant, se défend le patron de LVMH. Je l’ai vu après. Je le trouve d’ailleurs assez drôle. Je trouve d’ailleurs que M. Ruffin a des qualités de mise en scène. Il est bien meilleur sur le plan cinématographique que sur le plan politique. » « Ce qui est un peu plus critiquable, c’est qu’il avait des caméras cachées, glisse-t-il, acide. C’était très drôle, je ne me rappelle plus du détail, je ne l’ai pas vu deux fois non plus. »

Mis à part le film, Bernard Arnault n’a donc rien vu ni rien entendu. Il se déclare « partisan de la liberté de la presse ». Il est même disposé à « boire un café » avec François Ruffin, pour lui « parler un peu d’économie ».

Le président lui rappelle que dans les officines chargées de la surveillance de Fakir, des photos de François Ruffin, dont une avec son fils, ont été retrouvées. « Je le regrette, dit-il. Ce n’est pas bien. Qu’est-ce qu’on peut faire d’une photo de M. Ruffin avec son enfant ? Ce n’est pas bien et c’est bête. »

S’agissant de la liberté de la presse, la défense de François Ruffin lui a rappelé les pressions qu’il a aussi exercées sur les journalistes de l’émission « Complément d’enquête » de France 2 lors d’un sujet consacré au groupe en 2014. L’un de ses journalistes, Tristan Waleckx, les a détaillées lors d’une audience précédente. Bernard Arnault avait alors averti le journaliste que le groupe avait en sa possession de prétendus éléments contre lui avant d’interrompre l’interview. Le directeur général de LVMH, Nicolas Bazire, avait de son côté exigé la censure de plusieurs séquences du film.

« Je n’ai aucun souvenir de ça, a réagi Bernard Arnault. Je pense que c’est totalement faux. »

Puis, se tournant vers le tribunal : « Est-ce que je suis ici pour entendre les erreurs, les bêtises, les élucubrations ?

— Vous avez la possibilité de ne pas répondre, a convenu le président.

— Je préfère ne pas répondre à ces élucubrations. »

Karl Laske


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