La Coordination rurale est un mouvement radical, anti-mondialiste, non homogène

lundi 2 décembre 2024.
 

Faut-il voir dans la reprise de la colère dans le monde agricole une répétition de ce qui s’est passé début 2024 ? Pas tout à fait, répond le sociologue François Purseigle

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Manifestations de la FNSEA-JA dans plus de 80 départements en début de semaine ; actions de la Coordination rurale (CR) dans les ports de Rouen et de Bordeaux, en Provence et en différents points du Sud-Ouest ; rassemblements de la Confédération paysanne en Nouvelle-Aquitaine et en Alsace… L’opposition à l’accord de libre-échange UE-Mercosur a remis les syndicats agricoles en mouvement depuis quelques jours.

Mais le contexte diffère de celui du début d’année, quand la colère a éclaté de manière spontanée, explique à Mediapart le sociologue François Purseigle, auteur de plusieurs ouvrages sur le monde agricole et professeur à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse.

Mediapart : Ce mouvement de colère agricole qui a redémarré est-il le même qu’en janvier ? Ou y a-t-il des différences ?

François Purseigle : Il y a d’abord une grande différence, qui est le contexte social et économique du pays. L’hiver dernier, et au printemps, la France ne connaissait pas un mouvement social sur le point de se généraliser. Là, la colère agricole s’exprime à un moment où d’autres corporations entrent dans le mouvement social : Michelin, la SNCF… et où des gens sont concernés par des plans sociaux. L’attention médiatique et politique qui sera portée au mouvement agricole, et l’opinion publique, risque donc de ne pas être la même, et les agriculteurs pourraient passer cette fois-ci pour les chouchous de la République.

Ce qui a fait la force de « l’acte un », c’était que les agriculteurs ont pu constater qu’on était loin de l’« agribashing », et que les Français étaient plutôt des soutiens à la contestation. En début d’année, on était dans le registre de l’émotion ; le mouvement, parti d’Occitanie, était très spontané, incarné par des figures comme Jérôme Bayle sur le barrage de l’A64 [à la limite entre l’Ariège et la Haute-Garonne – ndlr]. On ne l’avait pas vu venir et il y a eu un effet surprise, pour les politiques comme pour les opinions. Dans un moment un peu particulier : on était juste avant le Salon de l’agriculture.

Aujourd’hui, le contexte est différent. C’est un piège et le piège est en train de se refermer. Οn le voit depuis lundi : la revendication principale, c’est le Mercosur. Un traité qui donne à voir l’incohérence des politiques agricoles. C’est la goutte qui a fait déborder le vase… et qui fait oublier toutes les autres revendications. C’est un dossier très technique.

Et géopolitique aussi…

Et géopolitique. Donc ce n’est pas un sujet évident pour les opinions publiques. Il y aura finalement un vote à l’Assemblée [Michel Barnier a annoncé mercredi que l’accord UE-Mercosur serait soumis au vote des parlementaires le 10 décembre – ndlr], alors qu’on sait très bien que la décision sera prise in fine à Bruxelles.

Le risque pour les agriculteurs qui sont dans la rue, c’est de s’entendre dire : « On a voté contre, on est tous contre… mais on ne peut rien changer. Fermez le ban. »

On aura voté contre de manière symbolique. Et les vrais problèmes n’auront pas été réglés. Mais un tel vote peut mettre un terme à la mobilisation. Deux acteurs y ont un intérêt.

Lesquels ?

Les politiques, parce qu’il leur faudra apporter des réponses à tous les autres qui sont dans la rue.

Et les organisations syndicales, notamment la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, syndicat majoritaire, à la tête de 97 chambres d’agriculture – ndlr], car elles n’ont pas intérêt à ce que les manifestations durent jusqu’aux élections des chambres d’agriculture, qui se tiennent en janvier. Ceux qui sont en place à la tête des chambres ont tout à perdre à ce que les manifestations viennent perturber ces élections. Cela pourrait faire le jeu de la Coordination rurale.

Il faut dire que ces élections sont habituellement précédées de débats locaux, de réunions publiques. On ne votera pas uniquement en fonction de ce que les syndicats ont fait dans ce mouvement de colère nationale. On vote en fonction des candidats locaux, de ce qui a été fait par l’équipe en place à la chambre d’agriculture de son département, du travail qui a été fait par les techniciens… On vote parce qu’on est attaché à une offre de services. Cela n’empêche pas d’être critique vis-à-vis de certaines organisations syndicales.

Si les manifestations se poursuivent jusqu’en janvier, la gauche paysanne, elle aussi, a à y perdre.

Pourquoi ? La Confédération paysanne étant le syndicat historiquement opposé aux accords de libre-échange, n’est-elle pas actuellement dans un moment fort de son combat ?

Ce que j’ai observé à travers l’étude réalisée avec Pierre-Henri Bono [publiée dans la revue Esprit du mois de novembre et sur le site du Cevipof – ndlr], c’est que les agriculteurs proches de la Confédération paysanne sont à distance des autres, sur le plan idéologique et sur le plan socio-économique. Le nuage de points, qui représente les valeurs des adhérents de la « Conf’ », est le plus éloigné de tous les autres. Il y a plus de proximité entre les adhérents de la « Fédé », ceux de la CR, et les abstentionnistes qu’avec les gens de la Confédération paysanne.

On ne voit pas la pluralité des colères qu’on entendait en début d’année. Aucun leader ne s’est affirmé.

Culturellement, ce ne sont pas les mêmes milieux. C’est-à-dire que la gauche paysanne est constituée d’agriculteurs bien formés le plus souvent, et peu dotés économiquement. Ce sont souvent des agriculteurs à la sobriété heureuse, qui ont des niveaux de revenus plus faibles par choix. On note aussi plus de femmes dans ce groupe que dans le reste de la population agricole, et plus de jeunes passés par les écoles d’agronomie comme celle où j’enseigne.

C’est un syndicat qui tient également un discours beaucoup moins corporatiste que les autres. Et c’est là où sont ses limites. Les terrains de lutte de la Conf’, on l’a vu à Sainte-Soline, ce sont des espaces politiques dans lesquels on va retrouver d’autres pans de la société, pas seulement des agriculteurs. Certains agriculteurs, même s’ils ont une sensibilité à gauche, ne se retrouvent peut-être pas dans ce type de mobilisation.

Dans les manifestations, les agriculteurs et agricultrices nous disent que les problèmes n’ont pas été réglés… Faites-vous le même constat ?

Des mesures de simplification administrative ont été enclenchées, des arrêtés préfectoraux ont été pris. Peut-être que cela ne va pas assez vite pour eux mais la réalité, c’est qu’ils attendent des choses qui dépassent le cadre de la loi d’orientation agricole en cours d’élaboration.

La Coordination rurale rassemble surtout des gens qui se sentent floués par la mondialisation.

Dans le fond, certains sont tout de même assez contents. C’est ce que me disait ces jours-ci un agriculteur des « ultras de l’A64 », un mouvement autonome qui a émergé en Haute-Garonne : « Finalement, on a gagné pas mal de choses. Et ce qui est sûr, c’est qu’on a gagné une mise à l’agenda de la question agricole. »

Les types d’attentes sont de toute façon très différents d’un groupe à l’autre. Comment voulez-vous répondre à tout ? Les questions soulevées relèvent tout autant d’une politique territoriale, industrielle qu’agricole…

On a l’impression en ce moment d’assister à une surenchère syndicale, une course afin d’obtenir un maximum de choses avant que le vent tourne…

C’est cela en effet, pour chacune des clientèles.

Mais la mobilisation n’est pas du tout la même, en nombre, qu’en début d’année. On n’entend pas pour l’instant les autonomes, et les manifestations organisées par la FNSEA-JA en début de semaine ont finalement rassemblé peu de personnes. On ne voit pas la pluralité des colères qu’on entendait en début d’année. Aucun leader ne s’est affirmé.

La Coordination rurale semble dans une dynamique qui pourrait lui être bénéfique aux élections prochaines. L’hégémonie de la FNSEA-JA est-elle menacée ?

Au niveau local, il y a des endroits, comme la Haute-Garonne, où c’est compliqué pour le syndicat majoritaire, car des listes dissidentes se profilent.

Ailleurs, c’est la CR qui fait beaucoup de bruit. Elle a fait de la protestation sa méthode : le blocus, le slogan choc, donc elle est à l’aise avec la séquence du moment. Mais la moyenne nationale que ce syndicat recueillera aux élections ne dit pas forcément tout de la capacité à conquérir davantage que les trois chambres qu’il préside actuellement. Par contre, il peut s’affirmer davantage, et c’est ce que l’on observe actuellement.

La CR est cependant traversée par des luttes importantes, ce n’est pas un mouvement homogène. Il y a des radicaux, mais il y a d’autres tendances. La Coordination rurale du Lot-et-Garonne, ce n’est pas la Coordination rurale des départements de l’ouest de la France. Il y a des lignes de clivage.

Sur le rapport à l’écologie, par exemple ?

Surtout sur les méthodes de lutte et sur le rapport à l’extrême droite. Mais il y a également des clivages autour d’un axe libéralisme versus souverainisme.

En réalité, la CR rassemble surtout des gens qui se sentent floués par la mondialisation. Elle a dans ses rangs deux types d’agriculteurs. Les uns, plutôt bien dotés économiquement, ont des profils socio-économiques plutôt proches de ceux de la FNSEA. Les autres ont de petites exploitations, des revenus faibles et se voient comme des victimes. Ce ne sont pas des gens qui ont fait le choix de la sobriété heureuse. Il y a au sein de la CR les très grands comme les très petits agriculteurs.

C’est un syndicat qui parle surtout à ceux qui contestent le système de cogestion avec la FNSEA, et qui a envie de gagner. Il faut noter enfin que la CR fait de la disparition des agriculteurs, du suicide, sa thématique principale. Dans ses dernières communications sur les réseaux sociaux, elle parle d’« agricide ». On fait de la mort du pays un argument syndical.

Amélie Poinssot


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